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       Le 22 novembre 1832, il y avait autour de 
        Mascara, dans la plaine d'Eghris, une grande agitation. Les trois tribus 
        des Hachem, des Beni-Amer et des Gharaba s'étaient réunies 
        à Ersebia. Il s'agissait de proclamer la guerre sainte contre le 
        Roumi, en l'espèce le Français qui, depuis plus de deux 
        ans, insultait l'Islam par sa présence sur la terre du Moghreb. 
        Le vénérable Mahi-ed-Din, de la tribu des Hachem, fut acclamé. 
        C'était un vieux chérif d'une race très pure et d'une 
        grande sainteté. Descendant d'une famille arabe de Médine, 
        la ville sainte où est mort le Prophète, il avait gardé 
        les traditions de sa race : établie au Maroc, sa famille avait, 
        à la génération précédente, émigré 
        dans l'Oranais, et Mahi-ed-Din s'y était fait une grande réputation 
        de piété et de courage. En 1827, son jeune fils, Abd el-Kader, 
        atteignant ses dix-neuf ans, il l'avait emmené faire avec lui le 
        pèlerinage de La Mecque. Ce pèlerinage sacre un homme. 
         
        Dans l'Oranais, le père et déjà le fils en avaient 
        acquis un grand prestige. Mahi-ed-Din, en sa qualité d'Arabe, méprisait 
        et détestait les Turcs qui, jusqu'en 1830, avaient régné 
        sur Alger et Oran. Et, quand il avait appris la chute du dey turc d'Alger, 
        il n'avait pu se défendre de s'en réjouir. C'étaient 
        les Français qui, en juillet 1830, avaient jeté bas le dey 
        Hussein et son régime. Mais on pensait qu'il n'y avait là 
        qu'une exécution après laquelle ces Roumi regagneraient 
        leur pays de France. Au contraire, on avait vu ces infidèles non 
        seulement s'installer à Alger, mais tenter d'occuper les villes 
        du littoral, Bougie, Mers-el-Kébir, Mostaganem, Oran, et, se substituant 
        aux Turcs, prétendre soumettre, sinon à leur domination, 
        du moins à leur suzeraineté, les chefs de la Grande- Tente, 
        les tribus arabes. Dans le monde de l'Islam, c'est toujours grand scandale 
        quand des infidèles osent occuper une terre jadis conquise par 
        les fidèles du Prophète. Et, depuis 1830, une grande effervescence 
        régnait dans les tribus, particulièrement celles de l'Oranais, 
        qui s'appuyaient sur l'empire chérifien du Maroc. Par surcroît, 
        ces Français, maîtres de quelques villes, semblaient hésiter 
        à se montrer forts. Et, en fait, ils étaient comme désemparés 
        en face du monde mystérieux et redoutable qu'ils avaient abordé. 
        La prise d'Alger avait en effet été considérée 
        par certains, en France, comme une aventure qui devait rester sans lendemain. 
        Parce qu'elle avait été tentée et réussie 
        par le gouvernement de Charles X, l'opposition libérale s'était 
        montrée hostile à l'expédition et en avait rabaissé 
        la gloire. 
         
        Charles X renversé, le gouvernement de Juillet avait, un instant, 
        paru vouloir abandonner la conquête. On allait dire, à la 
        tribune du Palais-Bourbon, que cette occupation du littoral algérien 
        était, pour le nouveau régime, " un legs onéreux 
        de la Restauration ", et si, finalement, le gouvernement de Louis-Philippe 
        avait, malgré les sommations de quelques-uns de ses amis, refusé 
        d'évacuer la terre conquise, il avait décidé de s'en 
        tenir à une demi- conquête. On laisserait les pantalons rouges 
        dans quatre ou cinq villes, mais ce serait une " occupation restreinte 
        ". Quant aux tribus arabes, on essayerait de les amener, par des 
        procédés aimables et des appels cordiaux, à accepter 
        simplement le protectorat du roi des Français. Loin de montrer 
        sa force, la France la cacherait dans la peur de soulever le monde de 
        l'Islam. 
         
        C'est la plus mauvaise politique à pratiquer avec les populations 
        orientales. Lyautey trouvera, cent ans après, la formule que d'ailleurs 
        Bugeaud aura, avant lui, prônée et pratiquée : montrer 
        sa force afin d'être dispensé d'en user. Ménager l'indigène 
        et le bien traiter, rien de mieux... mais après qu'il se sera persuadé 
        qu'il est en face d'une puissance plus forte que toutes les autres. Et 
        il n'y a pas - soit dit en passant - que les musulmans avec qui cette 
        politique soit nécessaire. 
         
        Dans les deux ans qui avaient suivi la prise d'Alger, la France paraissait 
        empêtrée dans sa conquête. Les chefs militaires connaissaient 
        mal la guerre qu'ils avaient à faire et, tantôt allant de 
        l'avant, tantôt arrêtant la conquête, donnaient une 
        impression d'embarras, d'autant qu'à Paris on entendait n'envoyer 
        que le minimum de forces à ces généraux comme aventurés. 
        Les tribus percevaient très nettement ces hésitations; elles 
        encourageaient les résistances. En vain un ancien mameluk de Tunis, 
        enrôlé dans notre état-major, le brave Yousouf, avait-il, 
        le lendemain de la prise d'Alger, tracé au maréchal Bourmont 
        tout un programme en un mot. On pourrait un jour, se rallier par de bons 
        procédés les Arabes, mais, pour l'heure, il fallait se faire 
        craindre. " Bessif ! lui avait-il dit, agissez par le sabre 
        ! ". 
         
