La poterie modelée d'Afrique du Nord,
dite " poterie kabyle " (première partie)

L'auteur :
Jean Couranjou, né à Alger, est issu d'une famille qui y était installée depuis 1882. Directeur de recherches à l'I.N.R.A. (Institut national de la recherche agronomique, département génétique et amélioration des plantes) jusqu'en 1994; il est aujourd'hui à la retraite. Passionné d'Algérie, il a progressivement constitué une collection d'objets traditionnels (utilitaires, d'apparat et rituels) relatifs à l'Afrique du Nord et à divers pays islamiques, allant de la préhistoire à l'époque actuelle. Mais les carreaux de faïence constituent sa collection la plus importante car ses recherches personnelles, menées depuis 1965, concernent la faïence de revêtement importée de pays très divers dans la Régence turque (1518-1830). Dans ce domaine qu'il a passablement élargi, il a réalisé de nombreuses découvertes. Elles l'ont amené à la réalisation d'un très important ouvrage, actuellement non édité. Il est en relation avec des chercheurs de divers pays, et publie dans des revues spécialisées d'Espagne et des Pays-Bas. Il est aujourd'hui chercheur associé au Centre de recherche sur les archéomatériaux (Université de Bordeaux 3, CNRS. U.M.R. 5060).
Son site : http://arts.medit.occ.pagesperso-orange.fr/

extraits du numéro 96, décembre 2001, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 1-1-2010

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Qui, en Afrique du Nord, n'a eu l'occasion de découvrir ces poteries campagnardes, souvent dites en Algérie et de façon restrictive, kabyles ? On peut voir, en effet, en Grande et Petite Kabylie, sur le chemin de la fontaine, ces femmes portant sur leur dos, l'amphore décorée ou non (fig. 1). Mais ces scènes se retrouvent dans les trois pays, car loin de se cantonner à la Kabylie, je devrais dire aux Kabylies, ces poteries rustiques au sens premier Cu terme puisque précisément, elles sont exclusivement rurales, sont confectionnées d'un bout à l'autre de l'Afrique du Nord sans presque de solutions de continuité géographique (fig. 2). Certains les ont peut-être regardées avec désintérêt, voire avec dédain. D'autres en ont acquis au hasard de leurs pérégrinations. Il en est qui les ont considérées avec curiosité, voire avec intérêt, au point même de les collectionner, de s'y attacher et d'essayer d'en savoir plus, notamment grâce aux rares travaux de quelques chercheurs en la matière.

C'est mon cas depuis de longues années. A force de " chine " et grâce à la générosité de quelques amis, j'ai réuni d'une part, une collection de pièces représentant à peu près les diverses régions d'Algérie (et quelques-unes des deux pays voisins), d'autre part, un certain nombre du peu d'ouvrages et d'articles de revues spécialisées,traitant tel ou tel aspect du sujet. A partir des éléments sérieux de connaissance que j'ai pu rassembler, j'ai regroupé et ordonné l'ensemble des questions relatives à ces poteries dans un diaporama que j'ai réalisé et présenté par ailleurs. Le texte qui suit en est une adaptation. Il m'est agréable de faire ainsi partager les résultais et les joies de plus de trente ans de cueillettes aléatoires. Mais je ne suis ni vraiment spécialiste, ni réellement chercheur en la matière. Je n'ai, en effet, jamais opéré sur le terrain, comme il se doit pour cela, si ce n'est celui des marchés aux puces, des brocantes et autres hôtels des ventes; et mes modestes recherches, surtout livresques, se sont essentiellement limitées à localiser (ou au moins essayer de le faire) la provenance des pièces acquises, tout au plus à approfondir les connaissances des styles régionaux.

