André Suréda peintre de l'Afrique du Nord
Marion Vidal-Bué

extraits du numéro 115 , septembre 2006, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 26-8-2011

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André Suréda peintre de l'Afrique du Nord
par Marion Vidal-Bué

ANDRÉ SURÉDA est né à Versailles le 5 juin 1872 et mort dans cette même ville le 7 janvier 1930, mais la plus grande partie de sa carrière de peintre s'est déroulée en Afrique du Nord et tout particulièrement en Algérie, à Alger, Oran et Tlemcen, avec de nombreuses incursions dans le Sud-Oranais. Il a également vécu à différentes reprises au Maroc, à Tanger, Rabat, Fès, Meknès, et surtout à Marrakech où il résida plusieurs mois d'affilée et a voyagé plusieurs fois en Tunisie, avec un séjour prolongé à Djerba en 1925. Il a enfin visité en 1927, pour un dernier périple, la Syrie alors sous mandat français, Jérusalem et la Palestine alors sous mandat britannique.

Il s'est formé à Paris, à l'École nationale des Beaux-arts et à l'Académie Julian, a fait ses premières armes de paysagiste en France, en Belgique, en Hollande, en Angleterre et en Italie comme tout artiste de sa génération, et pourtant son style personnel ne s'est pleinement affirmé dans toute son originalité qu'avec son travail passionné en Algérie où il s'installa pratiquement à demeure entre 1910 et 1920. Ayant toujours préféré l'observation de la nature et des individus aux études théoriques, il n'a eu de cesse durant toutes ces années, de forger sur place une œuvre qui s'est affirmée comme l'une des plus intéressantes que l'on ait consacrées à la fois aux mœurs et au paysage algérien.

Dans sa peinture " orientaliste ", il s'est montré un véritable créateur, en intégrant l'héritage de Delacroix et les tendances novatrices des nabis, entre autres, pour arriver à une manière de peindre à la fois très stylisée et très décorative, qui n'appartient qu'à lui et rend ses œuvres immédiatement reconnaissables par tout observateur moderne.

" Fillette d'Alger au chat noir ", feuille d'études,
" Fillette d'Alger au chat noir ", feuille d'études, (coll. part.).

Magnifique dessinateur et coloriste subtil, il s'est attaché totalement à la poursuite de ce que l'on pourrait définir comme un long rêve de beauté orientale, créant un univers poétique à partir de la réalité préservée de la vie traditionnelle des communautés musulmanes ou juives, réinterprétant des thèmes qui prolongent les légendes des Mille et Une Nuits.

Suréda fut le peintre attachant de la séduction orientale, des moments de rêverie voluptueuse tels qu'on les prête généralement à la civilisation musulmane, ceux où l'homme et la femme sont alanguis dans un jardin où murmurent l'eau d'un bassin ou quelque oiseau familier. Dans les nombreuses scènes féminines peintes à Tlemcen, les jeunes Mauresques parées de voiles irisés et de tiares dorées se détachent entre les branches de cerisiers en fleurs, parmi les oiseaux. Lorsqu'il peint la vie de l'oasis, il enfouit ses personnages, toujours des femmes gracieuses et de beaux cavaliers en burnous, dans la profondeur des palmiers chargés de dattes dorées. Les esclaves noires éventent leurs maîtresses sous les arcades blanches ombragées de bananiers, et leur offrent des plateaux de fruits tentateurs, tandis qu'une musicienne fait résonner la flûte ou le tambourin.

Mais il fut aussi un observateur pénétrant, le peintre des mendiants et des aveugles, des ruelles sombres de la Casbah d'Alger où attendent les prostituées, celui des femmes éplorées sur la tombe d'un cimetière israélite, des rabbins en prière dans la synagogue et des étudiants musulmans méditant leur lecture, comme celui des scènes de fanatisme religieux. Il livrait alors des expressions dramatisées, des traits de visage accentués, des poses intenses. Il fut capable de produire des œuvres sombres par le thème lui-même comme par son traitement: des Aïssaouas en pleine transe, un derviche possédé par le rythme, un charmeur de serpents décharné, des Juifs exprimant un mysticisme inquiet dans la sévérité de leur visage et de leur attitude.

