Débarquement à Alger, 8 novembre 1942
Robert-Houdin en Algérie
Geoges Pierre Hourant

LES DEUX HOMMES qui ont fait le plus pour la pacification de l'Algérie, écrivit le général Desvaux, sont Jules Gérard, le fameux tueur de lions et par-dessus tout Robert-Houdin ".

extraits du numéro 112 , décembre 2005, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 24-2-2011

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LES DEUX HOMMES qui ont fait le plus pour la pacification de l'Algérie, écrivit le général Desvaux, sont Jules Gérard, le fameux tueur de lions et par-dessus tout Robert-Houdin ".

Cette affirmation n'est peut-être pas aussi étonnante qu'il y paraît. On sait en effet que le capitaine Gérard, qui tua une trentaine de lions dans la région de Guelma entre 1844 et 1858, s'attira, par sa force et son courage, le respect et la vénération des Arabes; ce faisant, il avait conscience de " jouer à la mort ", non seulement pour lui, " mais pour l'Europe civilisée, pour la France (GÉRARD (Jules), La Chasse au lion, Robert Laffont, 1978, collection L'Algérie Heureuse, p. 215. " . Le célèbre illusionniste Robert-Houdin, quant à lui, vint en Algérie mission officielle en Algérie en 1856.

On lui demandait de réaliser des tours de magie devant les Arabes, pour surpasser les marabouts et leur enlever tout crédit. Lui aussi va employer des balles, même si les siennes sont truquées, lui aussi va s'attirer leur estime, même si c'est plus par son adresse que par sa force. Lui aussi agissait par patriotisme ( grain de sel: le patriotisme? ça existe encore?) , puisqu'il refusa l'importante somme d'argent que lui offrait le ministre de la Guerre. Mais quel rôle joua t-il vraiment dans la pacification de l'Algérie?

Un illusionniste déjà célèbre

Robert Houdin
Jean-Eugène Robert-Houdin

En 1854, Robert-Houdin reçoit une lettre du colonel de Neveu, chef du bureau politique à Alger, le priant de se rendre en Algérie pour donner des représentations devant les principaux chefs de tribu. On sait quel rôle important jouaient ces officiers des bureaux arabes, véritables " maîtres Jacques de la colonisation ", même s'ils allaient vite devenir impopulaires auprès des civils (l'affaire Doineau, ce capitaine accusé du meurtre d'un agha, éclatera justement en 1856). Beaucoup d'entre eux considéraient les marabouts et les confréries comme des ennemis de la présence française et de Neveu avait publié une synthèse sur ce sujet en 1845 sous le titre Les Khouan, ordre religieux chez les musulmans de l'Algérie. Il comptait donc sur Robert-Houdin pour mener auprès des Arabes une véritable " action psychologique " comme diront plus tard les officiers des SAS dont il se montre en quelque sorte le lointain précurseur à cet égard.

Mais Robert-Houdin commence par refuser. Il a 49 ans, il est célèbre, il a fait des tournées dans toute l'Europe, il est fatigué des voyages, et il goûte les douceurs du repos au " Prieuré ", la maison qu'il vient d'acheter près de Blois, en compagnie de sa seconde épouse (il est veuf de la première). Cette maison est surnommée " l'Abbaye de l'attrape ", car c'est une " maison intelligente ", où, grâce aux miracles de l'électricité, les portes s'ouvrent toutes seules devant les visiteurs, qui peuvent aussi admirer des automates dans le jardin, comme un faux jardinier maniant un râteau, un faux ermite lisant la Bible... Sa carrière est déjà derrière lui, et il peut en être fier.

Jean-Eugène Robert est né à Blois en 1805, où son père est horloger. Comme lui, il a le goût de la mécanique, et il s'est marié avec la fille d'un horloger, Cécile Houdin, dont il ajoutera le nom au sien avec un trait d'union. Mais il ne sera pas horloger à son tour. Il s'installe à Paris, se lie avec un fabricant de matériel magique, crée un cabinet d'automates, réalise des tours stupéfiants devant Louis-Philippe, ouvre enfin un théâtre au Palais-Royal, où il donne des " Soirées fantastiques ". On peut y voir des enfants suspendus dans le vide, des bouteilles inépuisables, de mystérieux coffres de cristal... Surtout, il a renouvelé l'illusionnisme. Avant lui, opéraient des escamoteurs en costume burlesque, entourés de bric-à-brac et de têtes de mort. Lui, il se présente en habit noir, la scène est un élégant salon, et d'aimables poèmes accompagnent l'annonce de ses tours. Sa notoriété est telle qu'il a fait des tournées en Belgique, en Allemagne, en Angleterre devant la reine Victoria. Et il n'est pas seulement un prestidigitateur, mais aussi un savant qui inventera l'iridoscope, l'interrupteur de courant, ou l'ampoule à filament... Alors on comprend qu'il désire se reposer, et qu'il ne soit guère tenté par un voyage en Algérie, d'autant qu'il craint les 36 heures de navigation de Marseille à Alger...

