La poterie modelée d'Afrique du Nord,
dite " poterie kabyle " (deuxième partie)

L'auteur :
Jean Couranjou, né à Alger, est issu d'une famille qui y était installée depuis 1882. Directeur de recherches à l'I.N.R.A. (Institut national de la recherche agronomique, département génétique et amélioration des plantes) jusqu'en 1994; il est aujourd'hui à la retraite. Passionné d'Algérie, il a progressivement constitué une collection d'objets traditionnels (utilitaires, d'apparat et rituels) relatifs à l'Afrique du Nord et à divers pays islamiques, allant de la préhistoire à l'époque actuelle. Mais les carreaux de faïence constituent sa collection la plus importante car ses recherches personnelles, menées depuis 1965, concernent la faïence de revêtement importée de pays très divers dans la Régence turque (1518-1830). Dans ce domaine qu'il a passablement élargi, il a réalisé de nombreuses découvertes. Elles l'ont amené à la réalisation d'un très important ouvrage, actuellement non édité. Il est en relation avec des chercheurs de divers pays, et publie dans des revues spécialisées d'Espagne et des Pays-Bas. Il est aujourd'hui chercheur associé au Centre de recherche sur les archéomatériaux (Université de Bordeaux 3, CNRS. U.M.R. 5060).
Son site : http://arts.medit.occ.pagesperso-orange.fr/

extraits du numéro 97, mars 2002, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 5-1-2010

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La poterie modelée d'Afrique du Nord dite poterie " kabyle " (deuxième partie)

3. Types et formes de poteries selon la destination

La destination des poteries campagnardes nord-africaines est variée. Les plus nombreuses sont des récipients divers à usage domestique. Il en est à vocation rituelle. Il existe régionalement différents cas de confection en vue de la vente. Il faut réserver une place à part aux poteries votives. Pour être tout à fait complet, on ne peut passer sous silence les silos domestiques fixes. À chacun de ces cinq grands groupes auxquels sont attachés pour certains des pratiques spécifiques, parfois des rites étranges, correspondent des formes, voire des techniques de confection différentes.

        Poteries domestiques
Ce sont naturellement les poteries domestiques qui représentent le contingent le plus nombreux : jarres, amphores, jattes, cruches à rafraîchir l'eau, cruchons à boire, pots à lait, vases à traire, kanoun, marmites à cuire bouillons et sauces, keskes, grands plats à rouler le couscous, à laver le linge, plats à cuire le pain, les galettes, plats à servir les mets, assiettes, écuelles... À chacun de ces ustensiles, la potière donne la forme particulière transmise par la tradition de la petite région. On peut donner ici quelques exemples de variation de forme.


Figure 13 : diverses formes de pichets modelés algériens (dessins de l'auteur).

Parmi les poteries verticales, les pichets représentent une part importante (fig. 13). S'ils sont très généralement à fond plat, leur profil peut être en " S " régulier ou plus raide, et la position du grand diamètre très variable. Le profil peut même présenter une rupture entre panse et col, ou encore au niveau de la panse formant alors une carène, voire même un bourrelet circulaire au-dessus duquel la partie supérieure semble dans certains cas avoir été enfoncée dans la partie inférieure. Le profil peut présenter plusieurs ruptures; le corps de la poterie peut être surmonté d'un véritable bulbe. Les rapports dimensionnels varient entre col et panse; le col peut être cylindrique, conique, ourlé.

De même la forme de nombreuses poteries (kanoun, amphores, pichets, halleb...) est propre à chaque région. Les différences portent aussi sur d'autres parties des pièces comme la lèvre de bord des plats ou des écuelles dont le profil est un des moyens d'identification de l'origine géographique : à pan avec ou sans téton, ourlé, arrondi avec ou sans accroche...

Pour ce qui est du tube d'écoulement, toute la gamme existe entre le plus court et le long et fin tube à pont.

