sur site le 27/03/2002
-Bab el Oued : place Lelièvre, cœur éclaté...ou l'énumération prodigieuse
texte de Jean-François Giordano
extrait de " aux échos d'Alger , numéro 37 "
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-------Trente ans vont bientôt sonner au beffroi du temps qui passe.
-------Carillon pour de nouvelles retrouvailles, bien sûr, autant incitées par la commémoration de l'évènement que par notre propension à la fête se retrouver entre Pieds-Noirs est toujours une aventure pleine de rires et de cris joyeux
-------Mais aussi glas...
-------Glas dans nos cœurs, dans nos esprits, glas au plus profond de nous, de nos rêves, glas en ce jardin secret -le même jardin secret, pour tous- à la fois tendre et cruel, qui naquit un jour d'exode.
-------Glas pour rappeler qu'en un sinistre mois de l'année 1962, tout un univers, d'un seul coup d'un seul, fut brisé, éparpillé, rasé à tout jamais de l'histoire des Hommes. Le Pied-Noir devint alors une espèce en voie instantanée de disparition, car le creuset dans lequel se brassait, depuis plus de 130 ans, tout ce que la Méditerranée compte de chercheurs d'Eldorado, de fonceurs infatigables, de pionniers opiniâtres, de travailleurs forcenés, venait de voler en éclats.
-------Trente ans...
-------C'est long, trente ans, quand on ne peut plus se pencher sur ses racines, quand on ne peut plus passer devant son ancienne école, devant l'église où l'on s'est marié, se recueillir sur la tombe de ses parents, faire une belote ou une partie de boules avec des amis qui, vingt ans auparavant, jouaient déjà aux billes avec vous. Oui, c'est long, une vie sans plus aucun repère. Si long, qu'il m'arrive parfois de me demander si ce passé merveilleux a réellement existé, ou s'il n'est pas plutôt une forme d'auto-défense de mon cerveau contre le tumulte que je lui impose: le souvenir d'une sorte de Paradis terrestre, qu'il imprime dans ses neurones. Mais heureusement non, il ne s'agit pas d'un ersatz : des livres, des journaux, des photographies, pieusement conservés, sont là pour certifier l'authenticité de l'Eden évoqué. Alors je regarde, je parcours, je lis et le miracle, encore une fois, s'opère...
-------Voici la Place Lelièvre, dont on a dit que, là, battait peut-être le cœur de Bab-el-Oued, berceau de ma jeunesse, avec son école de garçons de la rue Jean-Jaurès. Une école et des enseignants de légende. Qui ne se souvient des AMBLARD, STORA, FAGART, LEBRATY, GERMAIN, et autre PHILLIPI ! De DECRESCENSO, qui nous "emmenait en gym" au pas cadencé, avec de tonitruants "un-deux" qu'il prononçait "en-deuil" De TIFFOU et de sa punition favorite : les coups de règle sur des doigts aux extrémités jointes. Des "dirlos" MORVAN, puis NADAL, l'homme d'Aumale, doté d'une "baffe" ravageuse, à la fois gouailleur et terriblement impressionnant ! Qui ne se souvient d'ALBERT et de son index raidi, pointé vers le ciel, quand, avant une "compo" d'histoire, il prononçait son inévitable avertissement : "Pas de laïus, messieurs, des noms, des faits, des dates...". Qui ne se souvient d'AMATRUDA la prof d'Arabe, et de SAINTUREL, celle d'Anglais, à qui l'on en faisait voir de toutes les couleurs!
-------Dans les reliques d'autrefois, j'ai retrouvé une photographie de classe : le Cours Complémentaire 2è année. En laissant mon regard courir sur ces visages des temps heureux, des noms, des images, comme toujours, jaillissent du fin fond de ma mémoire... Voici JEAN, un amoureux des voitures et de la mécanique. MULLOR, dont les parents étaient boulangers je crois. FERRER, PONS, LAHMEUR, PALMA, dont le grand frère m'offrait des balades dans son automobile. CULATTI ,avec qui j'eus ma première bagarre d'adolescent. CABERO, le cher Michel CABERO, avec qui je n'en finissais pas de me fâcher et de me rabibocher. BERNARDO, le sage, que l'on trouvait un peu précieux parce qu'il usait d'un langage autrement plus châtié que le nôtre. ROCHETEAU, et le superbe pull-over blanc qu'il portait parfois, vêtement qui suscitait toujours chez moi une incroyable convoitise. AGOUDJIL, souriant mais perpétuellement timide. QUESADA, PONT, GINER, ABRIL, un sacré paquet de nerfs AYACHE, toujours très "smart'. ESCANDELL, VALERO, calme et effacé. OROSCO, MOLL, MARTIN, ISAFFO, manches retroussées été comme hiver, en classe, ce qui ne plaisait guère au prof ALBERT, lequel le surnommait "Andromaque aux bras blancs". MOURJAN, STEINEBRUNNER, mon frère, celui-ci, que j'ai cherché, en France, pendant plus de vingt ans, et que j'ai fini par retrouver. MOMPO, HADJADJ, avec qui je disputais très souvent la première place en dessin. BUSQUES, et puis DJEBBAR, qui pratiquait la danse à claquettes -enseignée par sa mère- comme pas un.

../thumbnails/TN_6_placelelievre_saintjoseph123_1952_20f.JPG l'église Saint Joseph


-------Et à l'opposé de cette école, de l'autre côté de la place, rue de Normandie, une église Saint-Joseph. Avec, sur sa droite en y faisant face, une autre école, plus petite de dimensions certes, mais unanimement connue et appréciée des gens de Bab-El-Oued : l'Ecole des Sœurs. Encore des noms inoubliables qui émergent de ces évocations: le chanoine CASTERA, avec sa grande barbe blanche et son bruyant claquoir, mademoiselle ELOISE, qui s'occupait du catéchisme des garçons, Sœur VINCENT, Sœur CATHERINE, Sœur FRANÇOISE, Sœur GABRIELLE, l'abbé BERNARDO, et puis Joseph, le bon, le pieux Joseph, qui servait souvent la messe...