Suréda a certainement hérité de ses aïeux espagnols cette propension affirmée à percevoir le caractère tour à tour dramatique ou langoureux propre aux gens du Sud et de l'Orient, tout comme son attirance pour leur civilisation et leurs manifestations religieuses. En outre, tous les décors qu'il découvrit en Afrique du Nord touchèrent d'emblée sa sensibilité, sans nul doute par atavisme : les patios aux vasques bruissantes, les plantes envahissantes, les arcades, les arabesques et les stucs, de même que la musique et les gestes des habitants des contrées ensoleillées.

Son arrière-grand-père majorquin, Don Bartolomé Sureda y Miserol, fut un peintre ami de Goya, qui fit son portrait et celui de son épouse, et, très apprécié par le roi Carlos IV, occupa d'importantes fonctions officielles comme celle de directeur de la manufacture royale de porcelaine de Buen Retiro à Madrid. Son grand-père, architecte et intendant de la cour d'Espagne sous le règne de Ferdinand VII, suivit la reine Marie-Christine dans son exil en France et devint avec son épouse un proche collaborateur de Viollet-le-Duc. Enfin, son père lui-même fut architecte et inspecteur des Monuments historiques. Lorsqu'il mourut, sa veuve, la mère d'André Suréda, s'installa à Tlemcen où elle possédait une maison, non loin d'une de ses filles également établie dans la ville avec sa famille.

Suréda avait fait connaissance avec Alger dès 1896, en allant assister au mariage de l'une de ses sœurs avec Eugène Recazin, d'abord employé au Crédit Foncier Algérie-Tunisie avant de devenir directeur de la succursale de cette banque à Rouiba ( II sera l'initiateur d'une belle réalisation immobilière à Baraki, dans la Mitidja, connue sous le nom de Cité Recazin.), Le peintre y revint souvent, avant d'ouvrir son principal atelier à Alger en 1910, au 12 rue Berthelot, d'où il dominait les jardins du boulevard I,aferrière ( Surplombant l'endroit où serait érigé en 1928 le célèbre Monument aux Morts de Paul Landowski.). Il devint rapidement un acteur très en vue de la vie artistique algéroise, remarqué à chaque Salon des Artistes algériens et orientalistes pour l'originalité et la force de ses créations. Il adhéra aussi au Syndicat des Artistes professionnels algériens présidé par Maxime Noiré, exposa avec éclat au Salon d'automne d'Alger, tout en continuant à montrer ses oeuvres à Paris dans les grands Salons où la critique se montrait également impressionnée par son ardeur au travail et son talent.

En 1911, l'année suivant cette installation à Alger, il put exposer une exceptionnelle série de lithographies consacrées à la vie nocturne de la Casbah d'Alger, " La Casbah mystérieuse ", qui révélaient des aspects inquiétants de ruelles obscures hantées de chats sauvages et de fantômes blancs. De grandes compositions à l'huile mettant en scène des femmes mauresques dans des décors typiques de maisons algéroises, de terrasses, de jardins ou de cimetières, marquèrent, également son enthousiasme pour un orientalisme revisité, et l'État acheta plusieurs de ses œuvres.

Mobilisé à Oran lorsque la guerre survint, il dut être hospitalisé et réformé en raison d'importants troubles de santé d'origine rénale, et s'installa alors à Tlemcen auprès de sa mère. C'est de là que datent quantité de dessins et de peintures mêlant étroitement les paysages de la région et les figures des musulmans et des juifs, à l'étude desquels il se consacra avec ardeur. Durant plusieurs années, il s'attacha presque exclusivement à ne voir, à ne rechercher que les visages et les attitudes caractéristiques. Des centaines d'études au crayon, à l'aquarelle, au pastel ou à la gouache s'accumulaient dans son atelier, témoignant de sa conscience d'artiste comme de sa curiosité humaine. Elles lui servaient à composer ses grands tableaux pour les Salons de peinture d'Alger ou de Paris, et c'est une part de son œuvre qui est toujours très appréciée des amateurs pour son authenticité et sa spontanéité.