Des différences existent également pour les anses; elles sont placées à une hauteur variable sur les pichets qui en portent; leur taille et leur forme diffèrent aussi bien pour les pichets que pour les amphores avec la présence possible d'un ergot plus ou moins marqué caractérisant certaines régions et devenant même un poucier pour les tasses de l'Aurès... ; si le plus souvent l'anse présente une section ronde, celle-ci peut aussi être plate. À fonction identique, toutes ces différences sont essentiellement
le fait de particularismes régionaux, ce que montrera l'étude des styles. En matière de forme, on verra à diverses reprises qu'un réel anthropomorphisme entoure les poteries, particulièrement les verticales, pour lesquelles chacune des parties porte le nom correspondant à celui du corps humain; la potière peut même les considérer comme des êtres pensants. Je cite ici Roubet; cela se passe en Kabylie; c'est Saâdia une potière expérimentée de Taourirt-Amokrane qui parle des amphores qu'elle vient d'achever : " l'amphore qui est là, je ne la vois pas comme une femme quelconque. C'est une mariée qui est devant moi; elle doit être particulièrement soignée et parée ".

Comme l'auteur demandait à Saâdia si cette idée lui était personnelle, cette brève réponse : " C'est ainsi; on le sait ". Cette mariée nous amène aux poteries rituelles.

        Poteries rituelles et pratiques correspondantes
Les poteries rituelles sont réservées aux cérémonies de caractère religieux et familial et sont gardées dans les familles avec soin comme objets précieux; elles peuvent être utilisées pendant plusieurs générations. Celles ici mentionnées concernent plus précisément la Grande Kabylie.

- Les lampes à huile (fig. 14). En Kabylie et dans les régions avoisinantes, la forme et la taille des lampes à huile, de même que le soin apporté à leur confection et à leur décoration diffèrent selon la zone géographique. Dans les formes les plus courantes de Grande Kabylie, le nombre de becs varie de un à trois, mais peut atteindre des chiffres beaucoup plus élevés. Chez les Aït Aïssi et les Aït Douala, ces lampes, dites de mariage (fig. 14A), généralement hautes de 35 à 40 cm, larges de 20 à 25 cm, comportent un pied tronconique creux surmonté d'un renflement bulbeux supportant un plateau concave sur lequel repose une pièce verticale percée de deux arcs et portant les becs; les deux becs latéraux sont fonctionnels, celui du centre est recouvert d'un cabochon. À l'arrière, un long manche légèrement oblique est fixé en trois points. On peut se demander si sa forme n'est pas intentionnelle, surtout quand on sait que la très fréquente perforation au niveau du renflement bulbeux est désignée par le mot thimet qui, en kabyle désigne le nombril; mais tous savent que cet euphémisme pudique désigne l'organe féminin, symbole de naissance et de vie, comme l'est à sa façon, l'organe masculin peut-être représenté par ce manche. Ne pas oublier que ce sont des lampes de mariage également utilisées pour la circoncision. Lors des mariages, la lampe est tenue allumée au-dessus de la tête de la jeune femme; c'est l'occasion pour les matrones de tirer des prédictions sur l'avenir de l'union selon la résistance de la flamme aux courants d'air et la façon dont elle brûle. La lampe est utilisée aussi lors de la circoncision, le temps de l'opération; dans chacun des réservoirs est placé un neuf, symbole de fécondité et par sa blancheur, de pureté du nouveau-né.

Autrefois ces lampes servaient dans certains rites agraires, en particulier au début des labours.

Peut-être ont-elles eu aussi quelque usage domestique; les moyens modernes les ont confirmées dans leur rôle strictement rituel. Et il existe parmi elles de véritables monuments, en particulier les lampes doubles, hautes de 45 cm environ et supportant deux étages de becs : treize becs au Musée national Dubouché à Limoges, quinze becs au musée Gsell à Alger, vingt becs au musée Majorelle à Marrakech.

