Georges Antoine Rochegrosse un maître à Alger (1859-1938)
par Marion Vidal-Bué

extraits du numéro 126 , juin 2009 , de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site : septembre 2013

2.-GEORGES ROCHEGROSSE
Afrique illustrée du 15-2-1919 - Transmis par Francis Rambert
déc.2021

GEORGES ROCHEGROSSE

J'ai franchi le seuil de sa maison avec la même émotion qui m'étreignait, il y a quelques années, lorsque, en cape romantique et en feutré gris je faisais assidûment, le dimanche, ce pèlerinage de la villa Djenan Meriem.

Je savais dans quelle solitude enchaînée j'allais me retrouver, et déjà, le long de celle route où le murmure des pins prolonge le bruit de la mer, où le silence n'est troublé que par le choc sourd d'une pomme qui tombe et la berceuse d'un vent chargé de souvenirs, j'évoquais les causeries charmantes du maître et les arabesques qu'un somptueux lévrier esquissait à grands bonds sur la pourpre des tapis.

Que d'années écoulées, quee d'heures redoutables, que d'angoisses vécues depuis ces soirées heureuses!

C'est toujours avec une secrète appréhension que l'on revient, après les longues tourmentes, aux endroits les mieux aimés, que l'on touche aux bornes des anciennes routes où l'on se souvient du Bonheur assis dans la sérénité dos soirs parfaits.

Djenan Meriem!.., la villa n'a point changé.

*** La qualité médiocre des photos de cette page est celle de la revue. Nous sommes ici en 1919. Amélioration notable plus tard, dans les revues à venir. " Algeria " en particulier.
N.B : CTRL + molette souris = page plus ou moins grande
TEXTE COMPLET SOUS L'IMAGE.

1 100 Ko
retour
 
Il existe le PDF avec les reproductions en couleurs - 0,9 kb- de l'article ci-après. Cliquer sur la petite image pour le visionner : Georges Antoine Rochegrosse un maître à Alger
A mon avis, ne pas zoomer à plus de 125 à 150% pour que les photos ne soient pas trop dégradées...Enfin, "c'est vous qui voyez" (ou pas).

Georges Antoine Rochegrosse un maître à Alger (1859-1938)
par Marion Vidal-Bué

Georges et Marie Rochegrosse à El-Biar.
Georges et Marie Rochegrosse à El-Biar.

Georges Rochegrosse connut jeune une notoriété considérable, et conserva sa vie durant l'aura que confère aux artistes une haute personnalité associée à des succès répétés.

Né à Versailles le 2 août 1859, il perdit son père très jeune mais eut la chance de trouver un beau-père exceptionnel en la personne du poète parnassien Théodore de Banville, avec lequel sa mère convola en secondes noces, en 1875. Encourageant les dons artistiques de son beau-fils, Banville assura en partie son éducation en l'intégrant à la vie d'un milieu intellectuel passionnant, le présentant avec beaucoup d'affection à Baudelaire, Verlaine ou Mallarmé qu'il recevait chez lui, à Rimbaud qu'il hébergea, le conduisant au gré de ses visites chez Victor Hugo ou chez Flaubert. Il chargea son ami Alfred Dehodencq de lui donner ses premiers cours de peinture. Le jeune garçon entre dès l'âge de douze ans à l'académie Julian avec, pour maîtres Gustave Boulanger et Jules Lefebvre. Elève de l'Ecole nationale des beaux-arts, il prend part par deux fois au concours de Rome, débute en 1882 au Salon de la Société des Artistes français, avec une toile à sujet historique, " Vitellius traîné dans les rues de Rome par la populace ", gratifiée d'une troisième médaille, et acquise par l'Etat pour le musée de Sens. L'année suivante, 1883, " Andromaque ", son tableau retraçant un épisode tragique de la prise de Troie, lui vaut une seconde médaille, l'achat de l'Etat pour le musée des beaux-arts de Rouen, et le prix du Salon qui lui permet d'entreprendre un long voyage d'études en Europe. Passionné de civilisations antiques et d'archéologie, il multiplie dès lors les reconstitutions historiques, exprimant une prédilection pour les grandes oeuvres dramatiques: " la Jacquerie ", pathétique vision, " la Folie du roi Nabuchodonosor " (attribuée au musée des beaux-arts de Lille), " la Curée " retraçant l'assassinat de Jules César (musée des beaux-arts de Grenoble), " le Bal des Ardents " (une page terrifiante du règne de Charles VI), " la Mort de Babylone ", l'une de ses plus célèbres compositions (partie en Amérique ainsi qu'une toile ultérieure "L'incendie de Persépolis"), " Pillage d'une villa gallo-romaine par les Huns " (collection allemande), " l'Assassinat de l'empereur Geta " (musée des beaux-arts d'Amiens). Son imagination érudite lui dicte de multiples sujets inspirés par l'Antiquité, pour lesquels il élabore décors et costumes avec la plus grande minutie, à l'exemple de " Salomé dansant devant Hérode " (1887, également partie pour l'Amérique), de " la Nouvelle arrivée au Harem ", séduisante scène égyptienne de 1890, ou de cette " Légende merveilleuse de la Reine de Saba et de l'Empereur Salomon ", brossée en 1901 et achetée par un amateur privé.