Un " grand marabout blanc " en Algérie


Pourtant, le colonel de Neveu le relance deux ans plus tard, et cette fois, Robert-Houdin accepte d'aller en Algérie. " À bout d'arguments sérieux, écrira-t-il ( Citation extraite, comme les suivantes, de Robert-Houdin, Confidences d'un prestidigitateur, Stock, 1995), et bien qu'il m'en coûtât de quitter ma retraite, je me décidai à partir, car j'étais fier, moi, simple artiste, de pouvoir rendre un service à mon pays ".

D'emblée il est persuadé que les marabouts et les agitateurs qui se disent inspirés par le Prophète ne sont que des illusionnistes de bas étage; selon lui, " ils parviennent à enflammer le fanatisme de leurs coreligionnaires à l'aide de tours de passe-passe aussi primitifs que les spectateurs devant lesquels ils sont présentés ". Des agitateurs, il y en a encore dans l'Algérie du Second Empire. Le Sud Saharien vient à peine d'être soumis et le colonel Pélissier s'est emparé de Laghouat en 1852. Mais la Kabylie a échappé jusque-là à la conquête et un nouveau chef religieux y prêche la guerre sainte.

Le maréchal Randon, gouverneur général depuis 1851, y est parti en expédition depuis quelques jours, quand Robert-Houdin débarque le 2 septembre 1856 à Alger, où il va rester jusqu'en novembre. Une ordonnance vient le chercher " dans une charmante barque " et le conduit place du Gouvernement, à l'hôtel d'Orient, où il est " logé comme un prince ", en compagnie de son épouse, invitée elle aussi. Randon a mis à sa disposition le théâtre d'Alger, place Bab-Azoun (futur square Bresson) et le maire, M. de Guiroye, lui facilite l'organisation des séances. En occupant l'imagination des Algérois, " il s'agit, lui dit le colonel de Neveu, de les empêcher de se livrer, sur les éventualités de la campagne en Kabylie, à d'absurdes suppositions, qui pourraient être très préjudiciables au gouvernement ". La salle est toujours pleine, mais on y voit peu d'Arabes, car " ces hommes de nature indolente et sensuelle mettent bien au-dessus d'un spectacle le bonheur de s'étendre sur une natte et d'y fumer en paix ".

Randon revient en vainqueur à Alger le 20 octobre. Se déroulent alors les habituelles fêtes d'automne en l'honneur des chefs de tribus du Tell et du Sud et les abords de la ville se remplissent d'hommes, de tentes et de chevaux. Le 28 octobre, Robert-Houdin dorme une représentation spéciale pour eux. Leur installation au théâtre est longue à opérer, car " ces hommes de la nature ne pouvaient pas comprendre qu'on s'emboîtât ainsi, côte à côte ". Outre les aghas, bachaghas, officiers, interprètes, il y a là le maréchal Randon, sa famille, son état-major, le préfet, le maire et, bien sûr, le colonel de Neveu, très affairé. Pour Robert Houdin, il ne s'agit pas seulement de distraire, mais de " frapper juste et fort sur des imaginations grossières, car je jouais le rôle de marabout français " dit-il. Alors d'un chapeau, il fait sortir des boulets de canon et d'une corne d'abondance une multitude d'objets qu'il distribue à l'assistance; un hercule, choisi parmi elle, mais frappé d'une secousse électrique, ne peut pas soulever un coffre pourtant léger, la balle tirée par le pistolet d'un second dévie de sa course, un troisième est littéralement escamoté sous un " gobelet d'étoffe ". D'abord pétrifiés, les Arabes terrorisés, s'enfuient en évoquant le diable (chitan). Mais, après le spectacle, les interprètes leur font comprendre qu'il s'agit de prestidigitation, non de sorcellerie, et des relations amicales s'établissent entre eux et " le grand marabout blanc ", décidément supérieur à leurs prétendus sorciers... Trois jours plus tard, au cours d'une réception chez le gouverneur, ils le remercient en lui offrant un poème calligraphié en deux langues: " À un marchand, on donne de l'or ; à un guerrier, on offre des armes; à toi, nous te présentons un témoignage d'admiration que tu pourras léguer à tes enfants ".

Mais Robert-Houdin veut connaître à son tour les marabouts et " autres jongleurs indigènes ". En novembre, il assiste, avec le colonel de Neveu, à une séance des Aïssaouas, ces fameux convulsionnaires déjà évoqués par Théophile Gautier qui les rencontra en 1845 près de Blida, et fit le récit de leurs étonnantes coutumes ( HOURANT (Georges-Pierre), Ils ont tant aimé l'Algérie, Mémoire de Notre Temps, 2003, p. 50 et 289 à 292.). On sait qu'ils commencent par danser sur place de plus en plus vite, puis se transpercent avec des poignards, marchent sur du fer rouge, ou bien encore avalent des scorpions vivants, clous et verre pilé, et tout cela sans difficulté.

Robert-Houdin, lui n'y voit que trucs et illusion, il dénombre huit tours, en donne une explication rationnelle, et affirme que des Européens, eux aussi, les ont déjà réalisés: " Il n'est pas nécessaire d'être inspiré d'Allah ou d'Aïssa pour jouer avec des métaux incandescents ".
Pour terminer son voyage, Robert- Houdin part, avec son épouse, " pour l'intérieur de l'Afrique ", muni de lettres du colonel de Neveu pour des chefs de bureaux arabes, ses subordonnés; après deux jours de diligence, il arrive à Médéa, qu'il visite sous la conduite du capitaine Ritter.

