Étienne Chevalier
Le dernier grand paysagiste de l'Algérois (1910-1982)

Marion Vidal-Bué

extraits du numéro 116 , décembre 2006, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 26-8-2011

128 Ko
retour
 
Il existe le PDF avec les reproductions en couleurs - 1 Mb- de l'article ci-après. Cliquer sur la petite image pour le visionner : Étienne Chevalier

Étienne Chevalier
Le dernier grand paysagiste de l'Algérois (1910-1982)

par Marion Vidal-Bué

ETIENNE CHEVALIER fut jusqu'au grand départ de 1962 l'une des figures importantes du monde artistique algérois, connu et apprécié tant pour son grand talent de peintre que pour le rayonnement de sa personnalité, qui s'affirma toujours sympathique, dynamique et chaleureuse, dans son rôle de professeur comme dans tous ses contacts humains.

Il naquit à Paris le 30 janvier 1910, alors que son père, Henry Chevalier, originaire du Poitou, était étudiant à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts. Ce père mérite d'ailleurs à lui seul un article particulier car il devint lui-même par la suite un très attachant peintre de l'Algérie. La famille vécut d'abord plusieurs années dans une vieille demeure poitevine enfouie sous les arbres où, tout enfant, Étienne passait des heures à dessiner dans l'atelier de son père, l'hiver. Dès les beaux jours, il courait la forêt et les champs avec exaltation et toute sa vie, la beauté de cette campagne demeura l'une de ses grandes sources d'inspiration.

Venant prendre son nouveau poste de professeur de dessin au grand lycée d'Alger en 1921, Henry Chevalier y amena naturellement son fils âgé de onze ans. Ce fut dans une villa mauresque d'El-Biar, " La villa des roses ", que se déroula dès lors la vie du jeune garçon dont les qualités précoces de peintre se révélèrent tout de suite évidentes.

Il obtint ainsi d'être inscrit bien avant " l'âge légal " à l'École nationale des Beaux-Arts d'Alger, où Léon Cauvy le reçut avec plaisir dans son atelier de peinture en 1924.

Dès 1925, Étienne participait à sa première exposition au Salon des Artistes algériens et orientalistes, dans une salle réservée aux élèves de l'École pour montrer leurs travaux de l'année, et se faisait remarquer par la fougue de ses paysages. Louis- Eugène Angeli, le critique d'Algéria qui devint son ami, pouvait raconter dans son hommage de 1961: " Les premières toiles ont la violence des premiers enthousiasmes. La facture en est schématique; les tons en aplat de couleur recherchée, leur donnent un aspect décoratif. L'exposition fit grand bruit, je m'en souPiens. Sur un paysage de 1922, le jeune peintre avait été déjà vivement encouragé par Albert Marquet et Émile Gaudissard ".

G. S. Mercier dans L'Écho d'Alger, Victor Barrucand dans la Dépêche algérienne, firent écho à cette personnalité naissante. Quelques années plus tard, ce dernier qualifiera ainsi le " peintre 'ilgérien de la dernière promotion " dans son important ouvrage L'Algérie et les peintres orientalistes paru en 1930: " Etienne Chevalier, jeune barbare étonné de se découvrir, maçonne d'enthousiasme des paysages et des marines avec des contrastes fortement accusés. Sa louche n'hésite pas, elle inaugure et elle affiche hardiment [...] ".

En 1927, deux des trois toiles qu'il proposait furent admises au Salon d'Automne de Paris qui recevait alors les artistes les plus novateurs et le voici sélectionné en 1929 pour le Prix Fénéon, une distinction aussi flatteuse qu'importante pour un artiste de 19 ans.