        Puisque ces Roumi étaient encore hésitants et semblaient 
        faibles, il fallait que les fils du Prophète en débarrassassent 
        la terre sacrée du Moghreb. Les tribus cherchaient un chef. Et 
        c'est ainsi que pour commencer, celles de l'Oranais s'étaient réunies 
        dans la plaine d'Eghris et puisqu'il s'agissait d'une guerre sainte, se 
        tournaient ce 22 novembre 1832, vers le marabout respecté qu'était 
        Mahi-ed-Din. Mais le marabout était vieux; l'année précédente, 
        ayant tenté avec ses seuls Hachem d'assiéger Oran, il avait 
        été repoussé; quand il s'agissait de soulever tout 
        le Moghreb, il se sentait trop avancé en âge. 
         
        Acclamé par les trois tribus, il se retira un instant sous sa tente, 
        où il avait laissé son jeune fils Abd el-Kader, et l'interrogea 
        : que ferait le jeune homme si Allah lui confiait le gouvernement de ses 
        fils? Le grave jeune homme eut un éclair dans les yeux. - " 
        Si j'étais sultan, mon père, répondit- il, 
        je gouvernerais les Arabes avec une main de fer et, si la loi m'ordonnait 
        de faire une saignée derrière le cou de mon propre frère, 
        je l'exécuterais des deux mains ! ". 
         
        Alors le vieillard prit son fils par la main, l'emmena hors de sa tente 
        et, aux hommes des tribus qui l'assiégeaient, il dit : 
        - " Voici le sultan qui vous est promis par les prophètes 
        ". 
         
        Ces milliers d'hommes, d'un seul cri, accueillirent comme chef le jeune 
        Abd el-Kader. Il avait alors vingt-quatre ans. 
         
        Il vénérera toujours - son père étant mort 
        peu après l'événement de 1832 - sa vieille mère, 
        et il n'avait qu'une seule femme Zeïneb, qui était sa cousine. 
         
        Mais c'était surtout un homme religieux. Il tiendra à garder 
        avant tout le caractère d'un iman, ce qui signifie le directeur 
        de la prière. 
         
        L'homme sans religion, ne cessera-t-il de répéter, est au-dessous 
        du pourceau. Lettré d'ailleurs, très instruit et aimant 
        les livres, il laissera des poèmes étranges, des ouvrages 
        de philosophie. Il dira que la plume - le kalam - a pour esclave le sabre 
        - le bessif. Il n'était pas un fanatique, estimant que, des trois 
        religions de Moïse, de Jésus et de Mahomet, la dernière 
        doit prévaloir, mais qu'elles sont soeurs. 
         
        Il réunit les tribus et, reconnu par elles émir, 
        il proclama le djihad, la guerre sainte, mais sans tirer aussitôt 
        le sabre, car il savait attendre son heure. 
         
        Les gouvernants français - à Alger comme à Paris 
        - ne comprirent pas tout de suite. Tout au contraire, on crut qu'il serait 
        plus commode d'avoir en face de soi, au lieu de vingt tribus, un seul 
        chef avec qui l'on traiterait; car, tout d'abord, on commit l'imprudence 
        de le considérer comme un souverain et de le traiter comme tel. 
        Bien plus, on l'aida. Car son prestige fut en grande partie le fruit de 
        nos égards. On espéra partager l'Algérie avec lui; 
        on pensa l'élever dans l'espoir de se l'inféoder ensuite 
        et avec lui, les vingt tribus qu'il avait groupées. Il agréa 
        nos ambassades, accueillit des consuls, écouta les compliments 
        et même les hommages avec une froide courtoisie. Quand il sera tout-puissant, 
        il jettera le masque et nous aurons en lui un adversaire terrible. 
      *** 
      Il faudra douze ans pour venir à bout 
        de lui; seulement, il jouera, dans les vues du destin, un rôle bien 
        singulier car c'est lui qui, entraînant les Français sans 
        cessè par la nécessité de le poursuivre et de lui 
        enlever la terre, nous forcera en quelque sorte à conquérir 
        toute l'Algérie. 
      *** 
      On n'en était pas là en 1832. 
        A Paris, on continuait à prôner l'occupation restreinte : 
        la Chambre des députés demandait parfois l'évacuation; 
        le gouvernement n'osait s'y résoudre, mais il laissait les commissions 
        parlementaires réduire de 400 000 F à 150 000 F les crédits 
        pour l'Algérie. Il fallait donc que les gouverneurs, enfermés 
        dans l'étroit littoral, se tirassent d'affaire sans grandes forces. 
        Le général Desmichels, commandant l'Oranais en 1834, crut 
        faire merveille en nouant nettement alliance avec Abd el-Kader. Il lui 
        reconnut le titre de bey et, à la condition d'un hommage au roi 
        de France que l'émir éluda, on lui céda tout le pays 
        de l'Ouest, sauf Oran et Mostaganem; il avait établi sa capitale 
        à Mascara, où l'on envoya des officiers pour l'aider à 
        organiser son armée. Au Palais- Bourbon, des gens accueillirent 
        le funeste traité Desmichels comme la solution qui nous dispenserait 
        de la conquête. 
         
