Frederick Arthur Bridgman (1847-1928)
un Américain à Alger


par Marion Vidal-Bué

extraits du numéro 129, mars 2010, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site : février 2014

80 Ko
retour
 
Il existe le PDF avec les reproductions en couleurs - 15 kb- de l'article ci-après. Cliquer sur la petite image pour le visionner : Frederick Arthur Bridgman (1847-1928)
A mon avis, ne pas zoomer à plus de 125 à 150% pour que les photos ne soient pas trop dégradées...Enfin, "c'est vous qui voyez" (ou pas).

Frederick Arthur Bridgman (1847-1928)
un Américain à Alger

par Marion Vidal-Bué

Frederick Arthur Bridgman, peintre américain, est le parfait exemple de ces artistes étrangers qui se sont pressés à Paris, vers la fin du XIXe siècle, pour bénéficier du rayonnement international de l'école de peinture française, et qui après avoir exploré divers horizons, se sont tournés vers l'orientalisme, et vers l'Algérie en particulier.

Il naît en Alabama, dans la petite ville sudiste de Tuskegee où son père, médecin itinérant originaire du Massachussets, travaille à l'époque. Mais celui-ci meurt alors qu'il n'a que trois ans et Mrr, Bridgman doit élever ses fils en donnant des leçons de musique. Désireuse d'échapper aux tensions annonciatrices
de la guerre de Sécession, elle retourne avec eux à Boston où ils terminent leurs études secondaires, et quelques années plus tard, elle installe sa famille à New York.

À l'âge de seize ans, Frederick entre à l'American Ban knote Company, pour apprendre le métier de graveur de billets de banque. Jl est doué, ses progrès sont rapides, ses possibilités d'avancement certaines, mais il veut devenir peintre et, chaque matin, il s'exerce dès l'aube avant de se rendre à son travail, tout en suivant des cours de dessin le soir à la Brooklyn Art Association où il expose une toile en 1865 et une autre en 1866. Il s'inscrit égaiement à la National Academy of Design.

Au bout de deux ans de ce rythme acharné, grâce au soutien d'un groupe d'hommes d'affaires de Brooklyn qui finance son voyage, le jeune homme s'envoie pour l'aventure européenne.

Arrivé à Paris durant l'été 1866, il recherche comme tous les expatriés l'appui de ses compatriotes et rejoint la colonie d'artistes américains et anglais qui se sont pris de passion pour la petite ville de Pont-Aven, dans le Finistère.

Vingt ans avant Gauguin et ses amis, ce groupe international a découvert un hameau entouré de moulins à eau sur les bords de l'Aven, où les paysages magnifiques, le folklore original, les habitants accueillants et les prix de pension modestes composent un véritable paradis pour artistes, Ils logent dans l'hôtel et dans l'auberge de l'endroit, comme dans les maisons bourgeoises et dans les fermes; ils trouvent un château abandonné pour y installer leurs ateliers, y entassent tout un bric à brac d'objets qui leur servent à créer la couleur locale dans leurs toiles, font poser les paysans. Bridgman est conquis, il se sent attiré par les scènes rurales, et s'attache durablement à cette terre.

A l'automne 1866, il se présente à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris, est admis dans l'atelier de Jean-Léon Céret1e célèbre peintre de l'histoire antique, dont l'enseignement attire de plus en plus d'artistes étrangers. Bridgman, qui est l'un de ses premiers élèves américains, va acquérir auprès de ce maître une parfaite connaissance de l'histoire, assortie d'une grande sûreté de dessin. Si la Bretagne lui inspire nombre de scènes de la vie rurale, et lui fournit le sujet de son premier tableau accroché au Salon de Paris en 1868 (" _feux bretons "), il peint, sous l'influence de Gérôme, quelques sujets " archéologiqu.es ", tels les " Funérailles d'une momie qui obtient une médaille au Salon de 1877, ou le " Divertissement des rois assyriens o (le tableau représente un puissant monarque de Ninive qui s'amuse à cribler de flèches un lion prisonnier d'une arène).