Il vibre intensément pour les légendes wagnériennes, peint " Tannhauser au Venusberg ", " le Chevalier aux fleurs " oeuvre d'un symbolisme ardent inspirée par Parsifal (acquise par l'État en 1894 pour le musée du Luxembourg), puis " les Maîtres Chanteurs ". Il s'attache enfin à des sujets allégoriques, à l'image de son " Angoisse humaine ", dite aussi " la Course au bonheur " (1896), qui échoit au musée d'Alger.

Les succès ne cessent de le combler, ainsi l'Etat lui commande en 1898 un panneau décoratif pour l'escalier de la bibliothèque de la nouvelle Sorbonne (" Le Chant des Muses éveille l'âme humaine "), il est chargé d'exécuter le panneau central de la salle des fêtes pour l'Exposition universelle de 1900 et reçoit la médaille d'or. Chevalier de la Légion d'honneur en 1892, il est nommé Officier dans cet ordre en 1900.

Peintre et dessinateur aux multiples facettes, tour à tour modéliste, affichiste, décorateur, et illustrateur très apprécié, Rochegrosse a entre-temps découvert l'Afrique du Nord, une expérience qui change le cours de sa vie. Ayant accepté la commande de l'éditeur Ferroud, une importante suite d'illustrations pour une édition de luxe de Salammbô, le roman publié par Gustave Flaubert en 1862, l'artiste soucieux d'authenticité décide de se rendre à Tunis, sur le site de Carthage, où il est déçu de ne pas retrouver le caractère flamboyant des descriptions de l'écrivain. Il pense alors à Alger, où il espère trouver un climat, des décors et des personnages proches de ceux créés avec le plus grand scrupule archéologique par Flaubert. Arrivé en avril 1894 pour un premier séjour, il y revient une seconde fois au cours des trois ou quatre ans que requiert la réalisation des cinquante aquarelles qui seront reproduites à l'eau-forte dans les
deux volumes publiés en 1900 (HOUSSAIS (Laurent), Archéologie, littérature, illustration: Salammbô vu par G.- A. Rochegrosse, in Histoire de l'Art, n° 33-34, mai 1996, p. 43-54.").

" L'allée de la noria - Djenan Meryem " huile sur toile, 64 x 80 cm (coll. part.).
" L'allée de la noria - Djenan Meryem " huile sur toile, 64 x 80 cm (coll. part.).

Marie Leblon, une femme en tout point remarquable qu'il épouse en 1896, occupe un grand rôle dans sa nouvelle vie algéroise: Rochegrosse a rencontré en sa personne son grand amour, sa muse, un modèle d'une allure spectaculaire, capable de personnifier toutes ses héroïnes, tour à tour reine de Saba, Salomé, Balkis, Bilitis ( Née en 1852 à Armentières, Marie était divorcée de M. Picard. Le professeur Félix Lagrot l'a évoquée avec chaleur dans ses souvenirs personnels. Il l'a connue successivement déesse et femme fatale, les yeux soulignés de khôl et les cheveux teints au henné, puis anesthésiste dévouée du docteur Georges Pélissier à l'hôpital de Mustapha durant la Première Guerre mondiale. Il cite aussi la plaquette consacrée à Marie Rochegrosse par une série de personnalités amies, en 1922. " Souvenirs 1916-1920, Le peintre Georges Rochegrosse et Marie Rochegrosse, Un citoyen illustre d'El-Biar ", in Les Echos d'El-Biar, n° 15, octobre 1994.)... Camille Mauclair a décrit leur couple " Ces deux êtres
[...] vivaient à l'aise dans les rétrospectives de l'histoire et l'érudition était pour eux bien moins morte que l'ambiance banale. Ils assistaient avec angoisse et délice aux résurrections des siècles, dans la féerie de leurs imaginations incantatoires. De l'Assyrie à la Grèce, à Carthage, à la Judée, à la Rome des Césars, à la féodalité sanglante et splendide, tout leur était familier " ( Souvenirs du professeur Lagrot, qui cite Camille Mauclair et M. Courtois-Suffit, auteur d'un livre sur le Jardin d'Essai en 1933.)). Collaboratrice émérite, Marie enrichissait de ses broderies certaines aquarelles et surtout, les somptueuses étoffes destinées à parer princesses et odalisques.

