De Sétif à Rome, un peintre algérien
comblé d'honneurs Émile Aubry (1880-1964)

par Marion Vidal-Bué

extraits du numéro 130, juin 2010, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site : septembre 2014

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De Sétif à Rome, un peintre algérien
comblé d'honneurs Émile Aubry (1880-1964)
par Marion Vidal-Bué

De tous les très bons artistes nés en Algérie à la fin du XIXè siècle, Emile Aubry fut celui qui mena la carrière nationale la plus en vue, après avoir remporté un Grand Prix de Rome. Ses aînés parmi les peintres, Eugène Deshayes (Alger 1862), Paul Jobert (Tlemcen 1863), Alfred Dabat (Blida 1869), ou bien ses contemporains Armand Assus (Alger 1879), Augustin Ferrando (Miliana 1880), connurent eux aussi les succès parisiens, mais il fallut attendre 1936, et le sculpteur André Greck (Alger 1912), pour voir à nouveau ce Grand Prix de Rome tant convoité couronner un Algérien.

Le père du peintre, Charles-Albert Aubry, était une personnalité remarquable. Originaire de Franche-Comté, envoyé à Sétif dès sa sortie du Val- de-Grâce en tant que lieutenant au service de santé, il s'attache au pays et à ses habitants et s'y installe comme médecin praticien au sortir de son temps militaire. Ayant épousé une jeune femme de Sétif, dont la famille était propriétaire d'une fabrique d'horloges dans le Doubs, il met toutes ses compétences au service de la population locale, tant pour soigner les indigènes que pour administrer sa ville d'adoption, dont il devient le maire. Elu sénateur, il méritera le grade de commandeur de la Légion d'honneur. Porté par son idéal, il destine ses deux fils, Emile le premier-né et Georges le second, au métier de médecin et les envoie faire leurs humanités à Paris, au lycée Janson-de-Sailly. Aussi, lorsqu'à la fin de ses classes, Emile, qui n'a pas cessé d'envoyer des lettres illustrées à ses parents et a obtenu un premier prix au Concours général de dessin, annonce qu'il veut faire 1'Ecole des Beaux-Arts, ce père rigoureux décide-t-il de lui couper les vivres.

Le jeune homme ne se décourage pas et mène à bien d'excellentes études artistiques, dans les ateliers renommés de Jean-Léon Gérôme et de Gabriel Ferrier. Il adhère pleinement aux préceptes académiques de l'Ecole, se passionne pour la mythologie gréco-latine et les sujets bibliques, et après un premier second Grand Prix en 1905 pour un " Silène enchaîné ou Silène surpris par les bergers et les nymphes " (Oeuvre qui fut offerte à la mairie de Sétif.), conquiert le Grand Prix de Rome avec son tableau " L'Inspiration ", ou " Virgile composant Les Géorgiques contemple une scène de la vie rustique ". La critique salue ses qualités de dessinateur et de coloriste, sa carrière est lancée et plus important encore, ce succès confirme aux yeux de sa famille la justesse de son choix.

En même temps qu'il développe ses talents de peintre néo-classique, Emile Aubry garde sans cesse présent à l'esprit l'amour de sa terre natale, et compose scènes et paysages qui le ramènent à ses souvenirs d'enfance dans le Constantinois. Après avoir présenté des " Femmes kabyles à la fontaine " et des " Juives de Constantine " au Salon des Artistes français de 1904, il expose en 1907 ses " Femmes de Constantine à la promenade ", oeuvre dans laquelle musulmanes et juives caractérisées par leurs costumes s'entretiennent en présence d'hommes en burnous, ces personnages hiératiques se profilant devant les toits de la ville esquissés dans le fond du tableau. Conquis par cette toile, le marchand et orientaliste Antoine Druet la retient pour la présenter à son tour dans les salons du journal " La Française " (D'après la Revue Nord-africaine Illustrée, 9 mars 1907, p. 665.). La même inspiration se retrouve dans " Le retour de la promenade ", qui représentait selon L'Afrique du Nord Illustrée " la cour intérieure d'une maison juive de Constantine, avec des femmes israélites et des enfants dans des costumes et des attitudes d'un réalisme et d'un pittoresque saisissants ".

Pour ne pas être la dernière à reconnaître l'enfant du pays, la Ville de Constantine fait l'acquisition en 1907 d'un grand tableau décoratif, " Femmes arabes dans la campagne ", qui est mis en place dans la salle des fêtes de la mairie, attirant beaucoup de visiteurs. " Le jeune et talentueux
Emile Aubry s'est surpassé ", peut-on lire dans la presse ( Revue Nord-africaine Illustrée, op. cit.).

