HISTOIRE
Alger, le 8 novembre 1942
Yves Pleven

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extraits du numéro 103 , setembre 2003 de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 14-3-2010

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Alger, le 8 novembre 1942
Yves Pleven

Libéré depuis peu du service aux Chantiers de Jeunesse, Victor prépare à Alger un concours administratif. Son père et sa mère sont venus d'Oran en congé. La famille habite chez sa grand-mère et sa tante, rue Elie-de-Beaumont dans le centre. La veille, le samedi 7 novembre, les Anciens des Chantiers avaient rendez- vous rue de Constantine au Foyer CIE. Le bouche à oreille tenait lieu d'invitation à un déjeuner pour le lendemain dimanche, sous la présidence du général de La Porte du Theil, commissaire général des Chantiers de Jeunesse de France et d'Afrique du Nord. Vers 17 heures, ce samedi-là, on pouvait voir dans le local un tableau noir portant une inscription à la craie: la réunion était remise à plus tard. Un gradé des CJF, le dos rond, confirmait: " Repassez demain... ".

Dans la nuit, Victor est réveillé par le canon du Ramadan qui aboie du Fort l'Empereur. C'est la pièce d'artillerie qui signale d'un coup à blanc la fin du jeûne rituel de la journée. On dirait un vieux chien à la niche. " Ouhh, houhh, heuhh, heuhh ! " Tiens... Hier soir son père est rentré de son tour en ville, il a rencontré ses amis. On dit qu'un important convoi longe les côtes, se dirigeant vers Malte ou l'Égypte. Les journaux indiquent la progression des troupes anglaises de Montgomery en Libye. Elles repoussent vers l'ouest l'Afrikakorps de Rommel. Que fera ce dernier devant la frontière tunisienne?

Radio-Alger ne diffuse qu'une onde muette. En tâtonnant sur le poste de TSF, Victor entend soudain: " Ici Sottens émetteur national Suisse, nous avons une nouvelle d'une importance extraordinaire, les troupes anglo-américaines ont débarqué en Afrique du Nord, Alger, Oran, Casablanca... ". Il est six heures du matin nous sommes le 8 novembre 1942. C'est dimanche. Victor n'y croit pas, l'accent est douteux. Il n'est certainement pas français. Ce poste émetteur, il ne l'a jamais entendu. Il prend son vélo garé sur le balcon et grimpe rue Michelet. Au tournant de la Croix, près du Parc de Galland, il essaye de voir le port mais il y a de la brume. Il apprendra le lendemain que c'est un brouillard factice. Le canon s'est tu.

Jacques, sa sœur Annie, Jacky, Jean-Pierre, sont partis la veille pour une randonnée dans le Sahel et doivent être de retour dimanche soir. Il est resté en ville pour potasser sa législation algérienne ; répondant à l'appel des CJF, André et Marc s'apprêtent à rejoindre Djidjelli. Suzanne prépare un devoir de français: Verlaine.

Victor reprend la montée, il arrive au carrefour de la Colonne Voirol. Si ses amis reviennent, abrégeant leur sortie, ils passeront par là, mais on ne voit ni tramway ni autobus. Un commandant en uniforme des Troupes Coloniales, sa femme et ses deux fillettes vont à la messe à Sainte Elisabeth. On .ne voit toujours rien - la paix. On entend le pas régulier d'un cheval. Il monte la côte attelé à une charrette, les grelots de son collier rythment son effort dans le calme de ce matin. Le cocher porte la blouse noire des maraîchers, un turban noir et blanc maintient sa chéchia. Une seule femme est assise à même le plateau, son blanc haik est répandu autour d'elle avec baluchons de couleurs. Au carrefour, la charrette prend à gauche et descend vers Birmandreis.

Son père étant parti aux nouvelles - il connaît bien le personnel de Radio-Alger, Berthezène - Victor descend à pied la rue Michelet par le trottoir de droite en allant vers la Grande Poste. Il constate qu'il n'est pas le seul. A l'angle Hoche-Michel devant la pharmacie fermée, un homme aux vêtements militaires, sans insignes, s coiffure, semble monter la garde, résolu, pistolet en main. Il le reconnaît, c'est ancien sous-officier du 5e Chasseurs d'Afrique. On l'a vu souvent dans les défilés porter le fanion du peloton. Une petite troupe vêtue de kaki descend du haut de rue Michelet au pas de route assez rapide. Il entend divers commentaires, des prisonniers ? Le Service d'Ordre Légionnaire (S.O.L.) ?