Ainsi recréa-t-elle le Zaimph, le voile sacré de la déesse Tanit, toujours conservé de nos jours au musée Gustave-Flaubert de Croisset.

Les parents de Marie avaient acquis vers 1890 un beau terrain sur le chemin Beaurepaire, menant d'El-Biar à la Colonne Voirol, et entrepris la construction d'une grande villa de style mauresque ( Barthélemy-Sébastien Vidal, entrepreneur à El-Biar, construisit cette villa, ainsi que celle de Sidi-Ferruch, et plus tard, le monument funéraire de Marie Rochegrosse, érigé dans le jardin de Djenan Meryem sur les plans de l'architecte Gabriel Darbéda.). Le couple Rochegrosse qui avait tout d'abord résidé dans la célèbre villa des Oliviers ( Située à la sortie d'El-Biar vers les Tagarins, actuelle résidence des ambassadeurs de France en Algérie. Durant la Seconde Guerre mondiale, la villa accueillit une succession de hautes personnalités militaires.), s'installe dans un petit pavillon sur le terrain de M. et Mme Leblon, El Meridj, puis dans la villa même en 1902, passant généralement l'été à Paris où le peintre conserve son atelier de la rue Chaptal, et l'hiver à Alger. Baptisée Djenan Meryem en l'honneur de Marie-Meryem, la demeure comporte une cour gréco-romaine reproduisant un atrium antique avec bassin et fresques peintes, et tous les éléments du décor algérien traditionnel, colonnes et faïences, le tout agrémenté de riches étoffes et de meubles peints. Dans le jardin, une ravissante loggia à arcades, un petit café maure et l'indispensable fontaine, toujours ornés de céramiques anciennes, mais surtout, une profusion aussi folle que poétique d'arbres et de fleurs enserrant portiques, allées et tonnelles. Roses, pivoines, capucines, arums, glycines, arbres de Judée, amandiers, peuvent ainsi refleurir chaque saison dans les toiles que l'artiste peint pour son plaisir. Ces peintures intimistes, de même que ses vues très naturelles de la baie d'Alger qu'il aime à représenter depuis les collines, révèlent une facette particulièrement attachante de sa personnalité.

" Coucher de soleil à Sidi-Ferruch ", huile sur toile	1,;()	cm (coll. part).
" Coucher de soleil à Sidi-Ferruch ", huile sur toile 1,;() cm (coll. part).

Rochegrosse fait également construire à Sidi-Ferruch, tout au bord de l'étroite bande de la plage Ouest, une villa beaucoup plus modeste mais toujours de style mauresque, Dar en Nour (la Maison de l'Aurore). Lorsqu'il y séjourne, il contemple depuis la véranda la mer si proche, et délaissant les grandes compositions, restitue avec simplicité le miroitement de l'eau et les feux du soleil nimbant les deux rochers qui bornent l'horizon.

Vers 1910, il fait édifier un atelier, Dar es Saouar, sur un terrain proche lui appartenant. C'est là qu'il reçoit les élèves qu'il accepte de former (Ainsi, Alexandre Rigotard, un excellent peintre de l'Algérie, dont la famille s'était installée à Alger en 1880, ou bien le prince d'Annam, élève et ami.), tandis que les personnalités et artistes établis à Alger, où les amis du monde intellectuel parisien de passage, fréquentent sans protocole la villa Djenan Meryem: Henry Bataille, Georges Courteline, Camille Mauclair, Jean Richepin, entre autres, ou encore Léonce Bénédite, le conservateur du musée du Luxembourg, membre éminent de la Société des peintres orientalistes français. À Alger toujours, Rochegrosse devient vers 1905 l'un des principaux professeurs et l'animateur le plus célèbre de l'académie Druet, véritable centre d'art vivant créé par le peintre Antoine Druet pour favoriser la culture artistique et l'éclosion des vocations locales. Il ne cessera jamais, par la suite, d'encourager et de conseiller les jeunes artistes algérois, son exquise personnalité, teintée d'un fort idéalisme, lui attirant par ailleurs considération et sympathie.

