Aïn-Témouchent à travers l'histoire
par Antoine Carillo

extraits du numéro134, juin 2011, , de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site : octobre 2015

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Aïn-Témouchent à travers l'histoire
par Antoine Carillo

Antoine Carillo avait publié en 1954 une excellente étude sur Aïn-Témouchent (Aïn-Témouchent à travers l'histoire). Nous en extrayons le chapitre qui suit.

La création d'Aïn-Témouchent

En 1843, des éléments français du 81e de Ligne s'établissent à AïnTémouchent et commencent la construction d'un poste militaire sur l'emplacement qui domine la vallée de l'oued Senane, c'est-à-dire au sud-ouest de la ville actuelle.

Comme les Romains construisirent le Praesidium Sufative, et les Arabes le Ksar Ibn Senane, les Français eurent leur poste militaire qui garda le nom d'Aïn-Témouchent.

Le capitaine français Safrané, qui commandait la garnison, fit aussi construire une ceinture de défense et commença, dès 1844, l'organisation de sa petite agglomération. Non loin du poste et de la cité naissante, demeuraient les Béni-Ameur qui d'ailleurs s'approchaient du camp et vendaient les produits de leur élevage et de leurs maigres cultures. Les premiers commerçants européens, qui suivaient la troupe, et qui étaient à Oran dès 1832, s'installèrent au poste militaire aux côtés des soldats.

A proximité du camp, dans la vallée de l'oued Senane, travaillaient les indigènes qui se consacraient à des travaux de jardinage. Quelques familles israélites de type oriental s'adonnaient essentiellement au commerce.

Le paysage qui entourait les premiers Français ne formait qu'un triste décor de lentisques et de pierrailles et, à l'exception d'un peu de verdure dans la vallée, on ne pouvait voir aussi qu'une étendue de terre, domaine de palmiers nains brûlés, en été, par le soleil.

Le capitaine Safrané s'attacha, après avoir reçu quelques éléments du Génie, à faire du poste l'embryon d'une grande cité et établit un plan d'extension, qu'il soumit à l'autorité supérieure, cependant que l'agglomération de la " Source des chacals " s'animait déjà et posait les inévitables problèmes inhérents à la vie communale. Mais l'émir Abd el-Kader, un moment éloigné des lieux, n'avait pas encore abandonné la partie et l'état d'alerte fut bientôt donné dans le camp.

En 1845, Abd el-Kader n'était plus qu'un chef de partisans qui agissaient par coups de mains. Mais, de part et d'autre, les hostilités avaient une âpreté, une férocité même, qu'elles n'avaient pas encore eues jusqu'alors.

La Déira d'Abd el-Kader, résidu de la smala, constituait à la fois la capitale mobile de l'émir, sa réserve de troupes, son centre d'approvisionnement. C'est autour de la Déira que venaient se grouper les mécontents, les émigrés, les déserteurs, tous les ennemis de la France; c'est de là que partaient les détachements destinés à dévaster le territoire, c'est là qu'ils venaient se refaire après leurs chevauchées.

Le 20 septembre 1845, l'émir tenta une incursion dans la vallée de la Tafna et la région d'Aïn-Témouchent. Les Béni-Ameur se soulevèrent encore et lui prêtèrent main forte. Le 23 septembre, Abd el-Kader, avec environ 6000 hommes, attaqua un détachement commandé par le colonel Montagnac et remporta une victoire due à la supériorité de ses effectifs. Le colonel Montagnac fut tué. Le 24 septembre, le capitaine Géreaux, retranché avec une compagnie au marabout de Sidi-Brahim subit trois attaques et tint bon jusqu'au 26. Le 27 septembre, Abd el-Kader cerna 200 soldats français à Sidi Moussa, près d'Aïn-Témouchent, et les fit prisonniers.

Le 28 septembre, il attaqua le poste d'Aïn-Témouchent et tenta l'assaut dès l'aube. Safrané ne disposait que d'une compagnie du 15e Léger, quelques
éléments du Génie et des civils plus enclins aux transactions commerciales qu'aux prouesses guerrières.

Il arma tout le monde et essaya d'arrêter la série des succès de l'émir sur la terre même des Béni-Ameur qui livraient leur dernière bataille contre la France et qui ont toujours fait preuve d'un courage que nous nous devons de souligner.

Les vagues d'assaut furent terribles et la petite garnison fut sur le point de capituler après une lutte désespérée. Safrané, dans une dernière action, fit dresser une charrue face à l'ennemi et concentrer le feu de ses hommes autour de l'instrument aratoire, bien pacifique, qui devint alors une formidable bombarde. Les Arabes se replièrent et envoyèrent un émissaire pour négocier la cessation du feu. Le capitaine le reçut dans son réduit et s'emporta violemment contre lui. Une anecdote raconte qu'au paroxysme de la colère, l'officier français retira brusquement de sa bouche son dentier, à la grande stupeur de l'émissaire qui fut convaincu de l'invincibilité d'un homme crachant ses dents, toutes ensemble, sans souffrir. Abd el-Kader se retira et ne reparut plus sur les terres d'Aïn-Témouchent.