Marqué par ses études autant que par son tempérament personnel, le style de Bridgman restera toujours un peu emphatique, académique pour tout dire. Mais il aime aussi les impressionnistes, en particulier Renoir et Manet dont il admire la liberté de touche et de coloris, et cela influencera favorablement sa peinture orientaliste.

Jusqu'en 1871, il passe chaque année cinq ou six mois par an en Bretagne, avant de se diriger en 1872 vers les Pyrénées et la haie de Biscaye, avec une partie de la colonie artistique de Pont-Aven. La Gascogne, les Landes, l'Espagne, avec la chaleur de leurs paysages et de leurs mœurs, le préparent à d'autres expé- riences. Cl va désormais aller plus loin vers le soleil et l'exotisme.

À l'automne 1872, il traverse l'Espagne et s'embarque pour Tanger, avec un ami peintre anglais, et quoique un peu désorienté par la pauvreté qui y règne, se déclare captivé par le pittoresque de la ville arabe. Ils prennent ensuite le bateau pour Oran, le train pour Alger, où ils ont l'opportunité de passer plusieurs semaines dans une villa de Mustapha supérieur, comme c'est devenu l'habitude pour les " hiverneurs " anglo-saxons, et font ainsi connaissance avec le pays dans les meilleures conditions.

Poursuivant ses explorations orientales, Bridgman s'embarque pour l'Egvpte durant l'hiver 1873, avec le peintre Charles Sprague Pearce (1851-1914). La richesse et le foisonnement du Caire font tourner la tête des deux artistes, qui dessinent sans discontinuer les scènes de bazar, les abords des mosquées, les intérieurs de cafés, les fêtes et les cérémonies dont ils captent des bribes. Bridgman prend aussi énormément de photographies, un de ses moyens favoris pour fixer les scènes qui retiennent son attention. Il s'intéresse surtout aux intérieurs arabes, et réussit à se faire introduire dans quelques riches demeures dont il relève le décor. Bien entendu, il ne peut approcher les femmes de la maison, qui se retirent en sa présence, mais lorsqu'il exécute par la suite les tableaux d'après ses études, il n'a plus qu'à y rajouter des personnages féminins, en s'inspirant des silhouettes et des costumes qu'il a pu observer à l'extérieur. Les visages, fort peu réalistes, sont ceux de modèles, mais le charme opère.

Décidé à se consacrer à l'orientalisme, il retourne en 1879 en Algérie pour un second voyage, et choisit cette fois-ci la province de Constantine, principalement Biskra où il séjourne durant deux bons mois d'hiver. Au cours de ses nombreuses excursions, il a l'occasion d'approcher les tribus nomades et d'observer leur mode de vie pastorale, sans négliger de capter des visions de femmes Ouled Na'il aguichant des bédouins, ce qui lui inspire des scènes galantes quelque peu fantasmées.

A la fontaine
A la fontaine (coll.part.)

La description des intérieurs arabes reste l'un de ses thèmes favoris, mais il est évident qu'il aime à enjoliver les scènes, en entourant par exemple de beaux enfants sages et de tendres agneaux les femmes occupées à tisser, ou bien en installant un superbe cheval dans la pièce obscure d'un pauvre gourbi de torchis.

Quelques jours passés à Tunis en passant par Philippeville, Bône et Constantine parachèvent ce séjour, mais l'essentiel de sonoeuvre aura désormais pour thème l'Algérie, et l'on se rend bien compte de sa détermination à explorer toutes les facettes du pays lorsqu'on lit les titres des tableaux qu'il réalise au retour: " Route de Biskra ", Tentes nomades ", Village nègre ", " Bédouin à la fontaine ", " Marchand de babouches ", " Le bey de Constantine recevant ses hôtes... ".