Lorsque " la Joie Rouge ", un tableau saisissant, inspiré par un poème de Villiers de l'Isle-Adam qui décrivait sous le signe d'Uranus une tuerie déchaînée conduite par Gengis Khan, Tamerlan et autres guerriers sanguinaires, obtient la médaille d'honneur du Salon de Paris en 1906, c'est à Alger, au cours d'un grand banquet avec ses amis de l'académie Druet, que Rochegrosse fête son succès. La toile de 9 mètres sur 11 dont le conseil d'administration du musée municipal, présidé par le maire Charles de Galland avait sollicité le dépôt dans ses collections en 1913, ornera finalement le foyer de l'Opéra d'Alger jusqu'à la rénovation de celui-ci ( Opéra rénové vers 1933-1935, après un incendie. " La Joie rouge fut alors roulée et déposée en raison de ses immenses dimensions dans les salles du Foyer Civique, en construction au Champ-de-manoeuvres, où elle fut retrouvée lors de l'occupation des lieux par les Alliés en novembre 1942. Quelques fragments de l'immense toile, en très mauvais état, furent sauvés et la partie centrale exposée dans l'escalier d'honneur du nouvel hôtel de ville d'Alger où elle se trouvait encore en 1964. Le peintre Emile Aubry, natif de Sétif, fut chargé des nouveaux décors de l'opéra.). " La Course au bonheur " (dite aussi " L'Angoisse humaine " ou " La pyramide humaine "), du Salon de 1896, prit place sur les cimaises du musée municipal d'Alger, alors situé au 32 rue de Constantine, sur l'emplacement du futur hôtel Aletti. Dans cette oeuvre également impressionnante qui dénonçait l'esprit matérialiste de ses contemporains, les personnages formant une pyramide humaine frénétique, tendant désespérément leurs mains vers un ciel où le nom de Dieu s'inscrivait en hébreu, se bousculaient et se chevauchaient pour atteindre leur hypothétique chimère' (L'oeuvre aujourd'hui disparue, serait longtemps restée entreposée dans des locaux publics à El-Biar, selon les souvenirs recueillis par le professeur Lagrot. On peut en voir une reproduction en noir et blanc dans le Guide Alger et sa région, par Antoine Chollier, Arthaud, 1929, p. 57. Le musée des beaux-arts de Dijon en possédait une esquisse.'.)

Auréolé du prestige de sa carrière parisienne et de ses amitiés, membre influent de la Société des peintres orientalistes français et du jury des Artistes français, Georges Rochegrosse participe avec enthousiasme à la vie artistique algéroise : il expose fidèlement au Salon des Artistes algériens et orientalistes, enseigne aux Beaux-Arts d'Alger, rue des Consuls, préside des jurys comme celui de l'Union artistique de l'Afrique du Nord à partir de 1925, ou le Syndicat professionnel des Artistes algériens dont il est président d'honneur, participe assidûment aux séances de la commission du musée d'Alger et s'intéresse de façon toute particulière au développement de ses collections ( Il offre ainsi au musée, en 1927, une petite huile de Delacroix, " Lion couché ", qui figure toujours dans l'actuel catalogue des collections..).

Les amateurs algérois s'arrachent ses belles alanguies et ses voluptueuses odalisques, lovées sur des sofas au milieu d'une profusion de draperies éblouissantes, ainsi que ses irrésistibles scènes païennes, égyptiennes, byzantines, grecques, numides, porteuses de toutes les séductions de l'Orient antique.

La Première Guerre mondiale survient, avec son cortège de deuils. Marie Rochegrosse s'engage pour soigner les blessés, et sert d'assistante au professeur Georges Pélissier à l'hôpital Mustapha, en tant qu'anesthésiste. Mais elle meurt de maladie en janvier 1920, laissant son époux inconsolable. Le peintre regagne Paris après avoir fait ériger par l'architecte Gabriel Darbéda un mausolée digne d'elle dans les jardins de Djenan Meryem, où il reviendra régulièrement se recueillir. Trouvant un certain apaisement dans la doctrine de la Société théosophique de France, il parvient à se remettre au travail et se consacre en particulier à des sujets religieux et à des oeuvres lyriques idéalisant l'amour. Il met fin à sa solitude en épousant à Neuilly-sur-Seine, la fidèle Antoinette Arnau, qui veillait avec dévouement, depuis de longues années, sur la vie quotidienne de son couple à El-Biar.