-------Ah ! Chère, très chère place Lelièvre de mon enfance, que de fantômes dois-tu draîner sur cette aire bénie ! Fantômes d'hommes et de femmes d'un autre temps -et d'un autre monde- mais aussi fantômes de pierre et de fer. Plus d'église, plus de kiosque à musique, si célèbre autrefois, plus de terrain de boules... Fantômes de la rue de Normandie, nommés ZARAGOCI, roi de "l'Art Ménager", CARRIO, dont le bar abritait le "Michigan-Clubs' : une cave que j'avais décorée et où les plus jeunes d'entre nous, filles et garçons, se réunissaient le dimanche en de formidables "boums" ! Fantômes de la rue de Séville, avec "Monsieur JOSEPH", puis "Monsieur LOUIS", successifs patrons du Bar des Sports, qui abritait, lui, le "Pourquoi-Pas-Nous": une cave, là aussi, que j'avais également décorée, et qui était le second club de jeunes -les plus âgés- de la place Lelièvre. Avec TUDURI et son beau-frère GIL, marchands de bonbons, avec Juliette ARNAUD, l'épicière, et sa fille Raymonde, éminemment charmantes toutes deux, et qui divisaient les affreux jojos que nous étions : la moitié d'entre nous soupirait en voyant passer la fille, l'autre moitié soupirait en voyant passer... la mère ! D'où d'interminables conversations, discussions, disputes parfois ! Avec BOCCANFUSO, le brave Antoine, marchand de meubles, doté d'une intarissable "tchatche" ! Fantômes de la rue Pierre-Loti, avec le souriant Henri YVARS, camarade d'une infinie gentillesse, toujours prêt à rendre service, avec aussi -et surtout- le terrible "Muet" ! Une figure de la place Lelièvre, celui-là, une légende vivante ! Qui ne se souvient de ce muet, sourd, borgne... et unijambiste, véritable force, pourtant, de la nature, hargneux, teigneux, bagarreur à souhait, qui n hésitait pas à enlever son pilon pour en faire une massue, si besoin était .
-------Et puis d'autres, tant d'autres fantômes de ma jeunesse: José SEGUI, super adorateur de John WAYNE. José BARONE, que j'avais été le premier à appeler "BAB'S"-pour quelle raison ? je n'en sais fichtre rien !- et dont le surnom resta. Louis VITIELLO, toujours bien "sapé", beaucoup de classe. Charles BONELIT, le "droguiste", l'ami CharIot qui plus tard. en qualité de sous-off' de la Police Militaire, m'évita la taule, un soir à Constantine, alors qu'une paire de souliers en daim bleu m'y avait orienté. François VIDAL et son magasin de chaussures, toujours prêt à faire crédit aux copains. Georges MORAGUES, le champion incontesté de la "Morra". André CABRERA, que nous appelions "la Chèvre" autant par rapprochement de son nom avec le mot "cabrat' (la chèvre, en espagnol), que pour le débit ultra rapide et le ton haut perché de son parler. Guy ILLIANO, dit "la Moule", à cause du kiosque de fruits de mer que tenaient ses parents. Les frères Joseph et Rocky GRAZIANO, au nom prédestiné, car grands amateurs de boxe. Robert MORANT, chez qui. avec d'autres copains, alors que ses parents festoyaient au dehors, nous passâmes un réveillon de Jour de l'An qui se solda par une cuite générale ! Louis MOURJAN, que l'on appelait 'l'Aristo", parce qu'il avait le don pour dire, en des phrases particulièrement enrubannées, des choses finalement très simples. Jeannot PAIMER, à l'humour corrosif. André MARESCA, le "boulangéros" avec qui, adultes, pendant la guerre d'Algérie, nous partageâmes certains risques. François PEREZ, dit Paco, aux réparties qui laissaient toujours dans le doute quant a leur signification : flèches acerbes, ou plaisanteries ? Jean-Claude NAVA, le musicien, avec qui je disputais, quand il était libre, d'interminables parties de jacquet. Roger PULSONE, qui adorait embêter, piquer, faire des niches, gentiment empoisonner tout le monde, et dont la tête de turc -toute amicale bien sûr- était l'Aristo. Les frères SANCHO, l'un, Vincent, calme, posé, d'une grande élégance d'attitude et de propos. L'autre, François, aux antipodes verbe haut et geste large, coutumier de la tape 'amicale" sur le dos, en vérité une bourrade à vous envoyer au sol, mais un être d'une très grande générosité...
-------Et puis les autres encore, tous les autres, connus ou anonymes, si différents et si semblables à la fois, qui, après leurs grands-parents, puis leurs parents, perpétuèrent une façon de vivre qui fit de cette merveilleuse place Lelièvre l'un des hauts lieux de Bab-El-Oued!
-------Voilà, tout cela faisait partie d'une planète qui fut atomisée il y aura bientôt trente ans... Trente ans
-------Hier...
-------Je ne sais pas si les personnes que j'ai citées sont toutes encore de ce monde, si elles auront l'occasion de parcourir ce texte. Pour celles dont ce sera le cas, je suis certain qu'elles éprouveront autant de plaisir à lire ces noms, à se remémorer ces souvenirs, que j'en ai eu, moi, à les écrire, à les évoquer.
-------Un plaisir empreint de mélancolie, c'est également certain. Mais il est des mélancolies qui sont des baumes...