Azouaou Mammeri,
l'un des premiers peintres berbères formés par la France

Marion Vidal-Bué

extraits du numéro 111 , septembre 2005, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 19-1-2011

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Azouaou Mammeri,
l'un des premiers peintres berbères formés par la France

Marion Vidal-Bué

Azouaou Mammeri, apprécié par Léonce Bénédite, conservateur du musée du Luxembourg et personnalité à l'origine de bien des initiatives en faveur du développement des arts en Algérie comme " le premier artiste algérien qui a peint selon des codes de représentation occidentaux ", était issu d'une famille kabyle de notables francophiles et avait lui-même assumé pour un temps la charge de caïd des Beni Yenni.

La revue Algéria publiait en juin 1955 son entretien avec le critique artistique Louis-Eugène Angeli, auquel il avait raconté comment, encore élève, il avait pris sur lui d'écrire à Prosper Ricard, lui aussi issu de l'école normale de Bouzaréa et président de son comité, alors inspecteur de l'enseignement artistique dans les écoles indigènes [une entité mise en place par le gouverneur Charles Jonnart dans le cadre de l'Université d'Alger afin de réhabiliter l'artisanat algérien]. Celui- ci voit son premier tableau et lui donne des recommandations. Revenu en Kabylie, Mammeri y rencontre en 1910 le peintre Édouard Herzig, un passionné voué à la sauvegarde des arts traditionnels, qui l'encourage et lui enseigne quelques rudiments techniques. Nous venons de lire, sous la plume de l'artiste lui-même comment, en poste d'instituteur à Gouraya en 1913, il fait la connaissance de l'un des artistes français les plus sincères dans ses représentations de la vie musulmane et de la nature du pays : Léon Carré, alors en villégiature dans la villa du gouverneur Jonnart. La carrière de Mammeri se détermine ensuite pour la plus grande partie au Maroc où il part comme instituteur, avant d'être nommé professeur de dessin au collège musulman de Rabat. C'est là qu'il parvient à la maturité de sa peinture, et conçoit des scènes centrées sur la vie traditionnelle (" L'École coranique ", " L'appel à la prière ") et des paysages d'une grande intériorité, oeuvres remarquées par le général Lyautey.

Dès sa première participation à une exposition collective au Pavillon de Marsan à Paris, ses deux toiles sont acquises par Bénédite, comme on l'a vu. Lorsqu'il s'enhardit à exposer seul à Paris, en 1921, l'un de ses tableaux entre dans les collections du musée municipal d'Alger; les écrivains Jean et Jérôme Tharaud rédigent un bel article dans Art et Décoration, où ils estiment que ce jeune musulman révèle " l'âme même du Maroc " et fait preuve d'une " audacieuse simplicité à nous rendre sensible cette vie si discrète, que nous autres étrangers, sommes toujours tentés de colorier et de romantiser à l'excès ". Plus tard, ils lui demanderont d'illustrer un de leurs plus beaux ouvrages, Marrakech ou les Seigneurs de l'Atlas. " Ce rêveur qui, le premier, le seul jusqu'à ce jour,[ ...] a fait pénétrer en la puissante vie intérieure, silencieuse et mystérieuse de l'âme musulmane ", écrira en outre à son propos Pierre Angel, dans son livre sur L'École Nord-Africaine dans la peinture contemporaine (1931).

Exposées à Alger en 1924, l'année où Mammeri a bénéficié d'une bourse d'études du gouvernement général pour l'Espagne (à la Casa Velazquez à Madrid), ses oeuvres font sensation, selon Louis-Eugène Angeli, " car elles fournissaient un exemple rare, sinon unique, de peintre musulman entièrement acquis à l'art vivant ". On le rapproche alors de Marius de Buzon, l'un des meilleurs peintres Abd-el-Tif fixé en Algérie. Ceux qui s'intéressent à l'art algérien se félicitent de cette percée d'un autochtone, le musée municipal d'Alger acquiert encore des oeuvres et la presse consacre le talent de ce " nouveau peintre oriental entre tant d'orientalistes ", dont " les deux plus belles qualités " sont, selon le critique de Notre Rive, une " notion d'atmosphère incroyablement pure, une vision puissante des masses et des plans " (1927).

Dans sa préface de l'invitation-catalogue à l'exposition " Azouaou Mammeri " à Paris en mai 1922 (l'artiste était alors professeur à Rabat), Léonce Bénédite, exposait d'emblée la question " du droit des musulmans à reproduire les images des êtres vivants par la peinture ", souvent évoquée pour expliquer l'arrivée tardive de ceux-ci sur la scène artistique :

Ce n'est certes pas une exposition banale que celle qui s'ouvre aujourd'hui... Voici, en effet, la première fois qu'un artiste musulman nous offre une exposition de peinture, et de peinture conçue tout à fait avec notre vision et nos méthodes occidentales [. ..] ". Par rapport aux écoles " où l'on cultivait l'étude des réalités vivantes, la figure humaine et le paysage ", expliquait-il, " tout autre nous semblait l'art arabe; nous le croyions étroitement borné, par la loi coranique, aux combinaisons exclusives du décor. Notre ami Si Azouaou Mammeri vient nous détranper aujourdhui ". Vrai musulman croyant et pratiquant, Algérien vivant au Maroc " citadelle de la religion musulmane ", Mammeri avait, selon Bénédite, consulté par scrupule avant de montrer ses œuvres " les plus grands tolbas à propos des libertés qu'on aurait pu l'accuser de prendre " et ceux-ci avaient été " d'accord avec lui sur la signification à donner au fameux passage relatif à l'interdiction de la reproduction des images ". " Ce qui est interdit, c'est de reproduire des images " qui portent une ombre ", c'est-à-dire des figurations sculptées, en un mot, ce qui pouvait devenir des idoles ".

Bénédite louait le courage de Mammeri " à sortir des sentiers battus et à montrer à ses jeunes coreligionnaires le chemin qui est le chemin de l'avenir " et concluait: " Souhaitons, pour le bien de 17slam, comme pour celui de la France, que Mammeri fasse des disaples et aidons-le, de notre côté, dans la tâche qu'il s'est donnée et dans la mission qu'il peut remplir ".

L'exposition de Mammeri à la galerie Charpentier à Paris en mai 1931 est placée sous le patronage du maréchal Lyautey, qui se réjouit " devant ces intérieurs et ces scènes de la vie orientale, d'une expression si fidèle et si juste " et affirme " c'est parce que vous avez su rester fidèle à vos moeurs, à vos croyances, à vos traditions, que votre art a du caractère, qu'il donne une telle impression de sincérité et qu'il plaira à tous ceux qui connaissent et aiment votre pays ". En effet, l'artiste poursuivit une carrière enviable et jalonnée d'expositions, du Maroc à sa Kabylie natale, puis à l'Arbâ Beni-Moussa, dans la campagne algéroise, où il prit sa retraite.

Le Grand Prix Artistique de l'Algérie lui fut décerné à titre posthume en 1955.