Une autre grande composition, " Aux temps héroïques ", vient orner le foyer du théâtre municipal d'Alger. Le sujet, rappel du combat des Centaures et des Lapithes, en est résolument mythologique, il donne l'occasion au peintre de faire preuve de son habileté à exécuter de parfaites académies masculines. Cependant, il a placé ses personnages dans le décor idéalisé des Hauts Plateaux, où les courbes douces et les tons dorés émaillés de vert des amples montagnes environnantes s'accordent magnifiquement à la noblesse des personnages mythiques.

Durant son séjour à la villa Médicis à Rome, Aubry peut bénéficier des conseils du brillant portraitiste Carolus Duran, directeur de l'Académie de France depuis 1905: il ne manquera pas de s'en souvenir dans les années ultérieures. Mais c'est avec son dernier paysage exécuté en Italie, "Après- midi, sur les terrasses de la Villa d'Este", qu'il obtient une médaille d'argent au Salon des Artistes français de 1910.

Lorsque survient la guerre, Aubry est mobilisé comme simple soldat. Il prend part à la bataille de la Marne, reçoit la Croix de guerre avec palme, mais doit être évacué pour blessure. Après être retourné sur le front en Champagne, il est finalement désigné pour servir dans la section de camouflage, comme pas mal d'autres artistes.

A Epernay, où il retrouve un parent et ami de Constantine, il rencontre la jeune fille qu'il épouse après l'Armistice. Longtemps marqué par ce qu'il a vécu, il compose des années plus tard, en 1934, une ample toile en " Hommage aux Morts de la Guerre ", qui reçoit la médaille d'honneur du Salon avant d'être placée dans la salle du Souvenir de la mairie du Ve arrondissement de Paris.

Après les années d'épreuves, Aubry ressent le besoin de se ressourcer en Algérie, il y fait de longs séjours en famille dans sa ville natale, se met au repos et s'abandonne à la contemplation des paysages immenses et de la vie pastorale, sans autre but que de retrouver le bonheur de vivre dans un monde paisible. Nombre d'études dans les montagnes de Petite Kabylie, à l'aquarelle ou à l'huile, datent de ces années du retour. Il utilisera ces visions bucoliques pour les séries de toiles plus académiques qu'il composera dans les années 1930.

Il réside aussi fréquemment à Alger, prend part aux expositions des artistes algériens et orientalistes, et apprécie particulièrement les promenades dans la campagne d'El-Biar, où son père a acquis une belle villa mauresque. Les notes qu'il jette sur son carnet de croquis, villas blanches au milieu des pins et des cyprès, fleurs, arbres, lui serviront elles aussi de documents pour des tableaux ultérieurs plus importants. Ainsi retrouve-t-on dans une oeuvre hautement stylisée comme sa " Bethsabée ", les deux adorables gazelles et la végétation luxuriante du jardin familial.

Sans doute est-ce à cette époque qu'il flâne sur le port d'Alger, dans la ville basse et à Bab-el-Oued et qu'il s'imprègne de la faconde méditerranéenne régnant dans les vieux quartiers. Lorsqu'il est pressenti pour illustrer la seconde édition du fameux livre de Louis Bertrand, Pépète et Balthazar (Louis Bertrand, Pépète et Balthazar, Moeurs algériennes, " Avec les aquarelles et dessins d'Emile Aubry ", Librairie Plon, 1925.), il n'a aucun mal à se mettre dans l'ambiance et à trouver le ton juste. Mais si ses aquarelles sont le fruit de l'observation et du vécu, elles le sont aussi du travail, comme en témoignent les innombrables croquis destinés à camper les personnages.

Des nécessités matérielles le poussent à retourner à Paris, où depuis son atelier de la rue d'Assas, il donne une nouvelle dimension à sa carrière de portraitiste mondain. Dès le Salon de 1920, il reçoit à nouveau la médaille d'argent, pour un portrait cette fois-ci, " La Dame en noir " (Mme Lépine). Très saisissant en effet, il met en scène une femme dont le visage et la main gauche, très clairs tous les deux illuminent le tableau d'où tout décor est éliminé. Son regard aigu est dirigé droit sur le spectateur, elle est coiffée d'une sorte de tricorne que l'on voit chez beaucoup d'élégantes de l'époque et sa longue jupe découvre des chaussures vernies à hauts talons. Avec un métier remarquable, par le seul jeu des variations des tonalités de noir, Aubry fait percevoir les différentes textures de chaque pièce de vêtement. A partir de ce moment, les grands portraits se multiplient, on les trouve reproduits et commentés dans les revues, en particulier dans L'Illustration, qui fait chaque année le compte-rendu des oeuvres les plus marquantes du Salon des Artistes français.