Café à Biskra
Café à Biskra (coll.part.)

Prenant grand soin de sa clientèle américaine, Bridgman parvient à réunir en 1881 près de trois cents de ses oeuvres, récentes ou empruntées à des collectionneurs, toiles orientalistes pour la plupart, afin de les exposer à l'American Art Gallery de New York. C'est le sommet de sa réussite aux Etats-Unis, il obtient des critiques excellentes, un succès commercial important.

À cette époque, il est devenu un homme du monde, il a épousé une riche Américaine avec laquelle il mène grand train, sa vie sociale est brillante, il pratique les sports à la mode en parfait gentleman. Il peint pourtant toujours autant et avec facilité, peut se permettre de louer des galeries privées aux Etats-Unis pour exposer et vendre très cher ses compositions, tout en participant aux Salons parisiens et londoniens, ainsi qu'aux expositions universelles. Il a installé deux ateliers à Paris, sur le très chic boulevard .Malesherbes, l'un décoré dans le style égyptien et l'autre faisant appel au folklore nord-africain, où il se plaît à évoluer vêtu à l'orientale.

A la fin novembre 1885, Bridgman s'embarque de nouveau à Marseille, avec femme et enfants, vers Alger où la famille loge à l'hôtel Oriental. Deux compatriotes peintres, Charles Sprague Pearce, qui a déjà voyagé avec lui, et William
Sartain (1843-1924) sont là également. Tous participent à la vie mondaine de la bonne société, très animée à l'époque et dans laquelle l'importante colonie britannique tient une place de choix, assistant aux bals du gouverneur comme aux réunions privées et aux nombreux évènements organisés pour la " saison " par le très actif " Comité d'hivernage ".

Plus que jamais, il voue une grande partie de ses journées à l'étude de la vie quotidienne des Algérois pour recueillir les sujets de ses tableaux. Il s'adjoint les services d'un petit guide, Belkassem, conclut un arrangement avec une certaine Baïa qui lui permet d'installer un coin d'atelier dans sa maison de la Casbah, d'où il peut observer les femmes sur les terrasses voisines, se mêler aux passants qui effectuent leurs emplettes dans les petits commerces ou encore aux hommes assis dans les cafés maures. Ainsi prendront vie dans ses toiles quantité de personnages devant une fontaine ou une porte typiques, de femmes accoudées sur un muret orné de fleurs ou sortant du bain maure, de marchands devant leurs échoppes, d'enfants s'ébattant dans les ruelles, de porteurs d'eau et de vendeurs ambulants, d'âniers se frayant un chemin dans les passages escarpés.


De tels tableaux constituent certes une anthologie des sujets pittoresques privilégiés par les orientalistes de l'époque, mais ils possèdent un charme particulier, qui émane d'une palette vive et fraîche, d'un style brillant et enlevé, favorisant le mouvement des personnages. Leur séduction réside aussi dans la richesse et la précision des décors auxquels le peintre apporte le plus grand soin, tout comme à celles des vêtements, qu'il détaille avec un bonheur évident. Il nous offre un bien agréable panorama du costume féminin algérois, pour les tenues d'intérieur légères et colorées comme pour les tenues de sortie, haïks et sarouels aux plis démesurés, accompagnant les évolutions des musulmanes avec de grands effets picturaux.