Au cours de la période française, divers auteurs ont étudié cette poterie campagnarde d'Afrique du Nord : ethnologues professionnels ou amateurs éclairés, et surtout archéologues; ces derniers, pouvaient ainsi étudier, si j'ose dire, in vivo, des techniques du passé pré ou protohistorique, survivances de la nuit des temps. Toutes qualifications confondues, ce sont surtout Van Gennep dans les années dix et vingt; Gobert pour la Tunisie dans les années quarante; Hélène Balfet dans les années cinquante à soixante-dix pour l'Algérie; Camps dans les années cinquante et soixante.

D'autres ont suivi comme Hakenjos dans les années quatre-vingt pour l'ensemble de la céramique marocaine; Véronique Fayolle dans les années quatre-vingt-dix pour la poterie modelée de Tunisie. Divers auteurs ont apporté aussi leur contribution comme Roubet dans les années soixante pour la Kabylie, et, dans les années soixante-dix, Gatineau pour la Tunisie, Delpy pour le Maroc, Musso pour la poterie votive de Grande Kabylie. Naturellement, on ne peut passer sous silence l'ethnologue Servier qui a étudié sur le terrain dans les années cinquante, les mœurs et les coutumes de très nombreuses régions d'Algérie. C'est à partir de ces études menées sur une grande partie du territoire des trois pays, qu'a été synthétisé ce qui suit et auquel j'ai apporté ma modeste contribution.

1. Comparaison visuelle avec les poteries manufacturées du Maghreb

3. Comparaison des différents types de poterie confectionnées en Afrique du Nord
3. Comparaison des différents types de poterie confectionnées en Afrique du Nord
(A : faïence de Fes du XVIIIe; B: faïence de Djerba actuelle; C : poterie brute de Tunisie; D : poterie
traditionnelle de l'Est algérien).

Pour éviter toute confusion, il convient de distinguer la poterie campagnarde de celles manufacturées, également nord-africaines (fig. 3). Ces dernières sont représentées par des pièces de divers types. Les belles faïences de forme sont les plus élaborées, en particulier celles de Fès (17e et 18e, fig. 3A), recherchées par les collectionneurs, et aujourd'hui celles de Safi et celles de Nabeul. La poterie émaillée à fond jaune et motifs plus simples (fig. 3B), confectionnée à Djerba et à Nabeul, est plus ordinaire. Enfin, la Tunisie produit en nombre des amphores, cruches et gargoulettes en terre nue (fig. 3C). Ce sont là les principales formes; il en existe d'autres. Faïence et poterie émaillée présentent une vive polychromie, tandis que la poterie campagnarde qui nous intéresse ici (fig. 3 D), se cantonne dans les teintes naturelles des terres. En outre, à la différence des autres qui, elles, sont cuites à hautes températures dans les fours spécialement conçus, elle présente généralement sur la surface, une zone noircie, témoignant d'une cuisson précaire et fruste. Le décor diffère passablement; à la souplesse et à la curvilinéarité de ceux des poteries industrielles, s'oppose la rectilinéarité caractéristique de celui de la poterie campagnarde. Une constante est la progressivité du passage des appendices, comme l'anse au corps de la poterie, résultant en un profil sans rupture de courbe, contrairement à celui des pièces manufacturées. On peut observer une certaine irrégularité dans le profil ou dans l'aplomb ; celle de la rotondité de la forme témoigne d'une confection sans l'usage de l'instrument du potier : le tour. C'est que, contrairement aux trois autres types de poteries, la campagnarde ne sort pas des mains du professionnel mais uniquement de celles des femmes de la maison pour leurs besoins propres; on verra qu'elles ne sont pas tournées mais modelées. Contrairement à celles du potier (et du faïencier), traditionnellement, ces poteries ne sont donc pas destinées à la vente et, sauf exceptions, ne font pas l'objet d'un commerce.

poteries manufacturées
poterie campagnarde
mode de confection
tournage
modelage
matière et teintes du décor
faïence
minérale (terres, pierres) ou végétale (ocres, brun, noir)
motifs
souples et curvilignes
très généralement rectilignes
cuisson
en four à haute température
précaire, en bûcher primitif, laissant des plages noires
main œuvre
professionnelle masculine
domestique féminine
destination
commerciale
personnelle (exceptionnellement commerciale)
lieux de production
rares et localisés, urbains
multiples, ruraux
rythme de production
journalier
saisonnier (sauf exceptions)