        Mais la seule raison d'être de l'homme était la guerre sainte. 
        Entendant exploiter l'incroyable candeur de la France, il la flattait; 
        laissant croire qu'il avait, pour notre profit, pacifié l'ouest, 
        il fit gravement savoir au gouverneur général Voirol qu'il 
        entendait maintenant pacifier l'Est - autrement dit - qu'il entendait 
        qu'on le laissât en paix joindre aux tribus de l'Oranais celles 
        de toute l'Algérie. Ainsi pensait-il nous envelopper peu à 
        peu puis, nous ayant enveloppés, tirer le sabre et nous jeter à 
        la mer. Voirol le pria de s'arrêter; alors il soutint que nous manquions 
        au traité. Il passa le Cheliff et menaça la plaine d'Alger, 
        la Mitidja. Il marchait en même temps sur Oran. Trézel, qui 
        avait succédé à Desmichels, accepta, lui, la lutte. 
        Il sortit de la place avec 2200 hommes; mais la colonne était trop 
        lourdement organisée; étant jusque-là peu sortis 
        des villes, nous n'avions pas encore l'expérience des expéditions 
        contre l'Arabe. C'était en juin; la chaleur était accablante. 
        Le 26 juin, on se heurta à 10000 Arabes; Trézel se mit en 
        retraite, mais il s'engagea dans les marécages de la Macta où, 
        attaqués, les soldats se débandèrent; le général 
        ne s'en tira qu'en laissant derrière lui 263 morts et 308 blessés, 
        qui furent tous massacrés et dont les têtes coupées 
        allaient servir de hideux trophées. 
         
        En France, ce qu'on appela le désastre de la Macta amena d'abord 
        une réaction. Le maréchal Clauzel fut envoyé en Afrique 
        avec l'ordre de venger cette défaite, et le fils aîné 
        du roi, le duc d'Orléans, l'accompagna. Et, après quatre 
        mois encore trop longs, on se porta contre l'émir; on le mit en 
        déroute, on lui prit sa capitale, Mascara, mais on ne poussa pas 
        plus loin et même, croyant la leçon suffisante et toujours 
        dans la peur de trop s'engager, on abandonna, Mascara. Abd el-Kader y 
        rentra disant qu'il avait forcé les Roumi à la retraite. 
        Et comme, sur ces entrefaites, on échouait, à l'autre extrémité 
        de l'Algérie, dans la première attaque contre Constantine, 
        les partisans de l'occupation restreinte et de la politique d'atermoiement 
        reprirent le dessus à Paris. Il fallait faire la paix avec Abd 
        el-Kader: un général fut spécialement envoyé 
        à Oran à cet effet; ce général, député 
        depuis sept ans, était, au Palais-Bourbon, un des grands adversaires 
        de l'aventure algérienne et n'avait cessé d'en demander 
        la fin; il allait, à la vérité, trouver à 
        Oran son chemin de Damas et, complètement converti par le contact 
        des réalités, à la conquête intégrale, 
        s'en faire le champion, puis le plus illustre artisan : c'était 
        le général Bugeaud. 
         
        Bugeaud est, avant Lyautey, le plus grand nom de la grande épopée 
        africaine. C'est lui qui va nous donner l'Algérie, faire éclater 
        le prestige de nos armes jusqu'au fond du Maroc, donner à la colonisation 
        africaine son impulsion définitive et, en ruinant la puissance 
        d'Abd el-Kader, asseoir définitivement notre domination dans l'Afrique 
        du Nord. 
         
        Ce soldat de France est un terrien, car Thomas Bugeaud, jeune soldat de 
        la Grande Armée, ayant connu sous le grand empereur de vingt à 
        trente ans, la grande guerre, caporal à vingt ans, colonel à 
        vingt-sept, destiné à finir maréchal de France, a 
        moins encore aimé l'armée que la terre. 
         
        Le sort lui destine un champ immense à mettre en valeur et, si 
        l'Algérie, presque inculte en 1840, sera déjà en 
        1848 un domaine rural en exploitation, c'est qu'elle aura connu le règne 
        d'un soldat-laboureur. 
         
        La chute de la Restauration, ramenant à l'activité tant 
        de soldats de l'Empire, a eu pour conséquence sa nomination au 
        grade de général de brigade, mais sans brigade, car, presque 
        en même temps, son département de Dordogne l'a envoyé 
        siéger au Palais-Bourbon. Il y a été tout de suite 
        très à l'aise et y a fait rapidement sa place parce que 
        - fait rare - ce soldat doublé d'un cultivateur, non seulement 
        sait parler, mais aime parler. Il aime aussi écrire et écrira 
        toujours abondamment. 
         
        " Son bon sens concret et têtu, ainsi que s'exprime 
        son dernier biographe, André Lichtenberger, n'admet pas 
        d'avoir tort. Sa droiture ne saurait imaginer que ses adversaires peuvent 
        rester rebelles au langage de la bonne foi et de la raison. Très 
        susceptible, la moindre contradiction l'émeut, le surexcite, déchaîne 
        son verbe et son geste. Il fonce, insiste, récidive ". 
         