Nous connaissons par le détail les découvertes et les impressions du peintre américain lors de ses hivers algériens, grâce au récit qu'il publie à New York, tout d'abord par chapitres en 1888 dans la revue Harper's Monthly Magazine, et ensuite en 1890 chez le même éditeur, Harper and Brothers, sous la forme d'un joli livre, Winters in Algeria, qu'il illustre d'une soixantaine de gravures d'après ses tableaux. Il y raconte le plaisir éprouvé dans les riches jardins de Mustapha et d'El-Biar, décrit les aspects et les sites de la vieille ville, évoque les coutumes des habitants de la Casbah. La visite des musulmanes dans les cimetières algérois, le vendredi, lui donne la possibilité de contempler ses personnages favoris dans leurs plus beaux atours, et pour compléter sa documentation, il se rend à Blida où il s'attarde dans le fameux cimetière El-Kébir, but de promenade de tous les artistes. Autre sujet fascinant pour lui, la communauté nègre de Blida, et le spectacle des Aïssaou as qui avaient tant frappé en 1846 l'imagination d'un autre peintre-écrivain, Eugène Fromentin, Mêlant dans son livre les souvenirs de ses différents séjours, Bridgman décrit et illustre une excursion à La Trappe de Staouéli, une autre plus lointaine qui lui fait découvrir la Kabylie en 1873, puis il s'étend longuement sur les points d'intérêt de la ville ancienne de Tlemcen où il assiste à une cérémonie de mariage, et continue par les sites de Sidi Bou-Médine et des environs. El Kantara, Biskra, Tolga, les oasis et le désert environnants, le siroco, la tempête de sable, les marchés, toute la couleur locale de ce qu'on appelait alors le Sahara, lui fournissent plusieurs chapitres dans lesquels l'enthousiasme surpasse les difficultés rencontrées pour faire poser des modèles ou pour affronter un climat parfois extrême. En cela, il rejoint le goût de ces nombreux artistes et voyageurs internationaux que le Sud algérien a séduits et retenus tout au long de la deuxième moitié du xixe siècle et du début xxe siècle.

Bridgman finit sa vie en France, en Normandie où il s'installe à Lyons-la-Forêt, près de Rouen, à l'issue de la Première Guerre mondiale. Avec sa seconde épouse, Martha, il recherche toujours les beaux endroits ensoleillés fréquentés par l'élite internationale, et passe ses étés sur la Côte d'Azur, entre Nice et Monte-Carlo. Il a continué longtemps à peindre d'après ses souvenirs d'Algérie, des oeuvres qui devenaient de plus en plus " arrangées ,, artificielles, quoique toujours séduisantes pour un oeil étranger au pays. Le critique de La vie algérienne et tunisienne épinglait malicieusement ce travers à propos d'un " Retour de fête à Alger ", exposé au Salon des Champs-Elysées en 1897: " Nous y voyons deux barques ornées de fleurs, portant des Mauresques dont quelques unes ont laissé tomber leur voile [...] De nerveuses négresses rament avec entrain et les barques glissent sur une eau très calme et très bleue, pendant qu'une des femmes en s'accompagnant de sa guitare, chante quelque romance, une ballade â la lune. Tout cela est joli, pittoresque, mais cela n'existe pas et les Algériens seront bien surpris d'apprendre qu'il y a quelque part, chez eux, un canal de Venise où les Mauresques s'en vont, le soir, faire un tour de bateau ".

Le harem, femmes dans un intérieur algérois
Le harem, femmes dans un intérieur algérois (coll.part.)

Quelques unes des oeuvres algériennes de Bridgman figurent dans les collections de musées américains prestigieux, tels le Metropolitan Museum de New York, le Detroit Institute of Art et le Museum of Fine Arts de Boston.

Pour les grands amateurs d'orientalisme, il fait partie des artistes les plus recherchés et les scores de ses toiles dans les ventes aux enchères sont souvent impressionnants.

Sources bibliographiques:
- Frederick Arthur Bridgman, Winters in Aigeria, Harper and Brothers, Franklin Square, New York, 1890.
- Gerald Ackerman, Les orientalistes américains, Editions ACR, Paris Courbevoie, 1994.
- Lynne Thornton, Les orientalistes peintres voyageurs, Editions ACR, Paris Courbevoie, 1993.
- Catalogues de ventes Christie's à Londres et Sotheby's à New York - Ventes Aguttes, Artcurial, Gros & Delettrez et Tajan, à Paris.