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-Dossier: l'Armée d'Afrique
Boutin, agent secret de l'Empereur
Jacques Puigt

----------Boutin ! L'homme à qui sans possible contestation nous sommes redevables de l'Algérie française, est à peu près inconnu de ceux qui, grâce à lui, vécurent des jours merveilleux au sein de cette communauté de races et de religions.

Tous les textes de ce dossier sont extraits d'un numéro spécial de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information. - n°19-15 septembre 1982 avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"

Ces textes sont reproduits par OCR. Veuillez pardonner les quelques "coquilles" rencontrées. Vous pouvez me les signaler, merci.

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---------Boutin ! L'homme à qui sans possible contestation nous sommes redevables de l'Algérie française, est à peu près inconnu de ceux qui, grâce à lui, vécurent des jours merveilleux au sein de cette communauté de races et de religions.

---------Pourtant, Oranais vous avez connu, près de Sidi Bel Abbés, le village de Boutin ; Algérois vous avez pu, au cours de vos excursions, admirer sur le plateau de Dely Ibrahim la colonne Boutin et peut-être, si votre curiosité vous y incitait, monter au faîte de cette colonne pour y contempler le site merveilleux limité au sud par les monts du Djurdjura et de la Mouzaïa ; enfin, quel voyageur intéressé par l'histoire n'a-t-il pas, au moins une fois dans Alger, à l'ancien palais du dey et du " Coup d'éventail", tout en haut de la Casbah dans l'enceinte de la caserne d'Orléans, visité le musée Franchet-d'Esperey, où les reliques de ceux qui contribuèrent à la grandeur de la France sur cette terre africaine étaient pieusement conservées : ils auraient pu se recueillir devant le sabre, la Légion d'honneur et les nombreux documents concernant Boutin.
---------Mais qui était donc Boutin ? Le conservateur du musée, ancien chef d'escadron d'artillerie à la retraite, aurait été inépuisable si vous l'aviez questionné. Je vais m'efforcer, en me servant du livre de Léo Berjaud, édité en 1950 par Frédéric Chambriand à Paris, de vous faire revivre le destin romanesque de cet officier du génie qui a tracé, dès 1808, " le chemin maritime et terrestre qu'ont suivi la flotte et l'armée " de la France pour aboutir à la prise d'Alger, le 5 juillet 1830.
---------Ce n'est plus un conte de fées comme pour le général Yousouf, mais un véritable roman d'espionnage que je vous narrerai, dont les faits, contrairement aux James Bond ou autres S.A.S., sont parfaitement authentiques.