Les Béni-Ameur firent leur soumission. Le captaine Safrané demeura, quelques années encore, à la " Source des Chacals " après avoir oeuvré pour la future ville d'Aïn-Témouchent avec une volonté et une passion que nous ne saurions jamais trop mettre en évidence. On peut dire que le tracé, le plan d'extension, les premières constructions et l'encouragement donné aux habitants de s'établir définitivement à Aïn-Témouchent sont dus à Safrané auquel la commune d'Aïn-Témouchent devrait être éternellement reconnaissante.

Le décret historique

Le général de division Pélissier commandant la province d'Oran convoqua, après la soumisssion arabe, une commission de colonisation qui avait pour but d'émettre un avis sur l'établissement du futur centre de population. La commission se réunit à la date fixée, c'est-à-dire le 23 janvier 1850, et MM. Prudon, chef du Génie de Sidi-Bel-Abbès, Wolf, chef du bureau arabe, Echaeker, chirurgien-major, Maurandry, capitaine commandant le service des Domaines, conclurent en l'utilité de la création d'un centre de 300 feux à la place du campement militaire.

Le rapport du 11 décembre 1850, du général Pélissier au Gouvernement général, fait état de travaux de la commission, mais l'avis personnel du général limite à 100 feux l'importance du futur centre de population. Après échange de quelques correspondances intéressant la future AïnTémouchent, le décret fut signé le 26 décembre 1851 et rédigé en ces termes :

Au nom du peuple français, le président de la République,
Vu les ordonnances des 21 juillet 1845, 5 juin 1847, lei septembre 1847, Sur le rapport du ministre de la Guerre décrète :
Article 1 - Il est créé au camp d'Aïn-Témouchent, dans la subdivision de Sidi-Bel-Abbès, province d'Oran, un centre de population pouvant recevoir 228 feux et qui prendra le nom d'Aïn-Témouchent.
Article 2 - Un territoire de 1159 hectares, 99 ares, 60 centiares est affecté à ce nouveau centre.
Article 3 - Le ministre de la Guerre est chargé de l'exécution du présent décret.
Fait à l'Elysée national le 26 décembre 1851.
Signé: Louis Napoléon Bonaparte.

La cité d'Aïn-Témouchent est née sur les ruines de l'antique Albulae.

Le peuplement d'Aïn-Témouchent depuis 1830

La position géographique d'Aïn-Témouchent, au centre d'une région naturelle bien individualisée et au carrefour de routes importantes, est certainement pour beaucoup dans le caractère particulier de la destinée de cette cité au cours des âges comme depuis 1830.

En effet, le poste militaire est vite devenu un chef-lieu administratif. Le marché fréquenté par les indigènes, tous les jeudis, attire les commerçants et négociants, les artisans se multiplient. C'est un bourg qui se constitue, centre administratif, commercial et artisanal d'une riche région agricole.

Le peuplement européen arrivé après 1830 dans la région, et fixé à AïnTémouchent, ne présentera donc pas des aspects semblables à ceux des " centres de colonisation ".

Dès le début, la destinée de la cité est fixée à mi-chemin entre la commune urbaine et la commune rurale.

Enfin, l'heureuse évolution, en cohabitation avec les populations musulmanes, d'éléments ethniques d'origines différentes, tout a contribué à créer une population témouchentoise en apparence hétérogène mais en réalité harmonieusement complète dans sa diversité. " Enrichissons-nous de nos mutuelles différences " a dit Paul Valéry. Cette sentence reste vraie à AïnTémouchent, à travers les années, malgré les mesquines petites luttes d'intérêt de familles ou autres, souvent camouflées, plus ou moins adroitement, (et de façon peu durable) en luttes politiques superficielles.

Il est à noter pourtant que les " accès " de la politique locale n'ont jamais réussi à prendre ampleur grave. Les tentatives d'utilisation des moyens racistes aux alentours de " l'affaire Dreyfus " et des agitations du type " Max Régis " n'ont jamais trouvé d'écho sérieux à Aïn-Témouchent, les essais de diffusion des grandes propagandes diverses n'ont intéressé que par les solutions proposées pour l'économique ou le social. Pour tout dire, c'est aux problèmes de la vie matérielle qu'on s'est surtout attaché. Les idéologies n'ont pas véritablement intéressé les populations, et même lorsque dans des périodes de crise, des luttes se sont ouvertes en apparence, elles camouflaient en général de sordides rivalités commerciales ou autres, dont les règlements de compte avaient besoin d'un prétexte plus avouable sinon d'une excuse légale (comme on l'a vu ailleurs au nom du terrorisme ou de l'antiterrorisme actuellement en Tunisie et au Maroc).