Il lui fallut ensuite accomplir ses obligations militaires avant de pouvoir partir à Paris en 1931, afin de polir ses dons et d'assurer une véritable maîtrise de son métier. Bien décidé à bénéficier d'un enseignement libre et moderne, il choisit de fréquenter différents ateliers et s'inscrivit en particulier à la fameuse Académie scandinave, où il reçut notamment les leçons de Gromaire. Exposé en 1934 dans l'une des meilleures galeries du Quartier Latin, Jeanne Castel, il eut la chance d'être remarqué par Ambroise Vollard, le célèbre marchand de Picasso et de bien d'autres grands noms, qui s'intéressa à son oeuvre et l'exposa en 1935 à la galerie Marcel Bernheim, en même temps que la fille de Paul Signac. Il participa désormais régulièrement aux salons de peinture parisiens, en optant pour ceux de tendances modernes, Automne et Tuileries, puis Indépendants, de même qu'aux manifestations des peintres d'Alger, sa ville d'adoption où il vint retrouver sa famille fin 1934. Max-Pol Fouchet, qui lui confia l'illustration d'un recueil de ses poèmes édité à Alger chez Baconnier en 1936, lui manifesta également son estime par un bel article dans la revue Beaux-Arts, à Paris la même année, où il écrivait: " Avec Étienne Chevalier, nous sortons des introspections méticuleuses pour respirer l'essentiel de la vie. Une grandiose simplicité nous accueille dans ses peintures [...] Comme l'arbre pousse des racines et des branches, Chevalier peint ". Il disait encore : " Il crée dans un grand rythme vital. Son oeuvre respire d'un incomparable souffle. Son sens poétique revigore par sa simplicité. Il voit grand, il peint large et solide.
Et de la sincérité de ses toiles naît une source bondissante de lyrisme ".

Après sa participation à l'Exposition artistique de l'Afrique française au Pavillon de Marsan à Paris en 1935, l'Exposition internationale de Paris en 1937 lui fournit une belle occasion de prendre part à un grand évènement public : avec quelques autres des meilleurs artistes de l'Algérie, il fut appelé à contribuer à la décoration du Pavillon de l'Algérie, et réalisa pour sa part un grand diorama représentant les Hauts Plateaux et le " Ksar de Boghari ".

L'Amirauté d'Alger vue du square Bresson
L'Amirauté d'Alger vue du square Bresson ", (coll. part.).

L'année suivante, 1938, lui offrit successivement une importante exposition à la galerie " Sans pareil " avenue Kléber à Paris, et la bourse du Gouvernement général de l'Algérie pour la Casa Velazquez à Madrid. Cependant, la guerre civile empêcha le jeune peintre de profiter de la belle expérience espagnole, mémorable pour plusieurs artistes algérois. Il obtint l'autorisation de la transformer en un voyage au Portugal, suivi par un séjour en Italie, où il s'installa à Florence quelque temps. Selon Angeli, toujours lui, Étienne Chevalier devait trouver dans la campagne florentine bien des correspondances avec les paysages du Sahel d'Alger, et sut en dégager toute la subtilité pour aboutir à " des toiles d'un accent nouveau dans leur harmonie colorée, légère et blonde, d'une fine qualité de lumière ". Il mit d'autre part à profit son séjour à Florence pour étudier la fresque et de cette période datent des sujets religieux interprétés de manière toute personnelle, qui ajoutèrent une facette nouvelle à son répertoire, dont un Christ, et des Vierges à l'enfant où l'on sent nettement l'influence de Giotto.

La guerre, une fois encore, fit alors irruption dans le parcours de l'artiste : mobilisé une première fois en septembre 1939 jusqu'en juillet 1940, puis à nouveau en 1944, il fut alors envoyé dans le Sud tunisien en tant que peintre aux armées, sa démobilisation définitive n'intervenant qu'en 1947. Les conditions de la guerre étaient toutefois bien trop terribles pour que le peintre puisse tirer un bénéfice de cette expérience du Sud pour son oeuvre, qui resta résolument tournée vers la douceur des paysages du Sahel.