---------Vincent, Yves Boutin est né au Loraux-Bottereau, aux environs de Nantes, le 1er janvier 1772, dans une famille de six enfants dont le père, maréchal-ferrant, est un propriétaire aisé qui sera élu maire àe sa commune à la Révolution.
---------Le jeune Vincent fait ses études à l'école communale tenue par un nommé Prodhomme, futur lieutenant du général chouan Charette. Il est ensuite envoyé à l'Oratoire, principal collège de Nantes, où il a pour préfet des études un certain Joseph Fouché, futur ministre de la Police impériale et duc d'Otrante. Il se lie d'amitié avec un autre Foucher, futur beau-père de Victor Hugo.
---------À dix-neuf ans, le 22 juin 1791, il reçoit le diplôme de " maître ès-arts " et, en août 1793, il est brillamment reçu au concours d'entrée à l'Ecole du génie de Mézières. Boutin a donc choisi la carrière des armes. Il est elève sous-lieutenant le 7 octobre à son arrivée à l'école, transférée, le 9 mars 1794, à Metz, capitale de la Lorraine. Six mois plus tard, il est appelé aux armées et reçoit l'épaulette de lieutenant en second. L'armée de Sambre-et Meuse de Jourdan, après avoir occupé la rive gauche du Rhin, met le siège devant Maestricht où le jeune officier va exercer ses talents. Il est promu lieutenant le 8 octobre 1794 et blessé par balle au genou gauche dix jours plus tard, Capitaine à la suite du succès à un examen de capacité le 21 mars 1797, il est muté à Nantes où sa famille, durement éprouvée après que son père et son frère aîné aient été massacrés, le 5 mars 1794, par les adversaires de la Révolution, a besoin de sa présence. Sa mère est morte de chagrin, un frère marin est mort " aux Amériques " et un autre soldat a été tué aux frontières.
---------Boutin est totalement acquis aux idées révolutionnaires. Il rejoint à nouveau l'armée à Maestricht où il reçoit le commandement du génie divisionnaire chargé de " reconnaissances importantes et de l'établissement de ponts et communications ". Successivement aux ordres de Massena puis de Ney, il est détaché, le 9 novembre 1799, à l'état-major du génie de quartier général pour devenir, fin mars 1800, chef d'état-major du génie de l'aile droite du général Moreau. Partout il se fait remarquer par l'accomplissement d'importantes reconnaissances et l'établissement de nombreux ponts et itinéraires.
---------En Italie, après Marengo, il comprend que tout est changé sous le commandement du Premier consul Bonaparte et que les ordres sont à présent donnés sans équivoque comme sans réplique. A dater de ce moment, Boutin se consacre entièrement et avec dévotion à son nouveau chef. De la même façon, le général corse apprécie les services rendus par les troupes du génie sous les ordres de Boutin, nommé capitaine de 1- classe le 20 juin 1800.
---------De 1801 à 1802, à la suite de remarquable travail effectué en République cisalpine pour la défense et la fortification des places, il fait l'objet de deux propositions pour le grade de chef de bataillon.
---------Le soldat devient ensuite diplomate à Constantinople, où il est envoyé en mission auprès de l'ambassadeur de France, le général Savary qu'il rejoint le 20 février 1807. Il a voyagé trente-cinq jours à cheval pour rejoindre son poste par voie de terre, les routes de la Méditerranée étant contrôlées par les Anglais. Il avait entre-temps, en octobre 1806, été fait prisonnier des Russes à Raguse et libéré par échange de prisonniers russes.
---------La Turquie est soumise aux pressions conjointes de l'Angleterre et de la Russie qui désirent être les maîtres du Bosphore et bénéficier ainsi du libre passage des Dardanelles. C'est pour contrecarrer ces aspirations que le général Savary a été envoyé par Napoléon auprès de Selim III, le sultan, et que Boutin, dès son arrivée, organise avec célérité, efficacité et beaucoup de diplomatie, la défense du détroit, sauvant Constantinople du feu des navires anglais et l'Empire turc de l'occupation russe. En récompense, il reçoit l'ordre du Croissant et 40.000 francs or dont son escarcelle se réjouit.
---------Mais l'oeuvre de Boutin ne se limite pas à organiser les défenses au profit des Turcs. Il relève clandestinement tous les plans du détroit qui peuvent intéresser le général Marmont, et, pour répondre aux désidérata de M. de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères, il pénètre à fond l'âme musulmane en adoptant costume, langage et coutumes dans les rangs des troupes d'Ibrahim Pacha auprès duquel il est détaché comme conseiller militaire jusqu'à son retour en France en novembre 1807 - expérience dont il saura ultérieurement tirer profit.
---------Chef de bataillon le 28 décembre 1807, chevalier de la Légion d'honneur le 15 janvier 1808, après sa réussite comme diplomate, Boutin va commencer sa vie d'agent secret de l'Empereur.
---------Napoléon voulait " faire de la Méditerranée un lac français". Il était normal qu'il s'intéressât d'assez près à tout ce qui se passait sur les rivages de notre Mare Nostrum, et en particulier au sort des trois Régences d'Alger, Tunis et Tripoli. Impatienté par les agissements des " Barbaresques ", il fait exécuter, le 5 août 1802, par l'amiral Leyssègues, une manifestation de force devant Alger. Le dey Mustapha relâcha alors tous les bâtiments précédemment saisis et les prisonniers faits, mais le capitaine Berge, envoyé spécial du Premier consul, en profita pour se livrer à une rapide reconnaissance topographique des lieux. Pour contrecarrer les agissements de l'Angleterre en Méditerranée, l'Empereur charge, le 18 avril 1808, son ministre de la Marine et des Colonies l'amiral Decres pour effectuer matériellement sur le terrain cette étude.
---------M. Boutin, agent commercial proche parent de M. Dubois-Thinville, consul de France à Alger, s'embarque donc sur le " Requin ", commandant capitaine Berard, le 9 mai à Toulon, destination Alger, via Tunis, où il fait escale du 14 au 18 mai, sous menace d'un brick anglais. Il arrive à destination le 24 à 21 heures, pour traiter " des affaires " sous l'égide de son " parent-mentor " le consul. Promeneur, pêcheur, chasseur, épris de nature, Boutin parcourt plages et sentiers de Sidi-Ferruch à Cap Matifou... " rêveries d'un promeneur solitaire ", parfaitement orientées grâce aux renseignements fournis par le consul.