Les poteries manufacturées, elles, sortent journellement d'ateliers en nombre limité et souvent urbains comme c'est le cas à Djerba pour lapoterie brute ou à Safi pour celle de faïence. Au contraire, les poteries campagnardes sont habituellement confectionnées, au moins en Algérie, à une seule période de l'année, et comme je l'ai dit, de façon quasi continue, d'un bout à l'autre de l'Afrique du Nord.

Ainsi pour différencier les poteries qui nous intéressent- ici des autres poteries nord-africaines, peut-on les désigner aussi bien comme traditionnelles, ou rurales, ou féminines, ou modelées (terme qui leur est généralement consacré); de plus les modèles sont représentatifs, par leur forme et surtout leur décor de la tribu et Dieu sait que leur nombre est élevé.

Il conviendrait d'ajouter ici un autre type de poterie campagnarde, distincte de celle qui nous intéresse et qui, pour cette raison, n'est pas traitée ici. Non pas modelée mais moulée, elle est confectionnée au Maroc par les hommes dans la zone sud de celle intéressant la poterie modelée. Après avoir distingué la poterie modelée des autres poteries nord- africaines, nous allons en examiner successivement la confection, les règles générales qui en régissent la décoration, les diverses formes réalisées, pour terminer avec les différents styles selon les régions. Au long de cette analyse qui sera fractionnée en plusieurs sections, l'Algérie sera mise au premier plan, l'extension aux deux autres pays ayant pour but de mettre en relief l'homogénéité des principes régissant cette production dans toute l'Afrique du Nord.

2. Confection : techniques et instruments

C'est donc au même titre que la quête de l'eau, les travaux domestiques et les activités culinaires, que la confection des poteries modelées est une occupation strictement féminine.

Techniques et instruments varient quelque peu selon les régions. Traditionnellement, dès la fin avril, les femmes du village entreprennent la confection des pièces qui vont servir aux différents besoins de la maison et du culte, en remplacement de celles de l'année précédente dont le nombre et la qualité ont subi les atteintes dues a leur grande fragilité. Ce sera l'occasion pour les petites filles d'acquérir auprès des anciennes, la formation nécessaire à ce travail qui va durer plusieurs semaines. Dans certaines tribus de Grande Kabylie, on leur fait consommer l'oeil grillé du mouton pour l'acquisition du sens artistique nécessaire à la décoration (Servier).

La récolte de la terre est la première préoccupation. Le plus souvent, chaque douar a ses gisements, dont les filons à flanc de pente ou d'oued sont connus; parfois leur emplacement constitue un secret bien tenu; le creusement d'un puits peut être une source occasionnelle de matière première. Par nécessité ou par choix pour les poteries particulièrement fines, la terre peut être amenée de loin. Une fois extraite, avec l'aide éventuelle d'un homme de la famille, elle est transportée dans les chouari à dos d'âne jusque devant la maison. Elle est broyée au rouleau, débarrassée de ses impuretés (cailloux, racines) et tamisée avant d'être humectée ou laissée quelques jours à la pluie; c'est l'opération du pourrissage, préparation indispensable bien connue des potiers, qui va donner la souplesse nécessaire. Mais une terre trop grasse, outre qu'elle risque de se montrer difficile en collant à la main, se fendra ensuite à la cuisson. Il faut donc procéder au dégraissage, technique qui consiste à incorporer en proportion convenable (souvent autour d'un tiers) une matière non plastique préalablement finement pilée. Dans la plupart des régions, il s'agit de tessons de vieilles poteries; c'est la chamotte ou tafoun des Tunisiennes. On peut d'ailleurs, en Kabylie, trouver près des habitations, des broyeurs primitifs pour tessons ou, selon la saison, pour olives; ce sont des rochers presentant une légère dépression en cuvette sur laquelle est posé un pros galet (Musso). Dans d'autres regions de Tunisie, on utilise la calcite broyée directement ou après passage au four; mais ailleurs (Ouarsenis, sud de Tlemcen, Aït Khelilli de Grande Kabylie), le sable remplit cet office; chez les Aït Khelilli, riche en mica, il donne aux pièces leur éclat particulier.