        Il s'est tout de suite posé en représentant de la terre; 
        mais il n'en aborde pas moins très fréquemment les questions 
        d'ordre militaire. Fort de son expérience, il parle avec une autorité 
        souvent cassante des choses militaires, critique tous les ministres de 
        la Guerre sans aucune gêne, attaque sans ménagement tout 
        ce qui lui paraît une faute à la doctrine. Et c'est ce qui 
        l'a amené à se prononcer tout de suite très fortement 
        contre la guerre d'Afrique que, de Paris, il ne comprend pas. Il a, en 
        1830, lui aussi, traité d'aventure la prise d'Alger, a demandé 
        qu'on ne s'entêtât pas à la poursuivre, a constaté 
        qu'on pataugeait dans les échecs - fruits naturels, pensait-il 
        alors, d'une entreprise funeste. Il a, pour cette guerre d'embuscades 
        et d'échauffourées, le mépris de l'homme qui a pris 
        part aux grandes batailles serrées dirigées par le plus 
        grand des stratèges. Et puisqu'on s'entête malgré 
        ses voeux à se maintenir en Algérie, il est de ceux qui 
        voudraient qu'on réduisît au moins l'entreprise au minimum 
        en s'entendant franchement avec cet émir Abd el-Kader qui, chose 
        curieuse, est presque populaire sur certains bancs du Palais-Bourbon. 
         
        Alors le ministère a une inspiration de génie : si l'on 
        envoyait ce général, député insupportable, 
        en Afrique, appliquer ses idées; qui sait si, intelligent et loyal, 
        il n'en viendra pas à les modifier. On pense un instant en 1835 
        à le nommer tout de suite gouverneur général. Rendons 
        grâces au ciel qu'il ne l'ait pas été dès cette 
        époque car, arrivant à Alger avec des idées préconçues, 
        il ne s'en fût peut-être pas aussi vite débarrassé 
        qu'à Oran où, appelé à entrer en contact plus 
        étroit avec l'émir, il jugera plus réellement de 
        la situation. Il est donc nommé au gouvernement de l'Oranais et, 
        puisqu'il est d'avis qu'il faut se faire un ami du redoutable Abd el-Kader, 
        eh bien, qu'il essaye du système ! 
         
        Ayant déclaré la guerre, l'émir sonde nos troupes. 
        Bugeaud est trop soldat pour ne pas tâter celles de l'adversaire 
        à son tour, avant que de traiter. Car il entend ne négocier 
        qu'en vainqueur magnanime. Le 6 juillet, entre Oran et Tlemcen où 
        il mène sa troupe, il se heurte à l'armée de l'émir. 
        Celui- ci, surexcité par ses succès passés, a entendu 
        livrer bataille. Chef résolument audacieux, Bugeaud n'hésite 
        pas et, avec des forces singulièrement inférieures, accepte 
        la bataille. Et c'est pour Abd el-Kader une déroute complète 
        sur les bords de la Tafna, telle qu'il n'en a jamais éprouvée 
        de pareille. Et elle est bien l'oeuvre personnelle du rude général 
        qui a admirablement manoeuvré, soutenu pendant le combat le moral 
        de sa troupe et, par surcroît, la victoire remportée, - car 
        il sera toujours très humain - a sauvé du massacre les prisonniers 
        à qui, en souvenir des horreurs naguère commises à 
        la Macta par les Arabes, nos soldats ne voulaient pas faire de quartier. 
         
        Volontiers, il traiterait alors avec l'émir : mais, récompensé 
        de sa victoire par la troisième étoile, il est rappelé 
        à Paris où il vient triompher. Il ne triomphe cependant 
        qu'en affirmant encore que la victoire remportée, il faut en tirer 
        les fruits en traitant avec le vaincu. Et, renvoyé à Oran, 
        il offre la paix à l'émir. Celui-ci l'accepte. Il est encore 
        sous le coup de sa défaite de la Tafna et il faut qu'il se refasse 
        une armée. 
         
        - " En faisant la paix avec les chrétiens, dira-t-il 
        à un Français qu'il tient pour islamisé, je me 
        suis inspiré de la parole de Dieu, qui dit dans le Coran : " 
        La paix avec les infidèles doit être considérée 
        comme une trêve pendant laquelle on doit se préparer à 
        la guerre ". 
         
        D'ailleurs, les représentants de Bugeaud concèdent en son 
        nom à l'émir les conditions les plus avantageuses pour obtenir 
        sa promesse d'amitié : il est nommé souverain indépendant 
        de toute l'Oranie, obtient même le port de Cherchell qui lui donne 
        accès à la mer, et est dispensé de tout tribut. Si, 
        après cela, pense Bugeaud, ce fameux émir ne respecte pas 
        la paix, eh bien, on en découdra et à fond. Et, comme il 
        aime à voir les gens en face, il veut, la paix conclue, visiter 
        l'émir. Il lui donne rendez-vous et vient l'attendre au lieu convenu. 
        Il l'attendit deux heures et eut ainsi le temps de faire ses réflexions. 
         
        Abd el-Kader parut et, effectivement, s'il ne comptait pas humilier le 
        chef français, il avait compté lui en imposer par un déploiement 
        de pompe qui n'était pas dans ses habitudes. L'entrevue devait 
        compter dans l'histoire de l'Algérie. Bugeaud allait mesurer, à 
        la hauteur insolente de l'homme qu'il avait vaincu, le danger qu'il y 
        a, même après la victoire, à trop bien traiter ce 
        genre de vaincu. Nous possédons le récit fait par Bugeaud 
        lui-même de cette entrevue : " Abd el-Kader était 
        à quelque pas en avant, monté sur un beau cheval noir qu'il 
        maniait avec une grande dextérité... Plusieurs Arabes de 
        sa maison tenaient les étriers, les pans de son burnous et, je 
        crois, la queue de son cheval. Pour éviter les lenteurs du cérémonial 
        et lui montrer que je n'avais aucune appréhension, j'arrivai sur 
        lui au galop et, après lui avoir demandé s'il était 
        bien Abd el-Kader, je lui offris cavalièrement la main qu'il prit 
        et serra deux fois... Il mit pied à terre et s'assit, sans m'engager 
        à m'asseoir. Je m'assis près de lui... ". 
         