En 1922, une malicieuse " Dame à la cape " part pour le continent américain, elle appartient aux collections du Musée de Québec. La même année, l'Académie des Beaux-Arts lui décerne le prix Gabriel Ferrier pour son tableau " Vacances en Esterel ": il représente une jeune beauté vêtue d'une robe fleurie et chaussée d'espadrilles à lacets qui, dressée sur le bord d'une falaise, tend son visage rayonnant de joie vers le soleil et l'air marin.

En 1923, c'est une fantaisie, " Dans le costume de Musette ", qui fait la couverture de L'Illustration. Le modèle qui avait posé initialement ne s'étant pas trouvé flatté, l'artiste avait tout simplement remplacé son visage par celui de son épouse, dont la beauté brune ressortait de manière piquante sur les volants de dentelle blanche de la robe à crinoline.

Dans le costume de Musette...
Dans le costume de Musette...

" La Calanque d'Emeraude ", présentée en 1925, est un autre de ses grands succès: la nature méditerranéenne éclatante met en valeur la silhouette d'une radieuse jeune femme en robe claire et espadrilles, un foulard rayé noué sur les cheveux, une ombrelle à la main.

Une nouvelle occasion de briller est offerte à Aubry lors de l'exposition des Arts décoratifs de 1925, il y dispose trois importants panneaux dans le Pavillon des Colonies. Honneur non négligeable, il reçoit la croix de la Légion d'honneur.

" Les Roches Rouges " du Salon de 1926, inspirées à nouveau par le décor somptueux du littoral de l'Esterel, lui permettent de confirmer ses qualités de coloriste. Le prix Henner vient couronner le tableau durant le Salon. Ce sont les années fastueuses durant lesquelles le couple Aubry découvre les vacances d'été sur la Côte d'Azur, en Corse ou en Italie, est invité sur des yachts français ou étrangers, se grise de vie mondaine sur ces rives méditerranéennes.

" Labour sur les Hauts Plateaux ", in L'Algérie des peintres, de Marion Vidal-Bué.
" Labour sur les Hauts Plateaux ", in L'Algérie des peintres, de Marion Vidal-Bué.

Le rayonnement de la France est tel, à cette époque, explique la nièce du peintre dans son ouvrage biographique (Suzanne Aubry-Casanova, Emile Aubry " Regards de peintre ", Nice, 1997, p. 58.), que la notoriété du peintre dépasse bientôt les frontières. Il devient de bon ton, par delà l'Atlantique ou la Méditerranée, de faire faire, à Paris, son portrait par Emile Aubry. De riches Américaines, Chiliennes, Argentines, Canadiennes, Egyptiennes, arrivent ainsi dans son atelier, comblées par un mari avec lequel on est allé choisir, chez le couturier en vogue ou chez le fourreur en renom, la robe, l'étole ou la cape qui seront portées pour les séances de pose, y ajoutant souvent le prestigieux bijou qui authentifiera, au retour, tout autant que la signature du maître, le passage dans la capitale française ".

" M. Aubry est avant tout et surtout un portraitiste ", affirme de son côté Gustave Mercier, dans l'article de cinq pages complètes qu'il consacre à l'artiste sous le titre " Lin grand peintre algérien ", dans le numéro de Noël de L'Afrique du Nord Illustrée ( L'Afrique du Nord Illustrée, numéro spécial Algérie, Noël 1926.). Il choisit de l'enrichir de dix portraits, féminins principalement. Ces femmes du monde françaises ou étrangères, distinguées et sûres d'elles-mêmes, portent des robes du soir en satin ou en lamé, de longues capes bordées d'hermine ou de vison noir, des sautoirs de perles, des coiffures en bandeaux ou à la garçonne. Elles nous offrent une véritable revue de mode de l'époque où Paul Poiret amenait le Tout-Paris à un point de sophistication extrême.

On découvre ainsi le portrait en pied de la jeune et gracile Mile Agnès Jobert, fille du peintre algérien Paul Jobert. Désinvolte, les mains posées sur la taille basse de sa robe de satin blanc, elle affirme sa personnalité non sans une pointe de moquerie juvénile. Pour son épouse, Jeanne, dont il fait le portrait en buste, le peintre a choisi de détacher son profil énergique sur le fond d'un chapeau sombre, et de concentrer toute la lumière sur sa carnation très claire, que le grand col de fourrure noire d'un ample manteau magnifie encore.