Mais entre-temps, en 1940, le Grand prix artistique de l'Algérie lui avait été décerné, couronnant l'oeuvre d'un peintre de trente ans à peine, déjà riche d'une belle carrière. C'est à cette époque que Lucienne Barrucand commentait ainsi son art dans La Dépêche algérienne: " Une grande largeur de style et en même temps quelque chose dans le rendu de laconique, de définitif qui n'appartient qu'à lui, une hardiesse, une vivacité dans les accords de tons pour ainsi dire inédits, mais équilibrées par le prolongement des résonances et par l'extrême souplesse des liaisons; une robustesse et une intensité rarement
égalées du motif; une invention toujours forte, toujours en éveil, une imagination éprise de diversité, de vérité, une matière picturale incomparablement belle, voilà, à notre avis, ce qui caractérise son oeuvre expressive et féconde, qui ne doit rien à personne ". De son côté, Gustave Mercier affirmait dans L'Écho d'Alger: " Étienne Chevalier nous donne l'impression d'un être plein de santé surgissant tout à coup dans un sanatorium, et son art est comme une bouffée d'air toute chargée de la forte senteur de la terre grasse et de la verdure humide pénétrant largement dans un milieu méphitique ". Santé, vigueur, sincérité, sont les mots que l'on retient le plus souvent pour caractériser la peinture de Chevalier. Ces qualités essentielles se retrouvent dans toutes ses toiles, aussi bien dans ses paysages, l'essentiel de sa production, que dans ses grandes natures mortes. Les paysages, ce sont avant tout ceux du Sahel algérois, la campagne d'El-Biar, de Ben-Aknoun, d'Hydra, de Bouzaréa, les vieilles villas mauresques perdues au milieu des arbres, les vallonnements parfois traversés d'un aqueduc ancien, la plage de Sidi-Ferruch et ses cabanons de pêcheurs, les environs de Guyotville, la terre rouge et les plantations de la Mitidja, les cèdres de Chréa... Mais aussi, toujours, ceux du Poitou jamais délaissé, de Touraine, du pays nantais, du Béarn, où il aime à passer des vacances et pour lesquels il affine son coloris et recherche l'harmonie de la composition.

" Neige à El-Biar >, (Musée des Beaux-Arts de Bordeaux).
" Neige à El-Biar ", (Musée des Beaux-Arts de Bordeaux).

Les natures mortes le passionnent aussi et il met le même enthousiasme à les construire dans le plus grand classicisme, tout en les brossant avec la hardiesse et la richesse de coloris et de matière qui constituent sa force. Elles mettent souvent en scène fleurs, tentures et instruments de musique comme il se doit dans la grande peinture, et se singularisent par la présence fréquente de trophées de chasse, gibiers à poils ou à plumes. Quelques belles évocations de basses-cours témoignent aussi de son habileté à peindre les volatiles.Quelques portraits (celui de l'érudit professeur William Marçais ornait les murs de l'hôtel de ville d'Alger), quelques scènes de vie paysanne en Poitou, révèlent son admiration pour les maîtres classiques tels que Chardin ou les frères Le Nain, Corot ou Courbet.En 1947, le très influent Jean Alazard, professeur d'histoire de l'art et direc? teur du musée des Beaux-Arts d'Alger, le pressa d'accepter le poste de professeur à l'École nationale des Arts décoratifs à Alger. Aliénant pour cela un peu de sa liberté d'artiste, Étienne Chevalier assuma avec conscience cette fonction et, durant des années, jusqu'à l'indépendance, il se fit apprécier des nombreux élèves auxquels il enseigna la peinture et le dessin, d'après le paysage et le modèle vivant. Ses expositions personnelles dans les meilleures galeries d'Alger (Le Minaret, l'Art de France notamment) ou d'Oran (Galerie Colline), continuèrent avec régularité, fort heureusement pour les amateurs fervents de ses paysages et compositions conçus dans la belle tradition. En France également, à Paris où il figura en bonne place à l'exposition des peintres d'Algérie à la galerie Leleu en 1957, à Nantes où la grande galerie Mignon-Massart le représentait, son nom revenait ponctuellement sur les cimaises. Chevalier devait encore enseigner à Alger jusqu'en 1964, ayant été détaché à la coopération pour deux ans. A son retour définitif en France, il occupa de la même manière le poste de professeur à l'Ecole des Arts décoratifs de Limoges, d'octobre 1964 jusqu'à sa retraite en 1977.