        Ils discutèrent les conditions du traité que Bugeaud allait 
        soumettre à la ratification de la France, l'émir restant 
        toujours assez haut. Et, quand Bugeaud entendant clore l'entretien, se 
        leva, l'émir resta assis. 
         
        " J'ai cru reconnaître, écrit le général, 
        l'intention de me laisser debout devant lui. Je lui ai dit qu'il était 
        convenable qu'il se levât quand je me levais moi- même, et 
        là-dessus je lui ai pris la main en souriant et je l'ai enlevé 
        de terre. Il a souri et n'a pas paru formalisé de cette liberté 
        grande aux yeux des Arabes. Sa main, qui est jolie, m'a paru faible. Je 
        sentais que je l'aurais brisée dans la mienne ". 
         
        Il arrivera un jour où c'est tout le corps de ce souple Arabe qu'il 
        entendra briser entre ses fortes mains et qui, glissant sans cesse entre 
        ses doigts finira cependant par demander grâce. 
         
        Bugeaud partit, mal impressionné et en fait, déjà 
        édifié. C'était un réaliste. Toutes ses idées 
        de député croulaient devant le spectacle qu'il venait d'avoir. 
        Il s'était trompé, c'était clair, et il venait de 
        faire un pas de clerc. Et quand, appelé à venir lui-même 
        défendre à la tribune du Palais- Bourbon le traité 
        conclu, il exposait les raisons qui l'y avaient déterminé, 
        il ne dissimulait pas que l'émir lui- même ne tarderait sans 
        doute pas à provoquer par ses audacieuses prétentions une 
        reprise de la guerre. Et c'est là qu'on vit à quel point 
        sa loyauté aidant, son intelligence savait accepter la leçon 
        qui se dégageait déjà pour lui des choses vues ou 
        devinées au cours de son apparition en Afrique. On se battait depuis 
        cinq ans sans plan arrêté, sans système. Eh bien, 
        qu'on bâtît enfin un système, mais qu'on regardât 
        en ce cas bien en face la situation telle qu'elle lui était 
        apparue. 
         
        " Il faut toute une invasion militaire pour assurer la conquête 
        du pays. Il faut derrière elle 200 000 à 300 000 colons 
        pour garnir le sol une fois conquis... Si l'on entreprend à ces 
        conditions la colonisation de l'Afrique, je vous assure que je serai heureux 
        de consacrer les quelques années qui me restent encore au succès 
        de la colonisation, et je crois que je me montrerai tout aussi belliqueux 
        que les plus belliqueux ". 
         
        C'était poser nettement sa candidature au gouvernement général 
        mais, chose piquante, pour faire triompher avec les moyens nécessaires 
        le système que jusque-là il avait combattu. Oui, il avait 
        bien trouvé au bord de la Tafna le chemin de Damas. 
      *** 
      Il devait encore attendre trois ans. Les 
        conséquences du traité même qu'il avait signé 
        se développaient: l'émir profitait de cette paix, qui n'était 
        à ses yeux qu'une trêve, pour raffermir, étendre, 
        accroître son pouvoir; c'était un esprit supérieur 
        que cet Abd el- Kader et, devant l'incroyable fortune qui s'offrait à 
        lui maintenant, il entendait se mettre à la hauteur de l'événement. 
        Jadis, revenant avec son père de La Mecque, il s'était arrêté 
        à Alexandrie et avait vu de quelle façon Méhémet-Ali, 
        pacha d'Égypte, avait su se forger une invincible armée 
        en appliquant à des musulmans les méthodes européennes 
        : discipliné, le fanatisme musulman pouvait produire de grandes 
        choses. Il organisait donc, lui aussi, son armée. On le sentait 
        se préparer à la guerre décisive. 
         
        Le maréchal Valée, nommé gouverneur général, 
        en acceptait la perspective; avant que de faire front, il se débarrassait 
        de ce qui pourrait l'inquiéter sur ses derrières, en s'emparant 
        de Constantine. Cet événement rendait disponibles les quarante-neuf 
        mille hommes donnés au gouverneur général; il les 
        destinait maintenant à faire front à l'émir. Celui-ci 
        déjà cherchait des appuis contre la France. Il s'était 
        tourné vers le sultan du Maroc, Abd-er-Rhaman, qui, inquiet de 
        la présence des Français à Oran, voyait avec plaisir 
        l'émir s'apprêter à les en expulser. Celui-ci, appelé 
        à Taza y reçut en grande pompe le burnous d'honneur que 
        l'empereur marocain lui envoyait devant tous les grands chefs accourus 
        de tous les points de l'Algérie et du Maroc. De ce jour, la guerre 
        sainte était résolue. Le duc d'Orléans ayant franchi 
        les Portes de Fer, Abd el-Kader affectait d'y voir une provocation. Il 
        lançait une proclamation à toutes les tribus : 
         
        " Louange à Dieu ! L'infidèle s'est chargé 
        de rompre la paix; à nous de lui montrer que nous ne craignons 
        pas la guerre ".  
         