À la hauteur du lycée de Jeunes Filles, il croise deux jeunes israélites, l'un porte fusil mitrailleur en bandoulière. Malgré leur arme, leurs vêtements d'allure militai leur petit sourire n'est pas triomphant. Ils ont les traits défaits. Sur le trottoir gauche en allant vers la Poste, le Centre d'information de la Révolution National une ancienne confiserie - expose un portrait en couleurs du maréchal Pétain. La vi ne est couverte de crachats.

On ne peut pas dire qu'il y ait foule. La façade de la Grande Poste donnant sur le boulevard Laferrière porte des traces de balles. Il est 10 h 30. En revenant sur ses Victor se rend chez ses amis. Jacques, Annie, Jacky sont revenus plus tôt que prévu de leur sortie dans le Sahel. Devant la rumeur guerrière, ils avaient plié bagage et z chant au canon, s'étaient hâtés de rentrer en ville. En chemin, Jacky a même renon sa mère - " On ne sait pas ce qui peut arriver, a-t-elle dit, je vais aux provisions au marché de l'Agha... ".

On entendait dire que les Américains avaient débarqué. Qu'un croiseur était dans le port de l'Agha, lequel communique avec le port des passagers, puis q s'était retiré devant le canon du Fort l'Empereur faisant prisonnier un agent de p ce. Radio-Alger diffusait sans arrêt des airs patriotiques, alternant avec une déclaration martiale du général Giraud: " Un seul but, la victoire ". On ne parlait d'Américains, mais on n'en voyait pas un seul...

Sorti de la planche Grande Guerre du Larousse un char d'assaut s'arrête rue Péguy, sous le balcon de Jacques P., à la hauteur de l'épicerie du Cercle Rouge. en panne. Son jumeau arrive, tente un remorquage mais sans succès. Tombé en p aussi? Les quelques badauds rient de bon cœur avec les servants. Victor est de en plus sceptique. Son père lui a rapporté la confusion qui règne à la Radio, Berthezène: " Le général Giraud, c'est un disque, précise-t-il. Il tournait tout seul. À moment même, j'aurais pu le voler ".
En somme, le général Giraud n'est qu'un disque. Pas un seul Américain n'est visible pas un Anglais, pas un bateau, et ce brouillard suspect... Victor pense au coup Mers el-Kébir... Et si c'était une ruse des Allemands? Cette radio de Sottens, émetteur national suisse, qu'avant ce matin il n'avait jamais entendue?...

Quelque temps auparavant, toujours averti par le bouche à oreille, Jacques l'avait venu: une réunion des anciens des CJF se tenait dans une salle à Bab-el-Oued.

Débarquement de l'armée américaine sur la côte algérienne. surprise, le commissaire régional CJF Van Hecke ( le C. R. Van Hecke a sous son autorité les cinq groupements CJF nord-africains totalisant 25000 à 30000 hommes qui ssnt maintenus en activité. Les anciens, au nombre de 18000 environ, seront rappelés le 14 novembre par voie de se. la chef Van Hecke aura ainsi la responsabilité de 48000 hommes et gradés.) y avait pris la parole. Jamais fonces Alphonse comme on l'appelait familièrement, jamais Alphonse n'avait été p virulent avec son accent flamand: " Bientôt, nous rendrons coup pour coup à celui nous a eus ! ". Ces paroles assorties d'un sonore coup de talon sur l'estrade, Victor a encore aux oreilles. Certes, dans les Chantiers en Afrique du Nord et à la différer de ceux de métropole, la reprise des hostilités était admise, elle était en filigrane da les harangues des chefs, dans les commandements, mais sans ambiguïté dans 1 chants de marche. En particulier au Groupement 103 (Blida, Mitidja) connu pour s exercices militaires. Aussi, entendre Alphonse parler si clairement, marquait un degré de plus dans l'expression publique d'une position déjà bien connue. Elle lui avait valu des remontrances, disait-on.