 

---------Notre " agent commercial " fait un travail remarquable mais ces nombreux déplacements sont l'objet de nombreuses suspicions et il doit s'embarquer, le 17 juillet 1808, sur le " Requin " à destination de la France après cinquante-deux jours passés en terre inhospitalière, ayant consacré toutes ses nuits à consigner ses observations.
---------Malheureusement, le voyage de retour n'est pas sans aléas et le " Requin " est attaqué par la frégate anglaise la " Volage " à hauteur de La Spezzia, le 26 juillet. Avant d'être fait prisonnier, Boutin jette à la mer tous ses documents et croquis. Il est débarqué à Malte le 16 août n'ayant conservé qu'un carnet de notes habilement dissimulé dans ses vêtements. Considéré comme simple passager civil il possède malgré tout une certaine liberté de mouvements et peut ainsi se réfugier chez des Ragusais amis de la France qui le font embarquer comme matelot sur un navire qui le dépose à Smyrne le 19 septembre, d'où il rejoint Constantinople pour rentrer à Paris comme courrier de l'ambassadeur de France le 29 octobre 1808.Utilisant alors les notes inscrites sur le petit carnet qu'il a su protéger des fouilles lors de sa capture, il établit un document complété de croquis et carte reconstitués de mémoire qui est " la première étude compétente des conditions d'une expédition militaire contre Alger ", terminé le ler février et complété le 10 mars 1809 par un mémoire politique concernant les rapports entre le Maroc et l'Angleterre.
---------Malheureusement, Napoléon doit faire face à la Cinquième coalition et les événements vont d'ailleurs se précipiter au point de faire oublier " l'affaire algérienne " : le dossier constitué par l'agent secret Boutin est classé aux archives. Sa teneur en sera analysée après avoir suivi l'auteur jusqu'au terme de ses aventures.
---------La France à nouveau en guerre, Boutin rejoint l'armée d'Allemagne. Il est affecté à l'état-major du général Bertrand qui commande le génie. Blessé le 5 juillet à Wagram par un biscaïen à la cuisse droite, il est, après guérison au début de 1810, chef de l'état-major du génie du 4e corps commandé par Massena, pour devenir directeur des fortifications d'Ostende le 24 juin. Mais, sur ordre de l'Empereur, il est rappelé à Paris le 15 juillet et nommé colonel le 2 août.
---------Napoléon, en définitive, n'oublions jamais qu'il est un insulaire, fut un " grand colonial " (aucune allusion péjorative, Dieu m'en garde ! j'ai conservé trop de respect aux grands colonisateurs) particulièrement attiré depuis sa campagne d'Egypte par l'Orient et les peuples de l'Islam --- n'a-t-il pas encore et toujours auprès de lui son fidèle Roustan, le mameluck ramené d'Egypte !
---------Le 30 juin, il avait donné l'ordre formel d'envoyer à nouveau Boutin en mission " spéciale ", cette fois-ci en Egypte et au Liban, avec retour par Tripoli et Smyrne afin d'étudier la situation politique et militaire principalement au Caire, à Alexandrie, à Damiette, à Saint-Jean-d'Acre, à Alep, à Damas, à Alexandrette sans éveiller les soupçons de quiconque. Il est simplement accrédité en qualité d'agent du commerce extérieur auprès des consuls de France au Levant.
---------M. Boutin arrive fin mai 1811 à Alexandrie, gagne ensuite le Caire et la haute Egypte sous couvert non seulement de commerce, mais aussi d'égyptologie et d'archéologie. En 1813, il est signalé sur les rivages de la Mer Rouge après un passage sur le mont Sinaï et dans la ville de Suez.
---------Deux ans de séjour en Egypte et nous retrouvons notre " égyptologue " à Saïda, en Syrie, le 28 mars 1814, où il retrouve lady Hester Stanhope dont il avait fait la connaissance lors de son séjour au Caire. Qui est cette lady ?
---------Paul-Henri Bordeaux la qualifie " la Circé du Désert " ; Pierre Benoît " la Chatelaine du Liban " ; ces deux livres lui sont entièrement consacrés. Ce que l'on sait plus précisément, c'est qu'elle est un agent au service de l'Angleterre, comme Boutin l'est au service de la France. Et c'est là où l'histoire se transforme en drame, sinon en tragédie.
---------Boutin et lady Stanhope ont toutes les raisons pour se haïr ou du moins pour se combattre. Est-ce la chute de l'Empire - n'oublions pas que les Aigles sont partout vaincues -, qui modifie les relations de ces deux personnages ? Toujours est-il que nos deux " agents " entretiennent des contacts très amicaux et même intimes, affirment certains historiens. (Dans le plus pur style James Bond et autres OSS 117 avant la lettre, sans doute ?) Mais cela n'empêche pas Boutin de poursuivre la mission qui lui a été confiée, même si l'Empereur est à l'île d'Elbe, ce qu'il ignore certainement.
---------À partir de là, seule l'imagination, comme l'ont fait les auteurs de la Circé et de La Châtelaine, peut nous permettre de retrouver la trace de celui qui reste " l'agent secret de l'Empereur ", véritable instigateur de la prise d'Alger quelque quinze ans plus tard. La correspondance de lady Stanhope éclaire quelque peu les événements qui se sont produits, mais peut-on faire confiance à un agent secret de la " Perfide Albion " ?
---------Officiellement, Boutin, dont le certificat de décès porte la date de 1815, a été assassiné par la tribu des Haschashins (authentique !), rudes montagnards vivant dans les monts Ansariès, entre l'Oronte et la mer de Tripoli à Antioche. L'enquête confirma que le colonel avait été dévalisé et massacré près du village d'El Batta.
---------Est-ce donc lady Stanhope qui a fait exécuter " son amant " ? Si elle en a été vraiment l'instigatrice, elle avait certainement lu les oeuvres de Machiavel car elle a entraîné par la suite le sultan Soliman de Saint-Jeand'Acre au massacre collectif de la tribu des Haschashins, en représailles pour venger le meurtre du colonel Boutin.