5. Confection du colombin.
5. Confection du colombin.

La terre prête, la confection peut commencer. La potière prépare le nécessaire : argile dans des couffins, jarres d'eau, barbotine et supports. Dès lors, les opérations vont se dérouler au sol sur lequel on commence par disposer autant de supports, le plus souvent ronds (kafeb en Tunisie, rotala dans le Rif...) qu'il y aura de pièces à confectionner. Selon le cas et la région, en bois, en liège, en terre cuite, ou en bouse de vache pétrie et durcie, parfois surélevé sur un plat retourné, le support va servir de base à l'objet à élaborer; il pourra de temps en temps subir une rotation pour éviter à l'opératrice de se deplacer autour de la poterie au cours du travail; mais rien à voir avec le tour ni même avec la tournette, instrument intermédiaire pouvant tourner sur un axe mais sans mécanisme moteur. Le support n'est pas la règle absolue, la confection pouvant se faire à même le sol, pourvu qu'il soit plat et après qu'il ait été sablé pour éviter l'adhérence. De même avant usage, le support est saupoudré de sable ou recouvert d'un chiffon ou d'un disque de sparterie.

Une boule de terre est alors confectionnée dont la taille est proportionnelle au diamètre de la poterie à réaliser. Elle est appliquee sur le support et progressivement aplatie à la main, de façon à devenir un disque épais, le plus rond possible. Dans certaines régions, la potière a l'habitude de presser le centre plus que le bord, pour donner dejà à cette première pose une légère forme de récipient, ce qui va surtout faciliter la pose suivante et son adhérence. Au contraire, au Cap Serrat (nord tunisien), l'opératrice forme un sillon périphérique destiné à recevoir l'apport suivant, en l'occurrence le colombin. Le travail se poursuit en effet, par superposition de colombins successifs à partir de la périphérie du disque; leur fixation est assurée par pression (fig. 4). Le colombin est un boudin d'argile, long et régulier, soigneusement obtenu par roulage entre les mains (fig. 5). Tout au long de cette opération, la potière lisse les parois externes en les humidifiant à la main. L'instrument de lissage est l'estèque, lui-même trempé au cours de son usage (fig. 6). La nature de cet instrument toujours assez primitif est le plus souvent une raclette de bois (Sahel et Mogods pour la Tunisie, Kabylie pour l'Algérie...); mais il varie selon les régions : côte de chameau dans le Dahar tunisien, corne de chèvre dans les Traras, couteau dans le Hodna, dos de peigne dans le Zehroun, débris d'empeigne de babouches dans la zone nord-rifaine, morceau de cuir... Bref, tout instrument apte à racler sera adopté de façon à remonter la terre et à en enlever les excédents, tout en maintenant de l'autre main la face interne de la poterie pour éviter l'effondrement de la piece fraîche en cours de réalisation (fig. 6), Ainsi au fur et à mesure, la paroi est régularisée et amincie.

Pour les pièces larges comme les plats et les jattes, l'intérieur, compte tenu de la concavité, est lissé à l'es- tèque souple (découpée dans de vieilles semelles de caoutchouc) en Tunisie aussi bien dans les Mogods que dans le centre. Pour les poteries grossières que sont les kanoun, le polissage peut être fait directement a la main.

Non sans avoir fait subir quelques rotations au support, en confectionnant plusieurs poteries en même temps de façon a laisser se faire un léger séchage au fur et à mesure, progressivement les formes apparaissent au gré de leur réalisatrice avant d'atteindre leur aspect définitif.