Est-il possible d'étudier? On essaye sans vraiment pouvoir fixer son attention. La nu est tombée. On entend des avions. Victor décide de monter sur la terrasse de l'in meuble. Justement sa grand-mère dispose de la clef de la buanderie cette semaine. Au; loin un tac-tac-tac. B. voit ses premières traçantes sur les hauteurs de la ville. Elle] semblent avoir pour cible le haut du boulevard Galliéni ou la Robertsau. Soudain venu des hauteurs du ciel, un sifflement qui s'intensifie comme une menace, suivi; d'une très forte explosion. Puis un second sifflement et une explosion toute proche!... Des Américains? Des Anglais? Des Italiens? Des Allemands? Mlle H. rejoint Victor sur la terrasse:
- " Nous sommes bombardés... ".
- " Oui. On dit que les Américains ont débarqué. Ils ont dû toucher les stocks d'essence sur le port... ".
- " Alors nous sommes Américains, maintenant. Seigneur! Moi qui était allée les applaudir
en 1917à leur arrivée en France! Nous sommes Américains ! ", répète, stupéfaite et attristée, mlle H.


Radio-Alger - mais est-ce bien Radio-Alger? - Radio-Alger continue à diffuser si arrêt des airs patriotiques et l'allocution du général Giraud. Mais toujours pas général ni de soldats américains. La famille qui ne sait quoi penser, passe à table. Le père s'attend à être rappelé à son poste au Service télégraphique d'Oran, son épouse est de plus en plus inquiète. Bien plus tard, Victor remarquera que c'est le dernier repas en commun que prend le cercle de famille. La nuit est calme.

La Dépêche algérienne du lundi n'est pas causante... On précise que l'amiral Darlan trouve toujours à Alger. Victor se souvient de l'avoir vu, il y a juste huit jours lors d'une revue devant l'ancienne Mairie. Laissant ses bouquins, il prend son vélo et aux nouvelles en ville. Toujours pas d'Américains. Alger est bien une ville méditéranéenne, où, quel que soit le site géographique, il y aura toujours un forum. forum de fait, c'est la rue Michelet devant les Facultés. L'on y croise cent visages familiers. Il est possible de s'interpeller pour avoir des nouvelles. On entend prononcer nom nouveau, les soldats américains seraient commandés par un certain général" Hazenauer ". Le scepticisme subsiste. Le président des États-Unis aurait fait déclaration. Pas de navire, mais toujours ce brouillard, il y a sûrement quelque ch à cacher dans la baie. Hôtel d'Angleterre, rampe Bugeaud. C'est là que logent les officiers de la Commission d'armistice italienne. Victor arrive à temps pour un spectacle unique. Sur la terrasse de l'hôtel, un officier allemand en uniforme clair, raide coi au garde-à-vous, jumelles à contemple le spectacle incroyable que révèle brouillard qui se dissipe peu à peu: d'innombrables bateaux dans la baie. L'officier - n'aura pas le temps de les compter... Un taxi s'arrête devant l'entrée de l'hôtel( Quatre militaires de l'Axe s'y engouffrent sous les huées d'une douzaine de manifestants. Vae victis ! Ouais !

Vers midi peut-être, on voit du haut du boulevard un groupe de militaires étrangers rassemblés devant la Gare maritime, une quinzaine de mètres en contrebas. Ils une trentaine, l'un d'eux déploie un grand drapeau américain. Ils portent des formes clairs, et semblent faire partie d'une troupe de présentation. Ils restent place, attendant les ordres. Pour Victor, le soldat américain porte un grand chapeau de boy-scout, ceux-là ont un casque qui rappelle celui bien connu de l'armée mande, serait-il couvert de tissu? Les photos de l'Illustration, les actualités du cinéma du Plateau, ont popularisé le casque des Yankees, c'est celui des soldats anglais. Il r pelle furieusement le plat à barbe de Don Quichotte. Et puis, ceux de 1917 portai une culotte de cheval et des jambières lacées. Par la suite, en s'approchant, on pourra constater que chacun porte sur l'épaule gauche un petit drapeau américain tissu, fixé aux quatre coins par des bouts de papier collant. Peu convaincant... saura quelque temps après, que des militaires anglais ont débarqué portant l' uniforme américain, pour des raisons politiques - " remember Mers el-Kébir ".
- " Et alors qu'est-ce qu'ils veulent nous faire croire avec cette bricole? Pour faire américain ça suffit pas... ".
Victor approche un soldat sous les arcades de la Préfecture. Il monte la garde, et venant, son fusil à l'épaule, une respectable baïonnette sur la cuisse. Sur son dos, s'ajuste une pelle démontable. Autour du cou, il porte une pointe d'un vert éclatant, d'une couleur électrique jamais vue... Le casque est loin d'être en tissu, son acier est recouvert d'un filet... Blizzard est écrit sur le sac.
- " Blizzard is a cold wind ", fait Victor, (le blizzard est un vent froid).
- " Yeah! You bet'cha ! ", (Oui! Tu parles !), répond Blizzard qui, de ce fait cesse d' une énigme.

