Alger, capitale de la bohème
Jean Brune (†)

extraits du numéro 108, décembre 2004, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 11-10-2010

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Alger, capitale de la bohème
Jean Brune

I1 peut paraître déconcertant, au profane qui ne vient chercher en Afrique du Nord qu'un orientalisme périmé, d'entendre déclarer Alger, capitale de la bohème.La mode ne sait pas déceler les naissances. Elle ne se passionne que pour les réputations confirmées. Quand elle s'empare d'un lieu, la vie a cessé d'y battre: et les touristes s'en vont chercher à Montmartre des peintres que leur présence a chassés. La bohème renaît sans cesse ailleurs. Mais les guides des agences de voyages ne le savent pas encore.

Les esthètes parisiens, enfermés dans ce que Camus a appelé la " Bataille des clans ", semblent aboutir à une impasse. L'Art français est menacé par une maladie byzantine: il se morcelle en une multitude d'écoles stériles qui ne sont que des modes éphémères. Le procédé y tient lieu d'enthousiasme. Ceux qui s'échappent pour venir butiner en Afrique quelques visions nouvelles ne peuvent rapporter que des images superficielles. Paris ne connaît l'art nord-africain que par ces retours de peintres métropolitains. Ils n'apportent rien de nouveau parce qu'ils sont venus chasser des images avec leurs yeux de Parisiens.

Dans une chronique récente, publiée sur ce sujet, Franck Brentano vient de donner une liste des peintres français dont œuvre garde un reflet d'un voyage africain. Il en déduit que, décidément, rien de nouveau ne se dessine au Sud. C'est précisément par ce moyen que l'on entre de plain-pied dans l'erreur.

Ce que les clans parisiens ne savent pas voir, c'est qu'il se crée ici une province nouvelle. La part des traditions artistiques françaises dans ce récent alliage est loin d'être capitale. Une foule de jeunes peintres obscurs ont abordé à Alger, nouveau maillon de la chaîne d'or des villes méditerranéennes où se sont épanouies les plus subtiles civilisations. Ainsi, autrefois, les escholiers de tous les pays d'Europe ont afflué vers la Sorbonne. Comment ne naîtrait-il pas une plastique nouvelle de la confrontation de leurs tendances. Sous un ciel vierge, devant des paysages inédits, ils ont apporté les vieilles disciplines catalanes, l'ivresse italienne et les soucis littéraires de l'école de Paris. Il naîtra un jour de leur colloque ce qu'il faudra bien appeler l'école d'Alger. Et l'éternelle tendance de l'Islam, assoupi dans une bohème désabusée, ne manquera pas de colorer œuvre future de ses traditions justement réveillées.


Toutes les conditions d'une Renaissance se trouvent réunies à Alger en ce milieu de siècle. Paris, trop assuré de ses triomphes, n'a pas encore voulu le reconnaître. Mais la toile entrecroise lentement ses fils et définit ses couleurs.

Comment Alger ne serait-il pas une capitale de la bohème? Tout y incline à penser, la campagne bourdonne de souvenirs romains surgis dans des paysages grecs, la Méditerranée raconte ses souvenirs latins de vieux berceau de toutes les civilisations. L'équilibre de la baie est une sereine leçon d'harmonie. Albert Marquet a montré que le Port d'Alger, loin d'être cette furieuse bataille de rouge, d'outremer et de noir qu'ont voulu y voir les orientalistes, était, au contraire, comme Paris, un prisme où vibrent les plus subtiles et les plus discrètes nuances de la lumière.

Surtout, en quelques kilomètres carrés, se trouvent réunis les austères volumes de l'architecture moderne, les complications inutiles mais charmantes de l'Islam, et les sombres mystères végétaux des jardins qui évoquent des Paradis persans. Enfin, la nature est à Alger plus clémente qu'à Paris. La vie y est moins âpre. Et le soleil cicatrise ou ennoblit les pires misères sous un ciel qui distille de l'optimisme.

Les artistes, comme les nomades du Sahara, n'ont pas besoin de la radio pour se chuchoter les bonnes adresses. Ils sont venus des quatre coins du monde latin. Ils sont restés à Alger. Tour à tour réunis ou dispersés selon leurs caprices, ils ont formé une " Constituante ". Elle élabore presque à son insu une nouvelle plastique. Les anciens avaient ouvert la route. Jean Launois le premier. Carco a dit un jour : " Dieu sait si Jean Launois n'a jamais mis d'eau dans son vin, et pourtant c'est en regardant couler la Seine que je pense à lui ! ".

Jean Launois est mort dans une chambre d'hôtel d'Oran. Son cadavre y est resté deux jours parce que les bonnes croyaient qu'il était ivre.

N'importe, il avait eu le temps de passer le sceptre à Charles Brouty, avec les adresses des filles de la Casbah qui voulaient bien poser. Puis sont venus les peintres catalans, ceux de Paris, ceux de Provence et ceux de Naples, ils ont retrouvé ici les Algériens.

Louise Bosserdet mène une bohème paradoxale dans l'antique palais du ministre des Finances des Deys d'Alger. Terraciano ne peut rêver que sur sa pastéra napolitaine. Bascoulès regarde la place du Gouvernement de sa terrasse. Il appelle la mosquée " la locomotive " parce que le dôme et le minaret en évoquent irrésistiblement l'image.

Tona s'est enfermé à Saint-Eugène. Tarrou hésite entre les plages de la côte et les cafés d'Alger. Sanchez Granados vit dans une cage sous sa soupente.

Ce n'est pas tout. Nalard et Chouvet cherchent des formes nouvelles. Le premier est inquiet, le second un optimiste qui gâche le plâtre dans sa " salle de bains ". Etienne Chevalier rêve des ravins du Sahel; Bernasconi élabore sous les mimosas de Ben Omar des compositions et des farces dont Sanchez Granados est la victime. G. Delbays, caché dans sa verrière, dessine les plus jolies filles d'Alger.

Et il y en a beaucoup d'autres. Me pardonneront-ils de les oublier ?

De ce nombre sortiront les deux ou trois grands maîtres de demain. En attendant cette éclosion, tout le monde se réunit pour chanter des chansons grivoises dans une cave de la Pêcherie. Sur les murs décorés par un anonyme avec d'intelligentes images de pêcheurs algériens, il faudrait graver la phrase de Jules de Goncourt qui écrivait à Paul Passy en 1849 : " Décidément, mon cher, il n'y a que deux villes au monde: Paris et Alger. Paris la ville de tout le monde... Alger la ville de l'Artiste! ".