Revenu avec elle à Alger en 1937, il s'éteint un an après. Séparée de celle de Marie, sa dépouille est transférée au cimetière Montparnasse, à Paris.

Georges Rochegrosse a réalisé d'importantes peintures religieuses pour diverses églises d'Alger. En particulier, dans l'église Notre-Dame du Mont- Carmel édifiée à El-Biar sur les plans de Frédéric Chassériau, " L'essai d'interprétation picturale de la Messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach " qui avait été mis en place derrière le maître-autel ( Cette oeuvre jugée trop importante lors de la transformation de l'église en bibliothèque, après 1962, aurait été détruite. ). " La Parole d'amour ", représentant le Christ évangélisant les pauvres sur une route bordée d'amandiers en fleurs, se trouvait dans l'église Sainte-Marcienne, boulevard du Télemly, tandis que " Le Repentir " décorait le presbytère de l'église Sainte-Anne de La Redoute.

Il a également décoré d'une vaste fresque allégorique la salle du conseil municipal (Ou bien la salle des mariages. Selon le professeur Goinard, ces oeuvres étaient encore présentes en 1994. L'ancien maire d'Alger demeuré après l'indépendance, Jacques Chevallier, aurait demandé le respect des fresques.), dans la mairie d'El-Biar : des ouvriers agricoles de retour de leur travail s'acheminent vers une ville aux constructions blanches, dans un riant paysage de collines agrémenté d'arbres. Le peintre s'est représenté devant son chevalet, une grande silhouette féminine attentive derrière lui. Pour le patio de cette même mairie, il avait choisi de brosser un " Défilé de centurions romains ". Avec son talent si particulier, Rochegrosse fut et demeure l'un des peintres les plus connus, les plus prisés des Algérois, et ses peintures orientalistes jouissent d'une côte importante.

Le musée national des beaux-arts d'Alger conserve actuellement dans ses collections: " Les Trois Grâces - Nu ", legs du docteur Rouby en 1920; " L'estudiantina ", aquarelle de 1878, offerte l'artiste en 1932, avec deux toiles de 1931: " Jardin à El-Biar ", et " Toits de Paris ".

J'adresse mes très sincères remerciements aux ayant-droits moraux de l'artiste, qui ont bien voulu me communiquer informations et documents ayant permis la rédaction de cet article.
M. V.-B





GEORGES ROCHEGROSSE

J'ai franchi le seuil de sa maison avec la même émotion qui m'étreignait, il y a quelques années, lorsque, en cape romantique et en feutré gris je faisais assidûment, le dimanche, ce pèlerinage de la villa Djenan Meriem.

Je savais dans quelle solitude enchaînée j'allais me retrouver, et déjà, le long de celle route où le murmure des pins prolonge le bruit de la mer, où le silence n'est troublé que par le choc sourd d'une pomme qui tombe et la berceuse d'un vent chargé de souvenirs, j'évoquais les causeries charmantes du maître et les arabesques qu'un somptueux lévrier esquissait à grands bonds sur la pourpre des tapis.

Que d'années écoulées, quee d'heures redoutables, que d'angoisses vécues depuis ces soirées heureuses!

C'est toujours avec une secrète appréhension que l'on revient, après les longues tourmentes, aux endroits les mieux aimés, que l'on touche aux bornes des anciennes routes où l'on se souvient du Bonheur assis dans la sérénité dos soirs parfaits.

Djenan Meriem!.., la villa n'a point changé.

Seulement je n'y atteins plus, comme jadis, après une halte, cette petite porte si éloignée de la maison que l'on n'entendait pas le son de la petite clochette annonciatrice, cachée dans les fleurs comme une fleur un peu plus bruyante.

J'ai franchi, cette fois, un portail sévère et suivi une allée aux colonnes coiffées de palmes.

Je ne reconnais pas davantage ce salon où, par les fenêtres arabes, une lumière filtrée à travers les feuilles du grillage met sur de rouges tapis qu'elle réveille une large plaque orangée.