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C'est donc avant tout autour des activités économiques que s'est construite la population témouchentoise depuis 1830. Et c'est à l'initiative privée que l'on doit les premières installations d'Européens dans la région. En effet, surtout après l'expédition malheureuse de 1848 dans la région oranaise et l'épidémie de choléra de 1849, l'autorité militaire n'était guère encline à hâter l'organisation civile de la région. De plus, aucune doctrine n'était encore fixée, (et il n'y en a eu apparemment jamais, hélas, ni en Algérie ni sur aucun autre territoire de " colonisation française ").

Les erreurs ou les insuffisances d'organisation se répercutèrent en particulier sur le ravitaillement de la région. A plus forte raison, on mit assez longtemps à procéder à une répartition des terres par concession. La première demande connue est celle de M. Pautrier, formulée le 23 février 1849, enregistrée le 24 février sous le numéro 113 et instruite par l'officier d'administration militaire Enjalbert. Elle ne fut pas suivie d'effet, du moins à ce moment, ainsi qu'il ressort du rapport adressé à l'autorité supérieure par le lieutenant-colonel, commandant supérieur de Tlemcen, et dont voici les
termes :
" En réponse à votre lettre du 23 février 1849, j'ai l'honneur de vous informer que la commission consultative de Tlemcen a été saisie de la demande du sieur Pautrier, tendant à obtenir une concession de vingt-cinq hectares à Aïn-Témouchent, mais il ne peut être donné suite quant à présent. Cette partie de la Subdivision fait l'objet d'un grand travail qui est à l'étude pour l'établissement des premiers centres à créer dans ce pays et rien n'a encore été accordé. La demande du sieur Pautrier a été prise en considération, et, aussitôt qu'une détermination ultérieure aura été prise, j'aurai l'honneur de vous informer.
Veuillez agréer, mon Général, l'hommage de mon respect.
Le lieutenant-colonel, commandant Tlemcen ".

Ainsi, en 1849, aucune concession n'avait été accordée, et pourtant des hommes se livraient déjà à la culture. Immigrants, anciens soldats ou soldats, sans autorisation officielle, sans aucune garantie, ils avaient vite estimé la richesse pratiquement inexploitée d'un sol souvent ingrat. Ni la fièvre, ni l'insécurité, ni surtout l'ampleur des tâches à accomplir ne découragèrent ceux qui fixèrent leur destin à Aïn-Témouchent avant 1851. Installés au milieu des populations indigènes (diminuées physiquement par la fièvre, les querelles intestines, et la sous-alimentation) ces hommes, animés sans doute par l'esprit d'aventure, mais armés de combien de courage et de volonté de travail, ces véritables " pionniers ", cherchaient leur place au soleil et prirent pied dans la région. Le commerce et le négoce devaient compléter heureusement des activités nécessaires autour des agriculteurs et artisans. Certains étaient riches des solides vertus paysannes et de la traditionnelle expérience du terroir français, d'autres apportaient des modes de culture plus adaptés déjà et une endurance physique appropriée acquise dans les huertas de Murcie, d'Alicante ou de Valence. Tous s'imposèrent assez vite et prirent rapidement figure de guides ou de chefs au milieu des populations musulmanes où ils cultivaient leurs jardins en toute quiétude. D'autres enfin, Israélites venus pour la plupart à longue échéance, d'Espagne par Tétouan, Oujda et Tlemcen, vinrent consolider et compléter l'armature du peuplement témouchentois.


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Les premiers concessionnaires ne furent donc pas les premiers défricheurs. C'est à l'initiative purement privée que l'on doit les premières installations d'agriculteurs. Tout le reste s'engrena assez vite, surtout après la répartition des terres de concession. L'essor de la région fut magnifique pour atteindre les plus hauts sommets. Economiquement solidaires, toutes les classes sociales et tous les éléments ethniques de la population participèrent à une évolution spectaculaire avec d'inéluctables accidents, inconvénients de la libre entreprise.

On a coutume de dire en métropole: " Quand le bâtiment va, tout va ", dans la région d'Aïn-Témouchent, il faut dire " Quand le vin se vend, tout va ". Tellement la solidarité est étroite dans cette population unie par un ensemble d'activités dont évidemment les profits sont humainement, donc inégalement, répartis.

Oui, à l'apport des colons français, il ne faut jamais oublier, en Oranie et encore plus à Aïn-Témouchent, d'ajouter la contribution incomparable des immigrants espagnols, maraîchers, jardiniers, artisans, ouvriers et contremaîtres, ni l'appoint des commerçants et artisans israélites. Le brassage, pour n'avoir pas été réalisé dans l'ordre personnel et familial, s'est brillamment exécuté dans le domaine social et économique.
Bien avant les diplomates actuels, les Témouchentois ont démontré les avantages de la " cohabitation " ou de la " coexistence " dans le respect mutuel de chacun, surtout sur le plan religieux. Les trois communautés musulmane, chrétienne et israélite vivaient ensemble malgré les inévitables convulsions internes suscitées le plus souvent par des rivaliltés d'inspiration, souvent terre à terre, mais toujours dissimulées sous des prétextes commodes (politiques ou autres).