Pour les pièces larges comme les plats et les jattes, il ne reste qu'à confectionner la lèvre du bord dont la forme varie selon la région. Les pièces verticales sont à compléter par la pose d'accessoires de préhension et d'écoulement, opérations là encore menées conjointement pour les différents corps de poterie. Nombre de pièces ne comportent qu'un accessoire, celui assurant la préhension ou celui permettant l'écoulement.

L'anse est confectionnée à partir d'un colombin. Pour les pièces de grande taille que sont les amphores a transporter l'eau et pour lesquelles les anses sont soumises à des forces importantes, la technique de fixation est particulière; il s'agit d'un chevillage après perforation du corps de l'amphore, aux deux ou trois points d'attache. Pour les poteries de tailles plus modestes, la fixation se fait à la barbotine, c'est-à- dire une terre plus mouillée. Les récipients très pansus que sont les pots à lait (halleb), sont munis d'une sorte d'anse de panier fixée au-dessus de la très large ouverture du pot (fig. 7A). Sa confection nécessite la pose préalable d'un bâtonnet pour supporter le colombin. Dans tous les cas, dans la zone de contact de l'anse avec le corps de la poterie, un ajout de terre convenablement lissée renforce la fixation et donne à ces poteries modelées un aspect particulier comme on le verra aussi pour les tubes d'écoulement.

Les accessoires d'écoulement peuvent compléter les récipients verticaux. Ils prolongent toujours une perforation dans la panse, faite avant fixation. Ils sont de deux sortes : le bec tubulaire court, plus ou moins large, éventuellement évasé; pour les pots pansus que sont les halleb (fig. 7A), le tube à pont pour les autres (fig. 7B). Dans les deux cas, après que l'ouverture ait été pratiquée dans la panse, la potière roule un colombin a la taille correspondante, qu'elle perce progressivement de part en part dans sa longueur par un bâtonnet. Pour le bec tubulaire court, une fois la fixation assurée, on procède du doigt mouillé, au lissage de la paroi interne et dans certains cas, à l'évasement du bord. Le tube d'écoulement, beaucoup plus long, nécessi?
te l'adjonction à la partie supérieure, d'un pont le reliant au col. Dans les deux cas, comme pour les anses, un ajout de terre convenablement lissé assure aux points d'insertion, une bonne transition avec le corps de la poterie : à ce niveau, la souplesse du profil qui en résulte caractérise la silhouette de la poterie modelée, la différenciant de celle de la poterie tournée (fig. 7). Le tube à pont peut servir d'anse et d'accroche à un clou mural; aussi les auteurs le dénomment-ils souvent anse à pont. D'autres accessoires peuvent être mis en place, les uns nécessaires : oreilles de préhension, repose-marmite de kanoun, pointe de tajin..., les autres, décorations propres à la région : ergot sur l'anse, téton de panse...

Nombre de poteries rituelles comportent un pied creux tronconique. Il est confectionné à part au colombin, ouvert sur son grand diamètre de base et fixé par son extrémité étroite au corps de la pièce; l'ensemble reposera sur la partie large du pied. Si la forme du corps de la pièce avant confection du pied permet de le poser retourné sur le sol, il est utilisé dans cette position comme support pour le modelage du pied...

10. Polissage final, ici à la coque de bivalve.
10. Polissage final, ici à la coque de bivalve.



La confection est terminée; le décor en relief peut être réalisé. Cette pratique n'intéresse que les pièces à feu (kanoun, marmites) et encore dans quelques régions seulement (fig. 8). Dans l'Aurès où le décor peint est rare, elle est plus généralisée. Le décor en relief est obtenu, avant une déshumidification trop poussée, à partir de boulettes ou de colombins éventuellement moulés au doigt. Le décor en creux par impressions fines, lui, est fait à l'estèque ou à la pointe de roseau, selon les régions. Après ces opérations, on procède au lissage, traitement de surface par passage léger des mains trempées dans l'eau ou mieux dans la barbotine, suivi dans certaines régions, par le passage d'un linge mouillé. La surface interne peut être lissée de la même manière si les dimensions du goulot sont suffisantes, ou à la cuiller en cas contraire, mais généralement elle est laissée en l'état. Le lissage peut être complété par un polissage mais le plus souvent celui-ci est pratiqué après l'engobage.