Une porte s'ouvre. Georges Rochegrosse s'avance vers moi, les mains tendues, blanchi peut-être, mais le visage éclairé de cette jeunesse éternelle que gardent souvent ceux qui vivent profondément dans le rêve ou dans la pensée. Je retrouve comme un reflet de cette région élyséenne où se retirent, au-dessus des hommes les grands initiés et les grands artistes.

Je me souviens de celte même lumière sur le visage de Rodin.

Et aussitôt, la même puissance d'abstraction se dégage comme autrefois.

Il n'est pas jusqu'à la robe d'atelier du Maître - d'une pourpre chaude et profonde - jusqu'à ce béret de velours cuivré qui ne contribuent à cette impression d'arrachement brusque à tout ce que je viens de quitter, si pauvrement humain, si banal.

Je retrouve Georges Rochegrosse tel que je l'avais connu, il y a une dizaine d'années.

Toute une. longue période de ma vie s'abolit. Il me semble reprendre avec lui une conversation interrompue la veille.

Je lui parle de la petite clochette d'autrefois.

Georges Rochegrosse sourit :
- Nous ne l'entendions pas toujours !

Je trouvais drôle de répondre qu'elle ne sonnait plus, pour être écoutée, que dans les poèmes de Despax ou de Francis Jammes.

Je lui parle de ses travaux. J'écoute et retiens cet aveu d'un grand artiste qui pourrait pourtant considérer son œuvre - déjà immense - comme terminée :
" J'ai tant à exprimer encore et dans un sens tout à fait, différent, si éloigné de ce que j'ai réalisé jusqu'à ce jour ".

Inlassables désirs, recherches nouvelles... j'admire cette volonté d'enrichir davantage sa personnalité, de se surpasser sans cesse, de monter, selon le mot de d'Annunzio, à la cime même de son génie pour y découvrir des espaces nouveaux et des horizons encore ignorés.

J'évoque alors cette grande vie d'artiste, toute de labeur obstiné dans la solitude.

Dès l'enfance, Georges Rochegrosse a pu vivre retiré dans son rêve.

Je songe à cette brillante maison où sa mère, veuve de bonne heure et remariée à Théodore de Banville, recevait l'élite intellectuelle et artistique de l'époque.
L'étincelant poète des Cariatides, des Stalactites et des Odes Funambulesques était alors en pleine renommée. Sa poésie rare et spirituelle avait déridé le sévère Sainte-Beuve.
Ce sourire du misanthrope, c'était la gloire.

Théodore de Banville l'accueillait avec simplicité et bonne humeur...

Comme il aima son petit Georges ! J'entends chanter dans ma mémoire ce délicat, et si émouvant, poème, léger comme une berceuse, qu'il écrivit un jour pour l'enfant, et qui est tout empreint d'un amour paternel.

Enfant dont le lèvre rit
Et gracieuse fleurit
Comme une corolle éclose,
Etl qui sur ta jue en fleurs
Porte encore les couleurs
Du soleil et de la rose !
…………………………..
Enfant bercé dans les bras
De la mère, tu sauras
Qu'ici-bas il faut qu'on vive
Sur une terre d'exil
Où je ne sais quel plomb vil
Relient notre âme captive.
Emplis ton esprit d'azur
Garde le sévère et pur,
Et que ton cœur, toujours digne
De n'être pas reproché,
Ne soit jamais plus taché
Que le plumage d'un Cygne
Souviens toi du Paradis,
Cher coeur ! Et je te le dis.
Au moment où nulle fange
Terrestre ne te corrompt,
Pendant que ton petit front
Est encore celui d'une amie.

Qui voyait le petit Georges, dans l'appartement de la rue dé l'Odéon où habitait alors Banville ?

Théophile Gautier, le bon Théo, avec sa longue chevelure bouclée, Sainte-Beuve, gras, l'air rasé, comme un diabolique chanoine, Murger, Gavarni, l'élégant Roger de Beauvoir, Bouvière, Baudelaire qui, caressant la tête du petit Georges dont les cheveux étaient taillés à la Bressant, disait, nonchalant et ironique :
- On dirait une petite brosse !