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Quinze ans plus tard donc, le général de Bourmont reçoit mission de préparer l'intervention d'un corps expéditionnaire français sur Alger.
---------Nous n'allons pas ici analyser le pourquoi et le comment de l'événement, ce n'en est pas le propos. Mais comment Boutin a-t-il pu être le " véritable instigateur " de cet événement ?
---------Le général de Bourmont sitôt investi de sa mission demande aux archives militaires de lui confier tous les documents traitant de ce problème, et il reçut, entre autres, le Mémoire de reconnaissance générale des villes, ports et batteries d'Alger et des environs pour servir au projet de descente et d'établissement définit dans ce pays par le chef de bataillon du génie Boutin.
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---------out autre document ne pouvait intéresser autant le futur commandant en chef du corps expéditionnaire. surtout qu'en sus des renseignements complets des lieux et de leurs défenses, l'auteur y avait ajouté toutes les réponses au problème de mise sur pied, d'organisation et d'action du corps à constituer, avec cartes à l'appui, reconstituées de mémoire ne l'oublions pas.
---------Et c'est ainsi que, le 30 juin 1830 - les dates favorables avaient été précisées par Boutin - les premières troupes françaises débarquèrent à Sidi-Ferruch - sur la plage ouest, avait dit Boutin - et occupèrent Alger le 5 juillet, après avoir suivi point par point les directives fournies par l'agent secret de Napoléon.
---------L'analyse qu'il avait lui-même établie de toutes les données des études faites sur place lui avait permis de tracer d'une main sûre les étapes de la marche victorieuse qui ont assuré " le triomphe de la civilisation " comme il était écrit sur les flancs de la colonne érigée en 1930, à l'occasion des fêtes du centenaire, à Dely Ibrahim en son honneur.

Jacques PUIGT.