Puis c'est l'engobage, pratique très répandue, sauf dans certaines régions en particulier Rif et Zehroun au Maroc, et Monts des Traras dans l'extrême ouest algérien. Il consiste à enrober tout ou partie de la poterie, de l'engobe (fig. 9), colorant obtenu en délayant après broyage soit une marne blanche, soit une argile ferrique pour le roue. L'engobage se fait directement a la main ou au moyen d'une boule de laine, d'un tampon de tissu ou d'un pinceau sommaire. Dans certaines régions, engobes rouge et blanc, combinés en registres, peuvent constituer le seul décor.

Ensuite, au fur et à mesure de la déshumidification, on procèdé en plusieurs fois au polissage final. Pour cela, on utilise les instruments naturels environnants. Le plus utilisé est le galet de rivière (Kabylie, nord-ouest et centre de la Tunisie, Zehroun marocain...), mais il en existe d'autres comme la coque d'un bivalve (fig. 10; zones côtières du nord de la Tunisie...); la coquille d'escargot est utilisée au Maroc (Rif et Zheroun), en Algérie (Aurès, Hodna) et dans une zone du centre de la Tunisie; là, la potière enfile à chacun de ses doigts de la main sauf le pouce, un gros escargot et d'un mouvement ample et semi-circulaire, en frotte la poterie. Ailleurs, on utilise d'autres instruments : rafle d'épi de maïs, cuir, chiffon mouillé... Dans certaines zones de Grande Kabylie, un long polissage permet aux surfaces en rouge d'acquérir un brillant dispensant du vernissage après cuisson.
Arrivée à un certain niveau de déshydratation, la pièce reçoit la décoration aux colorants d'origine minérale; c'est la plus courante dans l'ensemble de l'Afrique du Nord, beaucoup plus que le décor en relief déjà vu et plus que celui aux colorants végétaux, pratiqué lui, après cuisson.

La décoration d'origine minérale fait appel à des terres ou des pierres broyees, colorées, analogues a celles utilisées pour les engobes; mais la variété dans les teintes est plus large, selon leurs teneurs en colorants, fer et manganèse en particulier, elles donneront après cuisson, des teintes variées : orangés, rouges, bruns de différents tons. Pour réaliser les motifs qui peuvent être très élaborés, l'opératrice qui, souvent fait preuve d'une très grande dextérité, confectionne dans la plupart des régions, un pinceau constitué de poils de chèvre maintenus dans une boulette d'argile qui lui sert de manche (fig. 11); l'épaisseur du pinceau est commandée par la finesse ou la largeur des motifs à réaliser; pour les traits les plus fins, le pinceau peut être remplacé par la pointe du piquant de porc-épic. Pour les traits larges et les pastilles (dites oeufs de tortue en Grande Kabylie), les doigts conviennent. D'autres instruments existent comme en Tunisie, un pinceau plus primitif fait de poils de chèvre maintenus entre le pouce et l'index, et plus précisément dans les Mogods, la tige de lentisque coupée à l'ongle et la plume d'oiseau.

La pièce achevée doit subir un séchage très progressif jusqu'au coeur pour éviter la casse lors de la cuisson; il est pratiqué d'abord à l'ombre le temps nécessaire, puis au soleil. Tous les stades de la confection étant dictés par ceux de la végétation, le rite veut que la poterie dite " verte " mûrisse en même temps que les épis dans les champs, leur maturité déterminant le moment de la cuisson; elle se fait après la moisson et le dépiquage, lorsque le blé lui aussi est sec.

