Un peintre moderne en Algérie
Henry Caillet

Marion Vidal-Bué

extraits du numéro 110, juin 2005, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 18-12-2010

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Henry Caillet, " Stora " (coll. part.).
Henry Caillet, " Stora " (coll. part.).


Un peintre moderne en Algérie
Henry Caillet
Marion Vidal-Bué

Henry Caillet fut l'artiste qui, le premier, exposa à Alger des tableaux abstraits ou proches de l'abstraction, et qui influença par son exemple plusieurs jeunes peintres algérois soucieux de s'inscrire comme lui dans la modernité de leur art.

Son installation dans notre capitale en 1923 fut le fruit d'un lourd concours de circonstances car né à Saint-Étienne le 24 juillet 1897, dans un pays d'industrie aux couleurs austères, Caillet ressentit en premier lieu la vocation de la sculpture, se destinant au professorat pour assurer sa vie matérielle. Mais la guerre de 1914-1918 bouleversa entièrement sa vie.

Aîné d'une famille de quatre enfants dont le père possédait une modeste entreprise industrielle d'émaillage et de peinture, il fit toutes ses études à Saint- Étienne, où il suivit les cours de l'École Pratique Industrielle, obtenant son diplôme d'études pratiques et industrielles appliquées à la sculpture sur bois et à l'ébénisterie en 1914. Il s'inscrivit également à l'école des Beaux-arts de Saint- Étienne en section architecture et décoration, et put y suivre l'enseignement entre 1913 et 1915, y recevant un premier prix de décoration en 1915.

À la déclaration de la guerre, en 1914, le jeune homme âgé de 17 ans devait encore accomplir deux années d'études pour être en mesure de passer ses examens à l'École nationale des Beaux-arts de Paris, en vue d'obtenir des diplômes nécessaires au professorat de dessin. Mais il dut quitter l'école pour la caserne...

Mobilisé en 1915 dans les chasseurs alpins, envoyé successivement sur les fronts des Vosges, de Champagne et de l'Aisne, il fut blessé en mai 1917 au Chemin des Dames, durant les grandes offen- sives. Une blessure au bras droit entraîna une paralysie presque tota- le de sa main, dont il ressentit toute sa vie les séquelles et qui l'empêcha de pratiquer la sculpture comme il l'ambitionnait. Renvoyé dans ses foyers avec une invalidité de 60 % , la Croix de guerre et la Médaille militaire, il trouva son père mobilisé malgré ses enfants en bas âge, et son entreprise captée par d'habiles affairistes, sa mère pratiquement sans ressources. Une bourse accordée par la ville de Saint-Étienne aurait pu lui permettre d'entrer aux Beaux-Arts de Paris, mais se trouvant dans l'impossibilité physique, par suite de ses blessures, de compléter par un travail rémunérateur son allocation, il dut occuper un emploi de garde jusqu'à ce qu'un bienfaiteur l'aide à continuer sa formation de dessinateur.

Marié en 1919, il partit habiter Lyon pour y travailler comme architecte décorateur et sculpteur sur bois dans une maison d'ameublement, jusqu'en 1922, année où il revint à Saint-Étienne pour assumer le poste de professeur de dessin et de composition décorative dans l'École Pratique Industrielle où il avait fait ses études.

En juin 1923, Henry Caillet quittait définitivement la France pour s'éta- blir à Alger où il allait pouvoir mener de front un métier créatif et une carrière de peintre. Les établissement Léveilley Frères, l'un des plus importants spécialistes de la décoration intérieure, lui offraient une situation d'ensemblier-décorateur, dans les grands locaux au 14, rue Colonna d'Ornano. Jusqu'en 1931, Caillet travailla donc avec Albert Léveilley, lui-même grand collectionneur d'art, ami et mécène des meilleurs peintres de la ville. Ce furent ensuite des ateliers du Minaret, autre importante maison de décoration d'Alger qui firent appel à lui comme ensemblier-décorateur, entre 1931 et 1934. Certains Algérois se souviendront de ce grand espace de la rue Michelet où les frères Famin proposaient de luxueuses créations, où Pierre Famin, lui-même peintre au goût raffiné offrait les murs de sa galerie aux expositions d'artistes locaux ou invités de la capitale parisienne.

Enfin, Caillet put s'installer à son compte, ouvrant son cabinet personnel de décoration et d'archite ture, faisant en outre office d'expert devant les tribunaux d'Alger à partir de 1931. Il assura ainsi la construction d'immeubles et de villas, la décoration d'appartements, de bureaux et de lieux publics, tels que le Café Anglais et le Café du Dôme à Alger.