- Les methred (fig. 15) se présentent sous deux formes en Grande Kabylie. La forme simple est assez semblable à une lampe de mariage qui ne comporterait que le pied tronconique creux surmonté du renflement bulbeux percé du nombril supportant le plateau, ici plus large, constituant la coupe. Dans l'autre forme, le pied se divise en trois branches supportant chacune une coupe, les trois coupes identiques disposées en triangle étant confluantes et ménageant au centre un court bougeoir pouvant recevoir une bougie ou un œuf. Cette poterie, élégante surtout dans la forme triple, ne sert qu'en des occasions précises :
mariage, circoncision, Mouloud, Achoura. Une des trois coupes reçoit du henné qui sera passé, selon la circonstance, aux mains des fiancés, de l'enfant circoncis ou des membres de a famille pour les deux fêtes religieuses; la deuxième coupe est garnie de graines (fèves, pois-chiches, blé) qui seront distribuées aux assistants qui les conserveront comme porte-bonheur; la troisième coupe contient des œufs durs qui seront mangés en commun en action propitiatoire de fécondité et d'abondance. Il en est de même avec le methred simple. Sur le tout, on place en symbole de richesse, un bijou d'argent, de préférence une grosse chevillière guère plus utilisée aujourd'hui.

- La mesure du Prophète (moud n'Nebbi) est une sorte de bol sans pied destiné à mesurer le grain ou la semoule à remettre en aumône aux pauvres en des occasions précises. Dans certaines régions, on doit s'en servir juste avant la première prière du matin avant le lever du soleil; son usage en dehors de cette brève période ou pour d'autres fins non canoniques est formellement interdit. Il existe d'autres poteries rituelles qui s'apparentent aux lampes à huile, notamment celles en formes de bougeoirs pouvant également porter les œufs symboliques. Mais de nos jours, en ville, les coutumes qui s'attachent à ces poteries tendent à disparaître. Dans les montagnes, leur usage n'est pas éteint et elles se confectionnent toujours et même davantage, une part d'entre elles étant proposée à la vente aux touristes. Ainsi nous en arrivons à la poterie modelée destinée à la vente.

        Poteries destinées à la vente; divers types de vente
Si d'une façon générale, hormis le Maroc, la tradition veut que cette confection par les femmes pour les besoins de la maison, ne soit nullement objet de commerce, il a toujours existé des cas d'exception. Il existe différents cas de confection non destinée aux besoins personnels. Le troc admis traditionnellement, concerne les femmes disposant de très peu de ressources : veuves, femmes seules et âgées, sans descendance masculine susceptible de subvenir à leurs besoins; elles ont là l'occasion d'une petite source de revenus. Surtout si elles disposent d'une habileté reconnue en la matière, elles confectionnent un nombre de poteries au-delà de leurs besoins propres, pour les proposer à des femmes moins expertes, moyennant huile, graines ou figues sèches en rapport avec le nombre, la taille, la qualité et le type des pièces échangées. Leurs destinataires peuvent être aussi les femmes frappées d'interdit rituel de pétrissage et de modelage de la terre; il s'agit de celles qui n'ayant pas appris ces pratiques avant la puberté, ne peuvent s'y consacrer qu'après la ménopause (Servier); c'est aussi le cas des femmes enceintes, de celles en période cataméniale et de celles en deuil; c'est enfin le cas moins connu de celles appartenant à des familles dites maraboutiques, chez lesquelles l'interdit concerne également les femmes rapportées, même si elles avaient antérieurement exercé cette activité (Musso).

La vente proprement dite existe depuis longtemps dans certaines régions, ce qui le plus souvent entraîne une confection répétée au long de l'année et dans certains cas, l'existence de fours fixes plus élaborés. La poterie modelée à destination commerciale est réalisée là aussi et pour les mêmes raisons, par des femmes sans ressources.