De même qu'elle ignore le tour, la poterie modelée nord-africaine ignore le four. La cuisson est conduite à même le sol dans des installations précaires exigeant de la technique. Dans certains villages, on fait appel à un spécialiste. La strate inférieure est constituée du combustible ; la suivante correspond aux poteries bien calées entre elles, ouverture vers le bas pour une bonne conservation de la chaleur; la troisième strate est représentée par une autre couche de combustible recouvrant entièrement la poterie. Une couche supplémentaire de matériau incombustible (des pierres) ou à combustion lente (raquettes de figuier de Barbarie, bouse séchée) est éventuellement ajoutée pour une meilleure concentration de la chaleur; le feu est entretenu durant deux ou trois heures. Cette technique, la plus primitive, est largement pratiquée d'un bout à l'autre de l'Afrique du Nord (ensemble de la Tunisie; hautes plaines constantinoises, Babors, Kabylie maritime, Djurdjura, Traras, pour l'Algérie; de Fès pour le Maroc). Une amélioration permettant une meilleure conservation de la chaleur est apportée par la construction, autour de l'appareillage, d'un cercle de pierres (centre et sud tunisien), voire même d'une murette (monts de Mâadi, et Kabylie pour l'Algérie, Merkalla notamment, au Maroc). Une amélioration voisine consiste à creuser préalablement le sol (Zheroun au Maroc).

La plus évoluée des techniques, associe excavation et murette. Quelque soit le dispositif régional, le plus souvent l'alimentation du foyer n'est pas entretenue, la combustion n'est pas contrôlée; ne dépassant pas 500 degrés, elle ne fait qu'éliminer l'eau de constitution. Après quelques heures de cuisson, et tout le temps nécessaire au refroidissement, on retire les poteries qui n'ont pas été fendues ou cassées par suite d'une préparation insuffisante de la terre; elles portent des tâches noires caracteristiques provenant du léchage par les flammes réductrices, faute d'aération. La précarité de la cuisson apparaît nettement lorsque la poterie est brisée : la couche interne, peu cuite, a conservé sa teinte noirâtre (fig. 12). Cette cuisson rudimentaire conduit à une grande fragilité et à une mauvaise étanchéité n'autorisant pas la longue conservation d'un liquide.

Lorsque la poterie est encore suffisamment chaude, on procède au vernissage, pratique ne concernant pas toutes les régions. On utilise à cet effet une résine (le louk) ou plus exactement une gomme gui serait exudée par différentes especes d'arbustes à la suite de la piqûre d'un hémiptère.

La decoration d'origine végétale est pratiquée dans les régions où n'existent pas de colorants minéraux naturels (Zehroun, nord-ouest du Rif, monts des Traras...). De constitution organique, ces colorants sont incapables de résister au feu; ils sont donc appliqués après cuisson. Ces colorants sont de diverses sortes : écorces de pin d'Alep, jus de caroube, écorce de grenade; mais nombre de ces produits qui, dans le temps ont été signalés, semblent aujourd'hui disparaître au profit de ceux du commerce. Cependant, un des plus largement utilisé est extrait du lentisque, cet arbuste odorant caractéristique de la flore nord-africaine. Les feuilles sont pilées au mortier avec quelques gousses fraîches de caroubier et un peu d'eau. On en extrait un jus verdâtre et trouble qui doit être utilisé frais; pour acquérir sa teinte noire brillante, il exige une légère carbonisation; aussi, est-il appliqué sur la poterie cuite, mise à chauffer légèrement au-dessus du kanoun dès l'application. Plus rarement (Tébessa, Algérie), on confectionne un bitume par distillation de bois de résineux. On verra, en particulier avec la poterie des monts des Traras, que ces décors organiques, beaucoup plus fragiles que les minéraux, résistent mal au temps.

(À suivre)
Jean Couranjou
(Dessins et photos de l'auteur)