Souvent, des références aux architectures de la ville ancienne de Tlemcen s'insèrent dans ses grandes gouaches : on y découvre par exemple les murailles de Mansoura, les arcades d'un tombeau du Bois sacré, les maisons blanches étalées sur les collines, les terrasses et les minarets dans le lointain. Les musulmanes vont puiser de l'eau à la fontaine ou brûler des cierges devant le tombeau du marabout; elles portent des corbeilles d'oranges et de grenades, elles sont toujours parées, toujours énigmatiques, et souvent, derrière elles, passe un homme en burnous sur son âne, image immémoriale de la vie traditionnelle.

" Tout est véridique, même sous les apparences de la plus libre fantaisie ". " Il semble qu'il nous dise des contes et des histoires merveilleuses et pourtant tout est vrai, vu et rigoureusement exact, des éléments dont il tisse ce merveilleux ", écrivait J. Girod dans L'Afrique du Nord illustrée ( Girton (I.), André Suréda, in L'Afrique du Nord illustrée, Noël 1927.).

Il restitua dans un style très différent la vie de la communauté juive, tellement importante à l'époque à Tlemcen. Quoique catholique lui- même, il voulut observer et comprendre les manifestations essentielles de leur religion et de ses rites, et fut l'un des seuls, sinon le seul parmi les peintres de l'Algérie à peindre à l'intérieur des synagogues et dans les cimetières israélites. Il y mit en exergue par la stylisation de sa peinture, le côté dramatique, une certaine tension des individus, même dans les moments les plus ordinaires de la vie. Cet intérêt pour la vie judaïque se poursuivit d'ailleurs au Maroc, où il peignit en 1919 l'un de ses tableaux les plus frappants, " Les funérailles d'un rabbin au Maroc " ( Œuvre conservée dans le Dépôt de la Ville de Paris à Ivry-sur-Seine, reproduite p. 164-165 de la monographie consacrée à André Suréda par M. Vidal-Bué.).

À Oran, le peintre trouva un ami et un soutien précieux en la personne de M. Louis Blanchet, propriétaire d'un important magasin de fournitures pour artistes et pour la décoration intérieure, situé 8 rue de l'Hôtel-de-Ville. M. Blanchet ne cessa jamais, durant les années qu'il passa en Algérie, d'encourager son peintre préféré, de lui faire des commandes personnelles, de l'aider à vendre ses œuvres, de lui procurer des introductions dans la ville pour trouver des modèles, de lui signaler les événements susceptibles de l'intéresser dans les milieux officiels. Certain que la postérité retiendrait le nom de Suréda, il garda soigneusement les lettres que l'artiste lui adressait depuis Tlemcen, ou bien au cours de ses voyages dans le Sud-Oranais et au Maroc tout proche. Ses descendants les conservèrent à leur tour, avec les nombreuses œuvres acquises par cet amateur clairvoyant, paysages d'Oranie ou portraits, tous frappants de vérité.

André Suréda fut en outre un graveur et un illustrateur de grand talent, qui commença dès 1900 avec un roman d'Albert Fermé, Le Touareg, et les récits algériens de Guy de Maupassant, Au Soleil. Lorsque les écrivains Jean et Jérôme Tharaud lui demandèrent en 1921 de créer les illustrations d'une édition de bibliophilie de leur livre Marrakech ou les seigneurs de l'Atlas, le peintre partit avec joie pour plusieurs mois à Marrakech où le maréchal Lyautey l'accueillit dans la Résidence de France, le somptueux palais de la Bahia. Il devait illustrer deux autres beaux livres écrits par les frères Tharaud, La Fête arabe qui conte l'histoire d'une oasis progressivement dénaturée par l'occidentalisation désordonnée, et L'An prochain à Jérusalem, qui s'attache à l'épopée du sionisme. Cette dernière commande lui donna l'occasion de découvrir la Palestine, en même temps que la Syrie où il cherchait l'inspiration pour les illustrations du roman moyenâgeux de Maurice Barrès, Un jardin sur l'Oronte.

Avec le livre publié en 1929 par Louis Bertrand, Nuits d'Alger, s'acheva sa dernière contribution à la littérature.