Ainsi dans l'extrême nord-est de la Grande Kabylie, chez les Aït Khelili, est confectionnée une poterie à la qualité reconnue. Si ailleurs l'homme n'intervient généralement jamais nulle part dans cette activité, il le fait ici pour renforcer les équipes féminines : extraction de la glaise, préparation du bois pour la cuisson, ramassage et livraison des pièces au commerce de Kabylie et même de l'Algérie. Sur les routes et les marchés de la région, on peut voir ces hommes poussant devant eux des ânes surchargés et portant eux- mêmes sur le dos, un volumineux échafaudage de poteries pansues à la chaude teinte brique. La confection pour la vente est courante aussi, toujours en Algérie, dans les monts des Traras dans l'extrême ouest : depuis peu, cette poterie fait l'objet d'une petite exportation. Au Maroc, dans le Rif et le Zehroun, la vente est même la règle. Les poteries de ces deux zones marocaines sont vendues sur les marchés proches des lieux de production : celui de Moulay-Idris le samedi pour le Zehroun, d'Aïn es- Souk à 30 km d'Ouezzane le jeudi pour les Beni Mezguilda, d'Adjir entre Bou Aknoul et Boured le jeudi pour les Geznaya, de Msila le dimanche pour les Tsoul et les Branès, le mercredi pour les Beni- Lent, etc...La vente au touriste à proximité des lieux de production voire plus loin, donne lieu à une confection qui risque de ne plus présenter les garanties de qualité et encore moins d'authenticité; cette pratique plus récente est nécessairement destructrice puisque l'objet perd sa fonction et ne devient plus que décoratif; de plus la qualité fait place à la quantité. En Grande Kabylie, chez les Aït Aïssi et leurs voisins les Aït Douala, à côté de la confection traditionnelle, une autre pour étrangers se poursuit depuis le XIXe siècle, à l'instigation des marchands. Elle conduit à la création notamment de vases tout à fait inconnus traditionnellement et d'amphores présentant un pied faisant totalement entorse à la tradition; la base de l'amphore utilitaire est en effet nécessairement pointue pour en soulager le port; lors du transport de l'eau, cette pointe repose en effet sur l'épaisse ceinture de tissu portée à la taille par les femmes assurant le transport de l'eau. Ces, amphores pour touristes sont en outre décorées à l'excès souvent d'un motif simple répété indéfiniment et sur chacune des faces de la panse, s'y ajoute un motif en relief en forme de fer à cheval. Au Chenoua, sur la côte à 80 km à l'ouest d'Alger, dont on verra qu'il y est fabriqué par ailleurs une poterie utilitaire traditionnelle de qualité, il existe une confection spécifiquement destinée aux touristes. La vente en est assurée dans les villages sur la route contournant le massif par le sud et à Trois-Bots. À Tipasa, tous les Algérois ont vu ces enfants qui, près de l'entrée de la cité antique, vendaient les produits de l'artisanat familial décorés surabondamment. Les sources d'inspiration de ces poteries de taille réduite sont diverses (Lefebvre). Certaines sont des copies en réduction et surabondamment décorées de modèles authentiques confectionnés dans le massif (plats, cruchons et kanoun devenus cendriers) ou qui y sont inconnus mais qui existent dans d'autres régions (plats doubles ou triples aux coupes réunies par un pont, plats à pied, cruches en forme de calebasse ou en forme de poule parfois transformées en tirelire); d'autres s'inspirent de jouets d'enfants (tortues, oiseaux, chiens, chats et chevaux) confectionnées et décorées par les fillettes ainsi initiées à ces techniques. L'influence européenne apparaît avec vases, assiettes, plats, boîtes à bijoux, bonbonnières, cendriers, bougeoirs; enfin on trouve des petites écuelles de différentes sortes, munies d'un bougeoir ou de perforations destinées à recevoir les bâtons d'encens; elles sont inspirées des poteries votives, celles qui maintenant vont être examinées.

quelques formes de minipoteries votives (mesbah) de Grande Kabylie,
Figure 16 : quelques formes de minipoteries votives (mesbah) de Grande Kabylie,
d'après dessins de Musso.
A : lampes à huile; B : bougeoirs; C : kanoun; D : écuelle; E : godets; F : coupes; G : couvercles de jarres en réduction (coll. auteur).