En dépit de son yeah plutôt germanique de sonorité, c'est bien un militaire américain. Sottens émetteur national suisse, disait vrai hier matin. Avouez, il convenait de vérifier.

Entretenant la conversation, Victor apprend que Blizzard est " joiner in the civilian life " (menuisier dans le civil), qu'il est natif de l'Ohio, et que " the scarf is to wave at the aviation " (son écharpe est prévue pour des signaux à l'aviation). Quant au petit drapeau maintenu par du papier collant " Oh, it's a fast minute job ", dit-il, (un bricolage de dernière minute). Du moins c'est ce que Victor comprend de cette langue anglaise à la prononciation si éloignée de celle enseignée au lycée... Un homme à l'accent des Trois Horloges leur emboîte le pas. Blizzard continue à faire son va-et-vient de factionnaire devant la grande porte de la Préfecture, avec à ses côtés Victor tenant son vélo par le guidon et Trois Horloges insistant pour avoir des bons de lait: " mes enfants en ont besoin ".
Victor fait sa première traduction verbale... Très calme, Blizzard répond qu'il convient de faire pareille demande plus tard.

La moitié de la population algéroise est sur les boulevards du front de mer qui surplombent les quais du port des passagers de plus de quinze mètres. On ne peut rêver amphithéâtre pouvant mieux convenir à ces scènes de débarquement d'autant plus imposantes qu'elles sont inattendues et révélées enfin après quarante-huit heures de curiosité impatiente. Que cachait ce bandeau de brume que l'on avait, devant les yeux? Le rideau est tiré sur une flotte de cargos et de navires de guerre à l'ancre dans la baie. Certains sont déjà à poste dans les docks. Ce spectacle va durer des jours. Les quais commencent à recevoir de grandes caisses en bois empilées comme un jeu de cubes, des camions, des ambulances. On verra bientôt deux chars d'assaut avec leurs équipages. De drôles de petites voitures sans capote, circulent avec une étonnante souplesse parmi les dépôts de matériels, prenant des virages abrupts pour éviter les rassemblements de soldats. Tout est neuf, les voitures, les chars, les caisses, et jusqu aux tenues de combat dont on distingue les plis; les guêtres luisent de leur apprêt Des camions non bâchés où prennent place des escouades de soldats comme sortis d'une boîte, commencent à monter par les rampes. Acclamés sur les boulevards, ils jettent des bonbons, du chewing-gum, des paquets de cigarettes, de petits étuis de cigares. De leur pouce joint en arrondi à l'index, ils font un signe qui laisse les populations algéroises interloquées, mal à l'aise. Mais quelqu'un comprend: " OK, tout va bien ". Et voilà les Algérois confrontés à une culture qu'ils devront assimiler, moins vite cependant que les yaouleds, lesquels déjà bilingues, deviendront des truchements officieux pour anglophones...

Un bonhomme adipeux, pas rasé de huit jours s'extasie à voix haute devant cet extraordinaire spectacle. Comme cinquante mille Algérois, il est accoudé à la rampe de fonte du boulevard de la République. " Ah ! Ils sont venus! Ils sont là! Les voilà! Fini les discours. Fini la Révolution Nationale! C'est la liberté! Et qu'est-ce qu'ils débequent " s'exclame-il avec emphase.
" C'est ça, dit son voisin, fini le marché noir ".

Ils se regardent de travers. Les noms d'oiseaux vont voler. Victor file sur son vélo.