" Juives au cimetière ", Musée Rolin, Autun.
" Juives au cimetière ", Musée Rolin, Autun.

Chacun des trois pays de l'Afrique du Nord lui a apporté une révélation particulière, des sensations et des images renouvelées qu'il a traduites de façon bien différenciée, opérant à chaque fois une nouvelle manière dans son style. En Algérie, ce fut la curiosité toujours en alerte devant le spectacle de la vie locale, une sorte de boulimie de personnages aussitôt dessinés qu'observés, mais aussi l'intimité avec la nature, enfin, la découverte du Sud et ses éblouissements. Au Maroc, il épura son art pour mieux restituer la noblesse d'une civilisation ancienne et pleine de beauté, sa peinture se simplifia, son coloris gagna en intensité, il se plut à peindre les seigneurs mais aussi les artisans et les splendides paysages de montagne. En Tunisie, devant la luxuriance et la paix de l'île de Djerba, il poussa à l'extrême sa stylisation de la nature, décidant en pleine maturité de faire de la flore et de la faune ses sujets de prédilection, fusionnant étroitement figures et décors.

Ses dernières émotions de découvertes eurent lieu au Proche- Orient; toutefois ses ennuis de santé s'y accentuèrent, et la maladie l'emporta à l'âge de 58 ans.

André Suréda avait épousé en 1922 une artiste versaillaise, portraitiste distinguée. Le couple n'eut pas d'enfant. Sa veuve, Alice Suréda, fit de son vivant, en 1948, un don de plus de vingt tableaux au musée Demaeght, dans cette ville d'Oran que son mari avait tant aimée. Les œuvres y sont toujours conservées dans l'actuel musée Zabana, mais hélas, bien peu accessibles. Avant sa mort, Alice Suréda avait désigné comme exécuteur testamentaire le sculpteur animalier d'origine oranaise Georges Hilbert (Georges Hilbert (Oran 1900 - Sèvres 1982) était le fils du médecin-vétérinaire en chef du département d'Oran, installé à Ain-Témouchent. Il s'intéressa dès son plus jeune âge aux animaux, et après ses débuts aux Beaux-Arts d'Oran, continua sa formation aux Arts décoratifs et aux Beaux-Arts de Paris, où il s'installa comme sculpteur. Il réalisa notamment cinq bas-reliefs pour la fauverie du Jardin des Plantes. Lauréat en 1928 de la Fondation Blumenthal, créée par une mécène américaine en faveur de l'art français, il en devint le secrétaire-général et géra à ce titre le legs d'Alice Suréda, la veuve du peintre.), qui compta parmi
les amis versaillais du couple.

En tant que secrétaire général de la Fondation Florence Blumenthal pour l'art français, Hilbert se chargea de répartir le fonds d'atelier Suréda dans les institutions de sa ville natale de Versailles. Le Musée Lambinet et la bibliothèque municipale de Versailles reçurent donc un nombre important de peintures, de dessins, de gravures et de livres de bibliophilie illustrés par l'artiste. D'autre part, grâce aux liens de Georges Hilbert avec le conservateur du Musée Rolin, qui n'était autre que l'ancien conservateur du Musée Demaeght d'Oran, M. Gustave Vuillemot, la ville d'Autun hérita à son tour d'un passionnant fonds de peintures.

Suréda fut reconnu de son temps comme un grand artiste, et l'un des meilleurs orientalistes modernes, par les plus renommés des critiques d'art qui louaient régulièrement ses capacités créatrices et sa fantaisie poétique. Toutefois, trop modeste et plus intéressé par la réalisation de son art que par son exploitation matérielle, il ne se soucia guère d'accroître sa renommée auprès du grand public par des succès mondains. Il mérite amplement d'être redécouvert aujourd'hui, et mis à sa juste place parmi les artistes de l'Algérie.

Mauresques sur la terrasse, Alger ", 1911 (coll. part.)
" Mauresques sur la terrasse, Alger ", 1911 (coll. part.)

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Les tableaux illustrant le présent article sont extraits du livre de Marion Vidal-Sué: André Suréda, peintre orientaliste, Algérie, Maroc, Tunisie, Syrie, Palestine, aux éditions de l'Amateur.