Survint la Deuxième Guerre mondiale, avec le rappel des événements douloureux de la Première, qui l'entraînèrent à se mettre à la disposition de l'autorité militaire comme dessinateur d'étude: pendant toute la guerre il assura l'enseignement du dessin industriel à Maison-Blanche, à l'école Chauzy.

Durant toutes ces années, Henry Caillet n'avait cessé de travailler pour lui-même et d'exposer, conquérant l'estime de tous ses confrères pour la force et le sérieux de son talent, ainsi que la reconnaissance officielle. Il reçut, sur proposition du jury, le Grand prix artistique de l'Algérie en 1941, décerné par le Gouvernement général de l'Algérie. Ce même gouverneur général le nomma en 1945 membre du jury des bourses d'études artistiques en France.

Fortement marqué par ses origines stéphanoises et par les difficultés de sa jeunesse, de tempérament rigoureux, profondément sincère, Caillet resta un artiste indépendant, éloigné de toutes compromissions com- merciales, attaché à exprimer avec probité ses perceptions intimes de la nature, de l'humain ou du divin. Car profondément croyant, il réalisa aussi de nombreuses oeuvres d'inspiration religieuse, peintures et projets de vitraux.

À son arrivée en Algérie, sa peinture se montrait plutôt sombre dans son coloris, influencé par le cubisme dans sa forme, elle répondait selon le critique Louis- Eugène Angéli " à son goût de l'ordonnance dans une grave harmonie linéaire et picturale, à son besoin de simplification pour un aspect dépouillé et sévère ", (Algéria, n° 41, printemps 1955).

Ses gravures sur bois et ses illustrations participaient de la même veine et montraient bien cette primauté accordée au dessin.

Afin de se familiariser avec la lumière nord-africaine, qui l'éblouit dans les premiers temps, Caillet voulut visiter les régions côtières (il posa son chevalet à Chiffalo comme à Aïn-Taya), mais aussi à l'intérieur, la Kabylie où il prit plaisir à observer l'ordonnance architecturale des villages, et le sud vers Bou-Saâda, avant de choisir de travailler de préférence à Alger.

De cette époque datent des gouaches et des toiles agréablement colorées de tons frais, paysages aux arêtes vives et natures mortes solidement composées, comme tout ce que produit cet artiste féru de constructions équilibrées. Portant toutes ses recherches sur les volumes et la matière, il ne sera jamais tenté par l'orientalisme, dans le sens de l'exploitation systématique de la couleur locale. Pas de tableaux de foules, de marchés, donc, lorsqu'il peint des personnages, ils suggèrent une idée, un sentiment. Même confronté à l'exubérance du pays, Caillet restera un peintre de l'intériorité, attaché à établir une " synthèse du cérébral et du visuel ", comme l'écrivait le professeur Jean Lusinchi, attaché au Musée National des Beaux-Arts d'Alger (Algéria n° 13, mars-avril 1942).

Peu à peu, cette recherche le conduisit à une semi-abstraction dont les sujets étaient souvent puisés dans les thèmes éternels de l'art primitif ou de la foi religieuse chrétienne. On a pu alors évoquer à son propos l'art de grands peintres de l'École de Paris, tels Georges Rouault, dont il se rapprochait tant par les sujets que par l'emploi du trait noir sertissant des couleurs de vitraux, ou Alfred Manessier, " ce peintre abstrait touché par la grâce ". Ses dernières oeuvres avant son décès, le 28 août 1958 à Alger, recomposaient le réel dans des jeux de lumière et de volumes d'une grande sincérité.

Ayant participé aux expositions et salons des peintres d'Alger, et quoique s'étant peu à peu isolé pour peindre plus intensément, Caillet a suscité l'intérêt des jeunes artistes du pays et leur a montré une voie originale et différente. Des artistes nés à Alger autour de 1929 comme Louis Nallard, Maria Manton ou Marcel Bouqueton, qui choisirent l'abstraction picturale, ont reconnu ce qu'ils lui devaient.

Les critiques d'art ont su apprécier tout au long de sa carrière son apport au contexte algérien : dès 1928, M. Michel affirmait dans Notre Rive qu'il était un " trait d'union entre la métropole, l'esprit des Derain, des Vlaminck, et nos jeunes algériens ayant besoin d'un guide et d'un exemple ", (note : Notre Rive, mai 1928), tandis que Louis-Eugène Angéli le confirmait en 1955: " Son art ajoute une marque distinctive à la Peinture algérienne, prouvant sa diversité de plus en plus reliée à celle de l'École de Paris ", (note : Algéria, Printemps 1955).