L'armée française et les Musulmans
de Bonaparte au général Challe

Maurice Faivre
extraits du numéro 97, mars 2002, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 19-1-2010

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Dans les pays musulmans où elle a exercé sa souveraineté, la France a engagé dans ses armées, comme soldats de métier, conscrits ou supplétifs, des ressortissants des populations autochtones. En même temps, elle a souvent confié à l'autorité militaire l'administration de ces populations. Après avoir rappelé l'historique de ces relations, cet exposé s'efforcera d'en dégager les caractères généraux.

HISTORIQUE
Le véritable précurseur de l'engagement des Musulmans, si l'on fait abstraction des Croisades (1) et de la défense de Gorée en 1765, est le général Bonaparte qui, au cours de la campagne d'Égypte, recrute des déserteurs turcs et des cavaliers palestiniens, crée un régiment de Dromadaires et ramène en France des chasseurs d'Orient et des Mameluks de la Garde (2)o Lors de la conquête de l'Algérie, des unités de zouaves et de chasseurs d'Afrique sont créées dès 1830 et 1831, puis des auxiliaires sont recrutés en 1835 dans les compagnies d'infanterie; ce sont les fameux turcos, devenus tirailleurs en 1841, et dont le modèle sera reproduit au Sénégal en 1857, au Tonkin en 1879 et à Madagascar en 1895. Le corps des spahis est mis sur pied en 1843 et les compagnies méharistes en 1894. Des " Bureaux arabes ", auxquels succéderont les " Affaires indigènes ", administrent les territoires militaires à partir de 1844. En 1908, le général Lyautey crée les goums marocains. En 1912 enfin, la conscription est instituée en Algérie.

Auxiliaires ou réguliers, ces combattants ont été engagés au XIXe siècle dans toutes les campagnes militaires de la France, Algérie, Crimée, Italie, Indochine, Mexique, Tunisie et Madagascar. 13 900 Musulmans sont engagés dans les combats de 1870- 1871 . En 1914-1918, 176 000 Musulmans d'Algérie dont 86 500 engagés volontaires, sont sous les drapeaux. A leur côté, 40 000 Tunisiens sont mobilisés. En 19391940, 123 000 Algériens sont engagés dans la guerre en France. En 1942-1945, quinze classes, comprenant 233 000 Musulmans, sont mobilisées en Afrique du Nord et constituent " l'Armée d'Afrique " (3). Les successeurs de cette armée servent ensuite dans les unités régulières de tirailleurs, spahis ou chasseurs d'Afrique. En 1953, une trentaine de bataillons nord-africains combattent en Indochine.

Parallèlement, et en partant de l'infanterie de marine, Faidherbe et Galliéni ont formé des bataillons de tirailleurs sénégalais qui, de 1852 à 1892, établissent l'ordre colonial en Afrique occidentale et équatoriale, au prix d'opérations qui eurent leurs heures de gloire mais aussi leur part d'ombre. Créée en 1900, l'armée coloniale constitue la Force noire sur laquelle le général Mangin fonde les plus grands espoirs. Dix bataillons sont engagés sur le front français en 1914, ils sont quarante-deux en 1918, plus vingt-trois dans l'armée d'Orient. En 1939, dix divisions d'infanterie coloniale (D.I.C.) sont sur pied et, en novembre 1943, 80 000 Africains sont engagés sur les théâtres d'opérations contre l'Axe. Plusieurs bataillons participent ensuite aux conflits d'Indochine et d'Algérie.

Au début de la guerre d'Algérie, le recrutement des combattants musulmans rencontre des difficultés en raison de la propagande nationaliste, de l'indépendance accordée au Maroc et à la Tunisie et des menaces terroristes. Des Sections administratives spécialisées (S.A.S.) retrouvent alors la tradition des Bureaux arabes. L'amélioration de la situation en 1959 (plan Challe et barrages frontaliers) permet une rapide montée en puissance des soldats réguliers et supplétifs (harkis, moghaznis, autodéfenses, etc...). Mais à partir de 1961, la perspective des négociations se traduit par la démobilisation des combattants musulmans, dont beaucoup subissent en 1962 les représailles des rebelles. Une minorité de survivants est rapatriée en métropole de 1962 à 1965.

Caractéristiques des combattants musulmans
La mobilisation sélective de combattants musulmans, limitée par rapport à la ressource démographique, procure aux armées françaises un appoint d'effectifs conséquents lors des deux guerres mondiales, des guerres d'Indochine et d'Algérie. Cette participation varie selon les territoires d'origine, Afrique du Nord ou Afrique noire. Leur rusticité, leur aptitude au combat en montagne et dans le désert, en font des combattants redoutables, qui doivent être bien encadrés pour éviter les excès : razzia, prise de butin et d'otages. Les taux de pertes confirment leur courage au combat. Ils se distinguent en 1870 à Wissembourg et Froeschwiller, sur le front de 1914 en France et à l'armée d'Orient. Ils prennent une part importante aux campagnes de Tunisie et d'Italie ainsi qu' au débarquement de Provence.

En Algérie, l'efficacité des commandos de chasse est reconnue.