        Poteries votives et de sorcellerie et pratiques correspondantes
À côté des koubas ou des tikourabin qui abritent ou non la tombe d'un saint local et des djemaâ, lieux de réunions et de prières, il existe de multiples sanctuaires naturels qui, dans toute l'Afrique du Nord sont l'objet de cultes très suivis et de pèlerinages réguliers; ce sont le plus souvent de très vieux arbres parfois consumés par la foudre, des rochers présentant une cavité, des grottes (portes ouvertes sur le monde des morts), des sources et les enceintes sacrées faites de pierres sèches... Ils constituent les assas, les gardiens ou plus exactement les demeures de ces fées et génies bienfaisants quoique taquins, les " invisibles " dont il faut se concilier les bonnes grâces ('). On est loin de l'Islam. Cependant une certaine islamisation fait de ces génies des temps les plus reculés, ou du saint local, l'interprète ou l'intercesseur auprès du seul Dieu, Allah. C'est dans ces sanctuaires, objets de rites et de cultes précis, propres à chacun d'eux, que sont déposées les poteries modelées et en particulier ces curieuses poteries votives qui ont été étudiées par Musso : toutes petites, sans décor, le plus souvent mal cuites, très grossières et aux formes souvent incertaines, parfois énigmatiques. C'est qu'en effet, dès que le besoin s'en fait sentir, ces minipoteries peuvent être confectionnées dans l'urgence d'une invocation, donc au mépris des règles de l'art, et aussi bien par les mains les plus malhabiles.

Le plus souvent, la confection en est donc beaucoup plus simple que celle des poteries modelées utilitaires qui, on l'a vu, exigent des opérations longues, soigneuses et souvent difficiles. Outre cette urgence, la pièce à déposer dans le sanctuaire n'a pas de fonction d'utilisation nécessitant solidité, voire aspect décoratif. Le choix de la terre n'est donc pas méticuleux, l'opération trop longue du pourrissage n'est pas pratiquée et le dégraissant, quand il est incorporé, est un sable quelconque. Un petit bloc de terre humide est alors modelé directement dans les mains, le pouce assurant la formation des dépressions; un lissage très sommaire termine l'opération avant un séchage brutal en plein soleil suivi d'un simple passage au kanoun familial, évitant ainsi l'opération longue et difficile de la cuisson annuelle pour pièces belles et nombreuses. Naturellement ici point de décor ni même de vernissage. Il existe néanmoins des minipoteries bénéficiant des mêmes soins et techniques que les poteries modelées vues précédemment : ce sont celles faites en très petit nombre à la saison, en même temps et donc dans les mêmes conditions, que les poteries de qualité. Elles sont d'ailleurs généralement destinées à rendre grâce de la réussite de la cuisson des poteries, opération susceptible d'entraîner cassures et pertes importantes. C'est la première pièce confectionnée par la petite fille s'initiant à cet art et qu'elle dépose au sanctuaire pour s'attirer les grâces nécessaires.