        Le 18 mars 1839, il envoyait un cartel au maréchal Valée. 
        L'exaltation des Arabes était telle que, dans un chant de guerre 
        qui retentissait des frontières du Maroc à celles de la 
        Tunisie, il était dit : 
         
        " Bientôt nous chasserons les Français d'Alger. Oui, 
        nous passerons la mer sur des barques; nous prendrons Paris, nous nous 
        y assemblerons. Puis nous conquerrons les autres nations et nous leur 
        apprendrons l'unité du vrai Dieu ". 
         
        Soudain, le 18 novembre 1839, les harkas d'Abd el-Kader se déchaînèrent 
        en trombe, forcèrent les avant- postes, envahirent la Mitidja, 
        y massacrèrent les colons, y incendièrent les fermes. Deux 
        jours après, un détachement français était 
        surpris et taillé en pièces : 108 têtes coupées 
        étaient portées en triomphe à Miliana. 
         
        On comprit à Paris qu'il fallait envisager largement cette fois 
        la situation. Thiers, président du Conseil, dans un discours remarquable, 
        proclama que la France allait en Algérie donner la mesure de sa 
        puissance puisque sa modération avait pu passer pour faiblesse. 
        Mais il se rappelait l'accent que Bugeaud avait mis à définir 
        le système qui allait s'appliquer et c'est à lui qu'est 
        confiée, avec le gouvernement général, la mission 
        d'en finir avec la puissance d'Abd el-Kader et la résistance des 
        tribus. 
         
        Il était bien inspiré. Depuis trois ans, le bon soldat n'avait 
        cessé de méditer sur ce qu'il avait vu et constaté 
        en Afrique, et ses réflexions, longuement mûries, l'avaient 
        amené à des conclusions très nettes. Il fallait conquérir 
        toute l'Algérie; mais il fallait, pour cela, de grosses forces, 
        de l'esprit de suite, une politique, un but poursuivi sans hésitations 
        ni arrêts. Il fallait aussi une méthode. Laquelle? Celle 
        que l'adversaire même nous enseignait. Dans une certaine mesure, 
        Abd el-Kader avait imposé aux Arabes la discipline française; 
        mais sa force n'en continuait pas moins à résider dans sa 
        mobilité. Nos troupes, équipées comme pour l'Europe, 
        sucçombaient sous le poids d'un uniforme trop chaud et d'un sac 
        trop chargé : Bugeaud les dépouilla de l'un et de l'autre 
        pour en faire non plus une masse combattante, mais une force légère. 
        Abd el-Kader, hier, les harcelait; maintenant, avec une infanterie et 
        une cavalerie mobiles, on le harcèlerait à son tour. 
         
        Le nouveau gouverneur général avait en cela écouté 
        Lamoricière, qui écrivait un de ses officiers, a " 
        seul résolu le grand problème de faire vivre le soldat 
        en Afrique ". A côté de l'armée de ligne 
        allégée, voici de nouveaux corps : les chasseurs de Vincennes, 
        les futurs chasseurs à pied, les zouaves et les tirailleurs, en 
        partie composés d'indigènes. Et voici aussi la cavalerie 
        d'Afrique, spahis, chasseurs d'Afrique, sans parler des goums fournis 
        par les tribus ralliées. " Avec ces lapins-là, s'écrie 
        un chef, on est assuré d'aller loin "; et il ajoute 
        en manière de boutade : " On peut traverser l'Afrique dans 
        tous les sens ". Il ne croyait pas si bien dire. 
         
        Voilà, aguerrie par dix ans de guerre, faite au climat et, par 
        ailleurs, allégée et adaptée, la vraie armée 
        d'Afrique.  
         
        Les soldats apportent les vertus de notre soldat gallo-latin: endurance 
        fortifiée de gaieté, discipline adoucie par le sentiment, 
        goût de l'aventure et ardeur au combat, bonhomie narquoise et bien 
        gauloise, le courage aidé de l'ingéniosité, l'amour 
        du métier rendu facile par la disposition à rire des pires 
        misères. Un des jolis spécimens du soldat français 
        allait se créer sous Bugeaud : le soldat d'Afrique. Et, au-dessus 
        de lui, des chefs qui ont fait leur écoles et sont devenus des 
        Africains, de Lamoricière à Changanier, de Cavaignac à 
        Canrobert. 
         
        Les civils d'ailleurs jusque-là peu d'accord avec les militaires, 
        subissaient son action. Le grand soldat n'oubliait pas que, durant quinze 
        ans, il avait été laboureur et, quinze autres années, 
        représentant à la Chambre de son département. Il 
        avait, dès les premières heures, par sa proclamation - d'avance 
        justifiée par son passé - conquis la confiance de la population. 
        " Il faut que les Arabes soient soumis, que le drapeau de la France 
        soit seul debout sur cette terre d'Afrique. Mais la guerre, indispensable 
        aujourd'hui, n'est pas un but. La conquête serait stérile 
        sans la colonisation. Je serai donc colonisateur ardent, car j'attache 
        moins de gloire à vaincre dans les combats qu'à fonder quelque 
        chose d'utilement durable pour la France ". 
         
        Est-ce signé Bugeaud ? Oui. Mais, nous qui avons vu agir au Maroc 
        un autre chef, nous croyons y voir la signature de Lyautey. Le moule des 
        grands Français jamais ne se brisera. 
         