Les relations, non exemptes de paternalisme, entre les cadres militaires et les Musulmans se caractérisent par la fidélité au chef, par la fra?
ternité d'armes et le souci de promotion humaine. Les officiers sont parmi les premiers à développer la connaissance scientifique des populations indigènes. Admiratifs envers la piété des Musulmans, ils observent avec inquiétude la montée de l'islamisme. Ils sont attachés à leurs subordonnés, défendent leurs intérêts quand ils sont traités de façon inégalitaire et s'opposent aux politiques d'abandon.

Survivances et imitations
La décolonisation, lorsqu'elle a été violente, a généralement rompu les liens entre l'armée française et les peuples musulmans. Cependant certains cadres africains de l'armée, fidèles aux valeurs qui leur ont été inculquées, participent au développement politique et économique de leur pays, tandis que des coopérants militaires forment leur armée et que les soldats français de la paix perpétuent la tradition humanitaire de leurs aînés. Bien que les Ier régiments de tirailleurs et de spahis aient conservé les traditions de leur corps d'origine, il n'existe plus dans l'armée française d'unité de recrutement musulman. Les jeunes Français d'origine maghrébine, après avoir été tentés de faire leur service en Algérie, conformément à l'accord Mauroy-Ibrahimi de 1983, optent désormais dans leur très grande majorité pour le service dans l'armée française. Ils en seront dispensés en l'an 2003, mais auront la possibilité de s'engager, comme un certain nombre l'a fait lors de la guerre du Golfe (4).

En Algérie, le colonel Boumediene a fait appel dans les années 1960-1970 à d'anciens cadres de l'armée française pour encadrer les Centres d'instruction de l'A.N.P. En revanche, les anciens supplétifs sont toujours rejetés par l'opinion algérienne, et par le pouvoir, qui accuse même les fils de harkis de fomenter des actes de vengeance dans le cadre des groupes armés islamistes (5).

Au début de 1989, le roi Hassan II répond aux détracteurs de la mosquée de Casablanca : "... je vais encore vous surprendre, j'en arrive dans ces
moments-là, tenez-vous bien, à regretter ces contrôleurs civils et ces officiers des Affaires indigènes qui, sous le régime honni de la colonisation, n'en avaient pas moins une connaissance intime de l'âme marocaine et de l'islamisme qui l'irrigue... ".

Dernière survivance, la recréation en Mauritanie, avec l'aide d'officiers français, d'un escadron blanc dont les méharistes bénéficient de moyens modernes (U.L.M. et G.P.S. de positionnement).

Maurice Faivre

Les estimations des effectifs sont souvent contradictoires, par le fait que les troupes de souveraineté ne sont pas toujours distinguées des forces engagées sur un théâtre extérieur. Quant aux chiffres des pertes, ils additionnent souvent les tués au combat, les disparus, les morts de maladie et par accident, et les blessés non récupérables. Les chiffres des tableaux joints sont donc des approximations qui peuvent être contestées.
Mobilisations cumulées, comparées à la population
Mobilisations cumulées, comparées à la population

Notes :
1 - Musulmans engagés par Tancrède et Renaud de Châtillon. Turcopoles des Templiers.
2 - A partir de 1806, le lieutenant Selve organise l'armée égyptienne de Muhamed Ali, et le capitaine Boulin celle du Vizir de Constantinople. Des troupes illyriennes sont levées en Dalmatie par Napoléon.
3 - N.D.L.R. : l'Armée d'Afrique comprenait en outre, 176 000 hommes issus des vingt- sept classes d'âge (de 19 à 45 ans) mobilisables parmi les Français d'Afrique du Nord, soit 16,40 % de la population (cf. l'algérianiste n° 65, p. 24).
4 - De 1982 à 1997, 35 040 jeunes ont fait l'option algérienne, mais seulement 1 635 ont été appelés. L'option constitue en fait un moyen d'échapper à tout service. En 1995, pour 875 options, trente jeunes ont été appelés.
5 - Journal El Watan du 31 octobre 1993 et 1er novembre 1994.
Sources :
- Général DELMAS, Naissance des Corps indigènes en Afrique, in l'Épaulette 7/92, p. 31. - SHAT / Documentation, pour le XIXe siècle et les campagnes d'outre-mer.
- YACONO X., Histoire de l'Algérie, L'Atlanthrope 1994 pour les guerres de 1870-1871, 1914-1918 et 1962...
- MEYNIER G., L'Algérie révélée, Genève 1981, pour 1914-1918.
- FRÉmEAux J., Les armées françaises pendant la Seconde Guerre mondiale, colloque SHAT de 1985, p. 355.
- AGERON C.R., Histoire de la France coloniale, A. Colin, 1990 pour 1939-1940 et 19431944.
- CARLIER C. et PEDRONCINI G., Les troupes coloniales dans la Grande Guerre, Économica, 1997.
- RECHAM B., Les Musulmans algériens dans l'armée française. 1919-1939.
- RivEs M. et DIETRICH R., Héros méconnus. Mémorial des combattants d'Afrique noire et de Madagascar.
- Général SPR,LMANN, De l'Empire à l'hexagone, Perrin, 1981.

 

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