Les minipoteries (fig. 16) sont des lampes surtout, des bougeoirs, des récipients à benjoin divers : kanoun, écuelles, godets, coupes et couvercles de jarre en réduction. Certaines ont la forme générale mais sont non fonctionnelles. Tout comme leur confection, l'offrande des poteries modelées, qu'elles soient d'ailleurs domestiques, rituelles ou votives, est exclusivement féminine. Ce sont en effet là encore uniquement les femmes qui, dans les deux cas, maintiennent et transmettent ces traditions ancestrales, leurs recettes et leurs secrets, toutes choses ignorées des hommes. Le dépôt des poteries dans les sanctuaires fait partie des rites féminins qui viennent en lieu et place d'une religion dont l'enseignement, dans la campagne, est généralement réservé aux hommes. Mais, comme déjà dit, on trouve le moyen de donner un couvert islamique à ces pratiques venues du fond des âges. Avec son saint local, chaque sanctuaire à sa spécialité : maladie, stérilité, dérangement cérébral... Ne retrouve-t-on pas cela dans l'Europe catholique héritière des cultes païens? On se rend donc au sanctuaire avec la petite poterie qui servira de support à la flamme d'une bougie ou d'une mèche huilée, ou encore à brûler du benjoin; on y ajoutera une offrande de fragments de galette ou de quelque figues sèches. À ces céramiques utilisées comme ex-voto, est souvent fixé un lambeau de tissu dont la signification est variable : lien entre la déposante et la puissance invoquée, symbole d'interdiction pouvant avoir valeur de charme maléfique. Les chiffons noués sont une pratique courante dans toute l'Afrique du Nord. Les lambeaux d'étoffe ou les brins de laine sont noués en nombre aux branches des arbres sacrés et aux brindilles poussant dans les rochers sacrés. Par les franges de foulard et les fils de ceinture, les femmes attachent au sanctuaire maladie ou stérilité; elles donnent un domicile à l'âme errante. Cette coutume est très ancienne; au temps de saint Augustin, la loi du 1er novembre 392 prise par Théodose pour lutter contre ces pratiques païennes, stipule : " Si quelqu'un... attache les bandelettes à un arbre sacré..., il paiera une amende de 25 livres d'or ". Aujourd'hui ces pratiques n'ont pas disparu, tant s'en faut. Rochers et grottes sacrés sont multiples ainsi que les arbres sacrés ou ce qu'il en reste : oliviers sauvages (oléastres) surtout en Kabylie, caroubiers en Kabylie maritime et dans le massif du Chenoua, pistachiers atlantiques (bethoum) dans le Sud algérien, mais aussi figuiers, micocouliers, frênes, thuyas, cassies, lentisques, grenadiers sauvages, calycotomes. On les trouve même aux abords d'une grande ville comme Alger. Ainsi le vieil olivier sauvage de Bouzaréah, dit Imma Zineb, nom donné aussi à un vieil oléastre sacré dans ce qui fut la propriété de Vulpillières dans le Sahel entre Ben Aknoun et Kaddous. Non loin de là, à l'entrée du lycée de Ben Aknoun, un autre, dit Sidi Bou Chéchia, abrite dans son vieux tronc tout un attirail de lampes, kanoun et bougies, tandis qu'y est tendu un fil de fer pour y accrocher les chiffons votifs. A Alger même, parmi les multiples ficus bordant les artères, celui qui se trouve au croisement des rues d'Isly, Dumont-d'Urville et Henri- Martin (noms d'origine de ces rues), est situé sur l'ancien emplacement de la tombe de Sidi Ali Zouaoui, le cimetière correspondant ayant été supprimé par les travaux d'urbanisme; la base de son tronc est badigeonnée de henné et il est vénéré par les femmes; le jeudi, elles se rendent à la source qui, à l'époque française, continuait de couler, de l'autre côté de la rue, éclairée au néon, au fond d'une arrière-boutique.

Pour en revenir aux minipoteries, il faut savoir qu'à côté de celles, innocentes, qui viennent d'être vues, d'autres aux formes énigmatiques touchent à la magie et au maléfice. Elles ne sont confectionnées que par les sorcières. Chaque forme est dotée d'un nom et son but est précis; en voici quelques exemples donnés par Musso (fig. 17) :

Figure 17 : quelques formes de minipoteries d'envoûtement de Grande Kabylie,
Figure 17 : quelques formes de minipoteries d'envoûtement de Grande Kabylie,
d'après dessins de Musso (coll. auteur).

- l'enlèvement du monde (fig. 17A), (c'est-à-dire de la vie sexuelle et de la fécondité) est un cylindre de terre évidé aux deux extrémités, destiné à rendre impuissant un mari infidèle ou un ennemi;
- la provocation d'amour (2) (fig. 17B) est un cylindre en forme d'os, destiné à séduire l'homme; il est déposé ou suspendu d'abord sur le passage de l'intéressé, plus exactement de la victime, puis après le temps nécessaire d'imprégnation, déposé dans le sanctuaire;
- la conservation d'amour (fig. 17C) est un cylindre dont une extrémité forme deux cornes; il est destiné à retenir un mari infidèle;
- la pierre à aiguiser le cœur(fig. 17D), cylindre entaillé aux deux extrémités par une gorge, provoque l'amour d'un homme indifférent ou désunit un couple, selon la façon dont il est utilisé;
- le nombril de la compagne (fig. 17F), euphémisme dont j'ai déjà donné la signification, est un cylindre limité par deux disques, ayant pour rôle de détourner l'homme de sa femme et de ses enfants.

Ces poteries et d'autres sont l'objet de multiples pratiques magiques avant dépôt et pour certaines tout au long de leur fabrication. Mais leur action maléfique est la plus redoutable lorsqu'elles sont enterrées près de la tombe d'un étranger mort loin de son pays et par suite placées à l'écart de celles de la communauté. Les sorcières peuvent même détourner des poteries innocentes à d'autres fins (fig. 18).