Plus tard, lorsque Banville se sera installé rue de Buci, l'enfant grandi verra se presser toute une cohue fameuse dans le salon du poêle.
C'est Alphonse Karr, les Goncourt, François Coppée, Catulle Mendès, de Hérédia, Léon Dierx. Émile Bergerat.
Verlaine y fait quelques apparitions avec Raimbaud. Enfin. ce sera Richepin, le déjà glorieux condamné de la Chanson des Gueux.
Et le grand Flaubert à qui l'enfant apportait ses croquis, déclare un jour :
- Dès que tu auras du talent, je te ferai commander les illustrations de Salammbô.
Théodore de Banville suivait avec beaucoup d'intérêt les crayonnages de son beau-fils.
Peut-être, lui demanda-t-il enfin, peut-être veux tu faire de la peinture '!
Et le poète alla confier la chose à son ami Alfred Dehovencq qui prit aussitôt le jeune Georges comme élève. Nous le retrouvons à l'académie Julian. Il a douze ans à peine. Il étonne déjà ses aînés. Banville ne néglige rien de ce qui peut frapper l'imagination de l'enfant.
A cette époque Victor Hugo, revenu de Guernesey, est visité connue un dieu. L'exil, d'un rayon imprévu, pare le génie du grand poète. Banville emmène avec lui son beau-fils, qui a gardé du célèbre vieillard un profond souvenir. Tout jeune encore, Georges Rochegrosse tente le prix de Rome et monte en loge.
Mais c'est en 1882 qu'il attire sur lui définitivement l'attention avec sa grande toile Vitellius traîné dans les rues de Rome par ta populace, reçue au Salon. Elle vaut au jeune peintre une troisième médaille.
Andromaque, exposée l'année suivante, soulève une vive curiosité et provoque la discussion.
Une seconde médaille et le Prix du Salon couronnent l'œuvre.
Relisons les ligues qu'Edmond About lui consacre : " Dès le matin du vernissage, on a beaucoup parlé, et non sans cause, d'une grande coquis de toile où M. Rochegrosse nous montre le fils d'Hector, arraché par les Grecs au bras de sa mère Andromaque. L'œuvre est frappante, de proportions monumentales, d'aspect bizarre, car on y voit les Grecs de l'Iliade armés et, harnachés comme des Mohicans de Cooper ".
Les œuvres qui suivirent affirmèrent avec plus de puissance l'originalité du jeune peintre, et prouvèrent la fécondité de cette imagination variée et, souple.
C'est en 1886, la Folie du roi Nabuchodonosor, puis l'Assassinat de César, Salomé dansant devant Hérode, le bal des Ardents, et, au Salon de 1891, la Mort de Babylone.
Georges Rochegrosse a trente-quatre ans. Il reçoit, en 1892, la croix de chevalier de la Légion d'Honneur. Les œuvres qui ont suivi - la Mort de Messaline, entre autres - nous font souvenir des émouvantes pages signées par le Maître et sont empreintes des riches qualités d'érudition et de couleur qui lui ont valu et, lui assurent une gloire définitive.
Aujourd'hui, Georges Rochegrosse ajoute à cette oeuvre, en la parant d'un attrait, nouveau.
Ce grand peintre est un latin, mais un latin attiré par l'Orient et les magnificences du trésor asiatique.
Le voici qui se détache de l'orgie romaine et de la violence grecque si vraiment ressentie à travers les pages d'Homère et d'Eschyle, pour répondre aux appels embaumés des jardins de Ninive et des terrasses de Babylone.
Et son œuvre, d'abord sanglante et quelque peu farouche d'accent, revêt ce caractère voluptueux qui la pénètre comme un encens, la baigne comme un parfum.
Il quitte la rue boueuse où le porc Vitellius est saigné par la foule, il quitte l'escalier de rempart éclaboussé de sang où Andromaque se débat au milieu des soldats.
Et ce qu'il évoque à nos yeux charmés, c'est une cour gréco-romaine où un poète, près d'une fontaine de marbre, récite à de jeunes patriciennes ses vers, c'est une Assyrienne surprise à sa toilette parmi les coffrets de pâtes et d'onguents, c'est un coin de gynécée où des enfants se coiffent du lourd casque paternel, c'est la vie antique dans son intimité, mais une vie antique " coloniale " où les marbres, les bronzes, les mosaïques, l'eau des bassins et les voiles transparents tendus au-dessus des cours ensoleillées ruissellent de lumière africaine.
D'autres, plus autorisés que moi, préciseront un jour cette influence de notre lumière et de notre ciel sur une œuvre qui en est si souvent le rare et savant miroir.