Comme on l'aura compris, Emile Aubry cherchait dans chacun de ses portraits à suggérer le caractère profond de son modèle, par une attitude, une expression, qu'il avait patiemment amenée au jour en créant un climat de confiance et de complicité. Mme Aubry-Casanova se souvenait que son oncle aimait les échanges de conversation avant les séances de pose, qu'il s'en servait pour créer l'état d'esprit propre à livrer la vérité psychologique de son interlocutrice. Il intervenait pour la tenue, la coiffure, de manière à ménager l'accord total de tous les éléments. Ainsi pouvait-il rendre hommage à la grâce féminine tout en respectant la vérité de la personnalité. Prix, récompenses, honneurs, se multiplient tout au long d'une carrière qui culmine avec la réception de l'artiste à l'Académie des Beaux-Arts en 1935: il est désormais membre de l'Institut. Il a été nommé membre du jury de l'Ecole nationale des Beaux-Arts en 1921, a participé à l'Exposition coloniale de 1931 avec un diorama traitant une " Pastorale ", ainsi qu'aux expositions de l'Art français à Londres, au Canada, au Japon, en Italie, etc. Il est également présent à l'Exposition internationale de 1937.

Emile Aubry peint, dans son atelier parisien, des sujets mythologiques ou bibliques, des allégories, des pastorales, dans un style néo-classique dont l'élégance rappelle celle des peintres de l'Ecole de Bordeaux (David Darmon, in catalogue de l'exposition " Visages de l'Algérie heureuse ", Cercle algérianiste de Versailles, 1992.). Des oeuvres religieuses aussi, comme la toile du Salon de 1934, " Les Soldats jouant aux dés la robe du Christ, au pied de la Croix ". Mais toujours, il revient à l'Algérie. Ses séjours réguliers y sont partagés entre Aïn Meddah sur les Hauts-Plateaux et Alger, où l'accueille la villa familiale, baptisée " La Soubella " en souvenir de l'oued proche de Sétif.

A partir d'octobre 1938, il entreprend la décoration murale du théâtre municipal d'Alger, qui ne couvrira pas moins de 25 m de long, sur une hauteur inégale déterminée par les contraintes architecturales. Le thème en est naturellement le théâtre lyrique, synthèse des passions humaines, et ses héros. Les personnages se présentent en groupes statuaires, formant une longue guirlande décorative. Un an plus tard, en octobre 1939, l'immense composition est achevée, elle fait l'admiration de tous.

La Seconde Guerre mondiale a éclaté, Aubry a pu prendre l'un des derniers bateaux pour Alger avec son épouse, et désormais, il ne quitte guère le pays. Des camarades d'enfance l'entourent dans la quiétude d'Aïn Meddah où il se plaît à peindre les femmes berbères et les paysages, tandis qu'à Alger, intellectuels et artistes, parmi lesquels André Greck ou Jean-Désiré Bascoulès, recherchent sa compagnie pour discuter des choses de l'art.

Sa vie se termine en France, à Voutenay-sur-Cure, où il décède après l'indépendance, le 9 janvier 1964.

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Bibliographie :
- Suzanne Aubry-Casanova, Emile Aubry, Regards de peintre, Nice, 1997.
- Revues L'Illustration, L'Afrique du Nord Illustrée, Revue Nord-africaine Illustrée.
- Hôtel des Ventes d'Auxerre, étude de Maître Alain Sineau, 22 février 1998, vente aux enchères publiques de l'atelier du peintre, 320 oeuvres dont 50 huiles, 120 aquarelles, 120 dessins et études. Orientalisme - Peintures légendaires - Portraits.
Musées:
- Alger, Musée national des Beaux-Arts: " Femme aux flamants ", " Paysage de Petite Kabylie ".
- Bougie: cinquante oeuvres offertes par l'artiste à la ville avaient été réunies dans un musée portant son nom. D'après un contact local, ces toiles auraient été " récupérées " par une personnalité de la ville.
- Constantine, musée Cirta : " Le Fellah ", " Juive de Constantine ".

Parmi ses oeuvres en France: Paris, musée de la ville, " Pastorale "; Pau, musée des Beaux-Arts, " La voix de Pan "; Perpignan, décor dans l'hôtel de ville; Troyes, musée des Beaux-Arts, " Le Soir ".

Expositions :
- Galerie Alain Blondel, Paris, 20 juillet - 20 octobre 1982, exposition-vente " Emile Aubry ".
- Bordeaux, musée des Beaux-Arts, catalogue de l'exposition " L'Ecole d'Alger, 1870-1962, Collection du Musée national des beaux-arts d'Alger ", juin 2003.