Ainsi la copie réduite du couvercle de jarre, à anse ronde, sert habituellement de brûle-parfum; après un certain temps de cette fonction, il est chargé de puissance magique; retiré du sanctuaire, il est caché dans un endroit de la maison et porte alors le nom de on lui a mis le couvercle comme à la marmite car il est censé soumettre totalement le mari à sa femme.

De même, l'écuelle à deux dépressions devient le plat du henné des fiancés. On y met du henné provenant de
chacun des deux fiancés et un lambeau de tissu du trousseau pour empêcher le jeune couple d'avoir des enfants. Une certaine forme de godet généralement utilisé comme bougeoir, peut servir à recueillir l'eau de lune. Il porte alors le nom d'écume de lune.
Cette pratique très ancienne est décrite dans Les Métamorphoses d'Apulée. L'écume obtenue après bouillonnement de l'eau lors de la descente de la lune, sert ensuite en magie amoureuse.

Laissons les sorcières et leurs pratiques, laissons aussi la minipoterie plus innocente pour en finir avec ce chapitre un peu particulier; car en effet, de plus en plus les poteries votives modelées laissent la place aux bougies allumées en masse dans les troncs, grottes et autres lieux sacrés.

        Silos (akoufi)
Il reste à évoquer une forme de production modelée qui, à vrai dire, n'a pas véritablement droit à l'appellation de poterie car sa taille importante n'en permet pas la cuisson (fig. 19). Ce sont les silos, les akoufi (pl. ikoufane). Ce mot est issu de la racine KF répandue tout autour de la Méditerranée, pour désigner la corbeille ou le panier; c'est le latin cophinus, puis l'arabe kof; elle a donné en français couffe et couffin et pourquoi ne pas le dire, goffa (3) en pataouète. Dans les intérieurs kabyles, les akoufis servent à conserver les provisions alimentaires végétales (céréales, semoule, figues...), voire animales (viandes séchées ou salées).

Ces véritables meubles, de forme variable selon la tribu, de section ronde ou quadrangulaire, de grande taille, sont construits dans la maison pour y rester, et selon les mêmes techniques que celles dispensées aux poteries domestiques; mais à la terre argileuse sont ici incorporées paille et bouse assurant la solidité ailleurs conférée par la cuisson.

Toutes les femmes ne fabriquent pas les akoufis dont Roubet, déjà cité, précise pour eux les appellations des différentes parties, empruntées à celles du corps humain : bouche, cou, dos, mains, poitrine, côtes, ventre, nombril. Roubet ajoute qu'en haute montagne, après la confection de cette pièce, on lui adresse cette phrase : " puisses-tu être le témoin de notre bonne santé et de notre paix! ". Les akoufis parallélépipèdes de la zone sud-ouest du cœur de la Grande Kabylie (Maatkas, Tirmitine) sont décorés; bien que linéaires comme ceux des poteries, les motifs sont relativement spécifiques et surtout faits de colombins appliqués sur la paroi, donc en relief.

Chacun d'eux porte une appellation : le serpent, la feuille de frêne, les fibules, les fillettes d'honneur, les feuilles de palmier, l'amulette, le crabe, les bijoux, la tête de serpent... (Servier).

À suivre
Jean Couranjou

Notes :
1 - Dans les conceptions populaires du nord de l'Afrique, le corps est habité par deux âmes : la végétative nefs, venant de la mère et porteuse de passions siégeant dans le foie, la subtile ou souffle rruh venant de l'invisible et porteuse de la volonté siégeant dans le coeur. L'union des deux âmes rruh-nefs association masculin-féminin est représentée par le couple arbre-rocher (Servier).
2 - Curieusement, Musso dont est tiré ceci, donne à cette minipoterie le nom de conservation d'amour, traduction de El H'Erz u Hemmel. Je préfère réserver à la poterie suivante cette appellation qui correspond à sa fonction et attribuer à celle-ci un nom qui me paraît mieux adapté. Mais ce faisant, je suis peut-être dans l'erreur.
3 - On retrouve là le thimet kabyle.