Puis ce dernier lui donne un guide et des chevaux pour aller jusque chez le Bachaga Boualam. Le guide, ancien élève du lycée Louis le Grand et bachelier ès sciences, mais caïd d'une toute petite tribu, s'éclipse en cours de route pour n'avoir pas à rendre visite à son important rival dont il est jaloux. Malgré ce désagrément, Robert-Houdin, sous un soleil brûlant, trouve sa route à travers les ravins d'un pays " inculte et désert " et arrive chez Boualam. Ce dernier reçoit somptueusement ses invités, les asperge de la tête aux pieds d'eau de rose (" nous empestions à force de sentir bon "), leur offre une soupe au piment qui leur met la bouche en feu tandis que leur hôte en avale sans sourciller d'énormes cuillerées; enfin la soupe est suivie d'un ragoût de mouton et d'un poulet rôti dépecés avec les doigts, le tout accompagnant " couscoussou et friandises ".
En échange, Robert-Houdin exécute quelques tours d'adresse; comme un marabout sceptique veut se battre contre lui avec un revolver, il réussit à en truquer les balles et sort ainsi victorieux d'un duel dangereux, qui inquiétait à juste titre son épouse.

Enfin, il se rend à Miliana, terme de son voyage où l'accueille le capitaine Bourceret et où il assiste à une spectaculaire fantasia.

Nouvelle diffa, avec moutons embrochés au bout de longues perches comme des bannières, et nouveaux tours de notre prestidigitateur, qui produisent comme prévu de gros effets sur les " imaginations superstitieuses " des Arabes : on s'enfuit à son approche, on le prend encore une fois pour le diable, " mais, dit-il, si j'avais pris le costume mahométan, ils se seraient au contraire prosternés devant moi comme un envoyé de Dieu ". Robert-Houdin revient à Alger, en évitant cette fois les chemins de traverse, " car, écrit-il, ces sortes de parties de plaisir, qui ne sont en réalité que des parties de fatigue, peuvent être agréables tout au plus une fois et ne servent qu'à raviver la jouissance du bien-être que nous avons quitté ".

D'ailleurs, son retour sera bien mouvementé: une tempête surprend son bateau, qui est ballotté par les vents pendant neuf jours avant d'être jeté sur la côte espagnole à Rosas, d'où il regagne la France, en traversant les Pyrénées par de mauvais chemins semés de fondrières ! Rentré enfin au " Prieuré ", il y fera des séjours de plus en plus longs et il racontera ses souvenirs d'Algérie et les autres dans ses Confidences d'un prestidigitateur qui connaîtront un grand succès, et qui seront suivies de trois autres livres sur le jeu et la magie.

Hélas ! en 1870, son fils est tué à la guerre et, miné par le chagrin, il meurt à 66 ans en 1871, après avoir vu Blois occupé par les Prussiens.

Détourner les Arabes des miracles

Si son souvenir est toujours resté présent en France (une Maison de la Magie qui lui est consacrée a été ouverte à Blois en 1998), il n'en fut pas de même en Algérie.

Quelle y fut son influence? Sans doute, son explication des prodiges opérés par les marabouts ou par les Aïssaouas est-elle réductrice; en bon voltairien qu'il est comme la plupart des officiers des bureaux arabes qu'il fréquenta, il n'y voit qu'imposture et truquage là où il faudrait sans doute prendre en compte une dimension proprement religieuse, voire mystique.

Baudelaire ne s'y est pas trompé, qui écrivit dans Fusées à propos de cette épopée algérienne : " Il appartenait à une société d'incrédules d'envoyer Robert- Houdin chez les Arabes pour les détourner des miracles ". Et, de toute façon, son intervention fut trop isolée et trop courte pour laisser des traces profondes; ainsi, quelques années après, se déclenchait la grande insurrection kabyle.

Sur le moment pourtant, sa mission eut un éclatant succès. En témoigne le dialogue entre le maréchal Randon et un chef kabyle venu faire sa soumission à Alger, et qui avait assisté aux représentations du prestidigitateur. Au Maréchal qui lui demandait " Est-ce que tu as pris ces miracles au sérieux? ", le chef indigène, étonné, lui répondit : " Au lieu de faire tuer tes soldats pour soumettre les Kabyles, envoie ton marabout français chez les rebelles et avant quinze jours, il te les ramène tous ici ". Conviction erronée ou justifiée? Les spectateurs avaient-ils cru que le " grand sorcier blanc " possédait des pouvoirs surnaturels supérieurs? Ou bien certains furent-ils convaincus, grâce à lui, que la magie n'est qu'une illusion et qu'ils avaient été trompés jusque-là par leurs marabouts?

Quoi qu'il en soit, le séjour de Robert-Houdin n'en restera pas moins l'un des épisodes les plus surprenants de l'histoire de la France en Algérie.