        Deux mois après l'arrivée de Bugeaud, Abd el-Kader se sentait 
        en mortel péril. Plus de ces colonnes massives qui frappaient jadis, 
        mais qui, se sentant menacées, battaient en retraite. Non: un réseau 
        de colonnes mobiles qui se nouent, se glissent, se retrouvent, s'enroulent, 
        cernent, enveloppent. Il faut que l'émir évacue sa nouvelle 
        capitale, Tagdempt, tandis que déjà Lamoricière a 
        établi son quartier général dans l'ancienne Mascara. 
         
        Abandonné par les tribus, déjà l'émir est 
        réduit à courir à droite, à gauche, chercher 
        de nouveaux appuis. 
         
        Mais c'est l'homme le moins facile à décourager que cet 
        Arabe à la fois tenace et ingénieux, plein de foi et de 
        passion, de sang-froid et d'audace. Nous allons le voir encore cinq ans 
        glisser entre les fortes mains de Bugeaud. 
        Il s'est jeté dans le Sud oranais, y a retrouvé des soldats. 
        Bugeaud reforme ses colonnes mobiles; il les fait avancer vers le sud 
        : mais pour rendre stable la conquête, il bâtit des villes 
        fortes qui tiennent le sol, jadis mouvant sous nos pas. L'émir 
        est privé de capitales, mais il promène une capitale mobile, 
        sa smalah, où se trouvent réunis sa famille, son état-major, 
        ses trésors, ses ministres, ses biens. Il faut prendre la smalah. 
         
        Un jeune prince, soldat admirable plein d'audace et d'allant s'en charge 
        : le duc d'Aumale a tenu à commander un régiment sous les 
        ordres supérieurs de Bugeaud qui, l'ayant vu dès le début 
        de la campagne, si gentiment déférent et si juvénilement 
        ardent, le couvre d'un regard paternel. Ce regard s'illumine quand le 
        18 mai 1843, le vieux soldat reçoit sous sa tente la prodigieuse 
        nouvelle : soudain, avec 1 300 fantassins et 600 chevaux, le prince s'était 
        trouvé en face de la smalah, où 5 000 à 6 000 soldats 
        arabes protègent la capitale errante. Ne faut-il pas devant une 
        telle disproportion de forces, attendre, reculer a-t-on dit autour d'Henri 
        d'Orléans ? et lui, il a dit: 
         
        - " Non, messieurs; nous allons marcher en avant ! Mes aïeux 
        n'ont jamais reculé. Je ne donnerai pas l'exemple ". 
         
        On a chargé à la baïonnette et au sabre, jeté 
        la panique dans le camp, capturé en moins d'une heure 4 000 prisonniers, 
        enlevé les familles des grands chefs. " Il fallait avoir 
        vingt- trois ans, ne pas savoir ce que c'est que le danger ou bien avoir 
        le diable au ventre! " écrira Charras. Et Bugeaud, lisant 
        le rapport du prince, pleurait. " Ah ! le noble enfant ! Ah ! 
        le brave soldat! ". 
         
        Mais qui donc avait donné au duc d'Aumale les soldats qu'il avait 
        jetés sur la smalah, déjà entraînés 
        par Bugeaud à tout oser? Et chacun le reconnaissait: le duc d'Aumale 
        était nommé général mais le général 
        Bugeaud recevait le bâton de maréchal de France. 
         
        Abd el-Kader avait appris le désastre; lui-même avait failli 
        être pris, mais il n'avait plus rien, ni famille, ni argent, ni 
        soldats. Le Sud oranais tombait dans nos mains. 
         
        L'émir se jeta vers le Maroc; il pensait entraîner le sultan 
        contre la France, revenir à la tête des harkas marocaines. 
        Mais Bugeaud entendait intimider le Maroc, occupait LallaMarnia, Sebdou, 
        Saïda. Il irait, au besoin, à Taza, à Fez, arracher 
        Abd el- Kader à son refuge. " Car rester sur la défensive 
        en face des Marocains, disait- il, c'était perdre l'Algérie 
        ". 
         
        Les Marocains, mis en mouvement par l'émir, attaquent d'ailleurs. 
        Bugeaud entre chez eux, occupe Oujda. Déjà le prince de 
        Joinville, se présentant avec une escadre devant Tanger, somme 
        le sultan de donner satisfaction à la France et, sur un refus, 
        bombarde la ville. Bugeaud, lui est sur l'Isly, résolu à 
        marcher sur Taza. 
         
        Il n'a même pas 7000 hommes sous la main et voici qu'on lui annonce 
        l'arrivée sur les bords de la rivière de toute l'armée 
        marocaine, forte de 70 000 hommes. Il l'attaquera; toute l'armée 
        acclame cette résolution; la veille de la bataille, les officiers 
        se réunissent en un punch joyeux; il n'y manque que le maréchal. 
         
        - " Allons le chercher ". 
         
        Le maréchal dormait, probablement avec son bonnet de coton légendaire. 
        Que lui veut-on? 
        - " C'est vous qu'on veut, monsieur le maréchal ! ". 
        - " Je reçus une rude bourrade " rapportera le messager. 
         