C'est à Jean Brune que nous laisserons le soin de mettre en perspective la place de ce bel artiste dans le contexte artistique algérien, en décelant dans sa peinture, de façon certes très personnelle, un message d'importance: " Etienne Chevalier est ce que j'aime le plus au monde: un harmonieux équilibre entre l'homme et l'artiste; c'est- à-dire une juste notion de la sagesse et de l'audace, une idée précise et concrète de la frontière qui sépare autant qu'elle réunit, les tapages de l'esprit et les murmures du coeur... Enfin le perpétuel souci de ne rien ignorer des doctrines qui s'efforcent de défricher l'absolu sans jamais céder aux outrances superficielles de la mode. Surtout, ce qui fait à mon sens l'aspect le plus précieux de l'oeuvre d'Étienne Chevalier [..1, c'est qu'il est l'un de ceux qui ont le plus contribué à dissiper un mirage: celui de l'orientalisme. À force de chercher de ce côté-ci de la mer des confirmations à ses thèses, le romantisme orientaliste avait fini par inventer de toutes pièces un orientalisme factice qui n'a jamais eu aucun rapport, ni avec les hommes, ni avec le paysage [...]. Chevalier a joué un rôle capital. Sa sincérité et sa franchise l'ont conduit à regarder autour de lui, pour découvrir et pour peindre, la misère des hommes cachée sous le clinquant des oripeaux colorés, et la douce nostalgie des paysages dissimulés derrière l'éblouissant incendie de la lumière. En d'autres termes, il a su arracher aux perspectives nord-africaines l'essentiel de leur secret: le profond aspect occidental. Il a peint les vallonnements capricieux du Sahel algérois comme des bocages français [...]. Il est parvenu à réaliser le seul idéal qui doit animer un artiste, à savoir donner des spectacles de la nature une version neuve et personnelle, dans laquelle les hommes puissent retrouver à la fois une image d'eux- mêmes et un reflet de leurs propres rêves. Mais il a de surcroît gravé en filigrane, dans la magie colorée de la peinture, la leçon infiniment noble d'un message. En somme, le miracle du talent a fait que par le truchement des paysages figuratifs, il est parvenu à suggérer l'idée essentiellement abstraite de la présence française. En cela, il est plus qu'un peintre ".

0 0 0

Œuvres d'Étienne Chevalier dans les musées
- Musée de Fontenay-le-Comte, Musée d'Art et d'Histoire de Narbonne: " Vue sur le port de l'Agha ", Musée Sainte-Croix de Poitiers : " La route de Draria l'hiver ", " Paysage du Sahel algérien ", " La Tour du Rouet à Beaumont (Vienne) ", " La route de Parigny (Vienne) ".

- Musée national des Beaux-Arts d'Alger: " Neige à El-Biar ", présenté au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux lors de l'exposition " L'Ecole d'Alger " en juin 2003 " Villas du Sahel près d'Alger ", " Nature morte aux anémones " - " Baie d'Alger vue des Tagarins ", " Amirauté d'Alger ", " La danse " et " La musique ", maquettes : " Vallée du Clain à Poitiers ", " Le château de Dissay, paysage du Poitou ", " Le pain et le vin ". Le catalogue signale deux autres toiles qui ont disparu des collections : " Nature morte à la truite " et " L'atelier dans l'allée "; Musée national Zabana, Oran: le catalogue actuel du Musée national des Beaux-Arts d'Alger mentionne une oeuvre qui fut déposée dans ce musée: " Paysage au bord du Mazafran ".

- Fonds national d'art contemporain " Baie d'Alger ", huile sur toile déposée à la préfecture de la Lozère (Mende).

- Parmi les réalisations publiques de l'artiste à Alger une toile de six mètres sur deux mètres cinquante dédiée à l'exubérance du Sahel algérois pour la brasserie Laferrière.

- Un film en couleur, sonore et parlant, réalisé à Alger par Max Charley, sous le titre " Un grand peintre du Sahel ", dans lequel Etienne Chevalier présente son oeuvre et les paysages qui l'ont inspirée (cité par L.E. Angeli dans Algéria, printemps 1961)

- Une brochure de la série " Les peintres nord-africains ", rédigée par Georges Martin et comportant 25 reproductions d'oeuvres fut publiée par les éditions Fama, 5 rue Négrier, Alger, en 1947.

Marion Vidal-Bué exprime ses sentiments de bien vive gratitude à Mme Colette Simian, MM. Jean-René Chevallier, Alain Loubeyre, Christian Orfila et Gaston Palisser, pour leur précieuse collaboration.