        Mais si maréchal qu'il fût maintenant, il est le père 
        Bugeaud : puisque cette belle jeunesse s'amuse la veille d'une pareille 
        rencontre, il ira retrouver ses enfants. Il arrive; on crie : " Vive 
        le maréchal! ". Alors lui, de cette forte voix qui, naguère, 
        chantait les louanges de la charrue et du fumier et faisait retentir la 
        tribune du Palais- Bourbon, il dit joyeusement : 
         
        - " Après-demain, mes amis, ce sera une, grande journée. 
        Avec notre petite armée - 6 500 hommes - je vais attaquer l'armée 
        du prince marocain qui, d'après mes renseignements, s'élève 
        à 60 000 cavaliers. Je voudrais que ce nombre fût double, 
        fût triple, car plus il y en aura, plus leur désordre et 
        leur désastre seront grands ! Moi, j'ai une armée, lui n'a 
        qu'une cohue. Je vais vous prédire ce qui se passera. Et d'abord 
        je veux vous expliquer mon ordre d'attaque. Je donne à ma petite 
        armée la forme d'une hure de sanglier. Entendez- vous bien! La 
        défense de droite, c'est Lamoricière; la défense 
        de gauche, c'est Bedeau; le museau, c'est Pélissier. Et moi, je 
        suis entre les deux oreilles. Nous entrerons dans l'armée marocaine 
        comme un couteau dans du beurre ". 
         
        Une heure après, dans tout le camp, on se redisait cet original 
        ordre du jour. Ah! le père Bugeaud, il allait faire connaître 
        aux Marocains comment fonce un bon sanglier. 
         
        Dès une heure du matin, dans le plus Yrand silence, on est en marche. 
        A six heures, on est devant l'Isly. Au-delà, on aperçoit 
        le camp marocain. Des ordres brefs, un signal; toute la petite cavalerie 
        française, Yousouf en tête, fonce dessus, appuyée 
        par l'artillerie. Un combat terrible s'engage : notre infanterie se jette 
        à son tour dans le camp, se rue à la baïonnette, se 
        forme en carrés devant les retours offensifs de la cavalerie marocaine, 
        " semblables, dira un Arabe, à un lion entouré de cent 
        mille chacals ". Deux heures après, l'armée ennemie, 
        en déroute, fuit de tous les côtés et, tranquillement, 
        dans la tente du fils de l'empereur entraîné dans la déroute, 
        Bugeaud prend le thé et les gâteaux préparés 
        le matin, pour le futur sultan. On avait 1500 prisonniers et un butin 
        énorme. Le sanglier avait foncé, les défenses en 
        avant. 
         
        Bugeaud allait être nommé duc d'Isly. C'est que la bataille 
        avait, bien au- delà de l'Afrique du Nord, un énorme retentissement. 
        L'Europe en restait saisie. Les Français, avec cet enragé 
        Bugeaud, allaient-ils conquérir le Maroc? 
         
        " Que la France tire encore un coup de canon au Maroc, s'écriait 
        à Londres lord Palmerston, et la guerre éclatera ". 
        Louis-Philippe ne voulait pas de la guerre avec l'Angleterre et d'ailleurs 
        ne voyait dans le Maroc - pour l'heure - qu'un " guêpier ". 
        Qui trop embrasse, mal étreint. On avait achevé de gagner 
        l'Algérie à l'Isly : cela suffisait. Bugeaud déjà 
        se préparait à aller chercher la paix à Taza. On 
        l'arrêta. Aussi bien, le sultan se soumettait à nos conditions; 
        il chassait Abd el- Kader. 
         
        Celui-ci put se glisser par le Sahara vers le Sud algérien. Il 
        y trouva de nouvelles forces, parvint encore à nous infliger des 
        échecs; il fut de nouveau traqué. Cependant Bugeaud voulait 
        en finir avec toute l'Algérie. " Plus belliqueux que les 
        plus belliqueux ", avait-il promis. Il lui fallait la Kabylie; 
        mais, pour la soumettre, il demandait de nouvelles forces. Paris, qui 
        le jugeait un peu trop échauffé, les lui refusa. Il avait 
        des ennuis : ses lieutenants le trouvaient incommode, trop autoritaire; 
        mais comme il le disait,.c'était à Paris qu'étaient 
        ses adversaires; il n'avait pas bon caractère; il offrit sa démission: 
        on l'accepta. 
         
        Le duc d'Aumale, nommé gouverneur général à 
        sa place, sut adoucir l'amertume de cette demi-disgrâce. Il n'allait 
        recueillir que les fruits des campagnes de Bugeaud; il tint à l'affirmer 
        noblement. 
         
        On ne savait plus où était l'émir: attaqué, 
        pourchassé, il conseilla à ses derniers fidèles la 
        soumission. Lui s'achemina vers le Sahara; mais les confins en étaient 
        bien gardés par Lamoricière. Dans la nuit du 23 décembre, 
        où la pluie tombait à torrents, un petit groupe d'Arabes 
        transis de froid et trempés jusqu'aux os se présentèrent 
        à nos avant-postes; le colonel Cousin Montauban était au 
        marabout de Sidi-Brahim lorsque ces gens lui furent amenés. C'était 
        Abd el-Kader et ses derniers compagnons. On leur rendit les honneurs. 
         
        L'ex-émir savait bien que son sort ne serait pas rigoureux. Il 
        devait un jour, retiré en Syrie, reconnaître généreusement 
        l'attitude qu'on aura eue envers lui et quand, très vieux, il s'éteindra 
        en 1883, ce sera sur des paroles pleines de sympathie pour les Français 
        chrétiens qui, en Algérie, avaient su respecter la foi et 
        les traditions de ceux qu'ils avaient, en sa personne, vaincus après 
        tant de luttes. 
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