Bibliothèque nationale d'Alger
La nouvelle bibliothèque nationale d'Alger
et Gabriel Esquer (décédé le 14 avril 1961)
par Léon-Louis Barbès

Quel habitant d'Alger, quel Algérien connaissant un peu la capitale ne serait fier de ce splendide bâtiment, orgueil de la ville et du pays, qui fait l'admiration des étrangers de passage et un peu l'envie des spécialistes, même venus d'Amérique. La nouvelle Bibliothèque nationale, élevée sur la colline des Tagarins, dans l'axe du large boulevard central où se dressent la Grande Poste, la Direction des Douanes, le Monument aux morts d'Alger, la Délégation générale, domine l'admirable paysage de la baie avec le port de l'Agha et, au-delà, dans la courbe des terres qui se déroule depuis le cap Matifou, les agglomérations de Fort-de-l'Eau, de Maison-Carrée, d'Hussein-Dey, de Mustapha, dont les mille lumières, le soir, font des guirlandes enchantées sur le bleu sombre de la mer.-

Algeria et l'Afrique du nord illustrée, revue mensuelle, noel 1961, n°61.Édition de l'Office Algérien d'Action Économique et Touristique (OFALAC), 26 bd Carnot ou 40-42, rue d'Isly, Alger
mise sur site le 12-12-2005...augmentée le

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la bibliothèque

--------------ASSISTANT à la pose de la première pierre de la nouvelle Bibliothèque nationale d'Alger, ce matin
radieux du 20 avril 1954, en présence de M. Julien Cain, directeur des Bibliothèques de France. représentant le ministre de l'Education nationale, de M. Léonard, gouverneur général de l'Algérie. de M. Gau, recteur de l'Université, et de Mlle Germaine Lebel, administrateur de la Bibliothèque nationale, qui allait être véritablement l'âme et le coeur de l'immense construction prévue au Parc des Tagarins, en surplomb des bureaux du Gouvernement et du fameux forum, nous nous sentions non pas sceptiques, mais vaguement inquiets. Nous évoquions le vieux palais mauresque de la rue de l'Etat-Major (maintenant rue Emile-Maupas ), les heures exquises de notre lointaine jeunesse estudiantine (avant 1914 quand nous allions somnoler dans la fraîche obscurité des salles en couloirs qui sentaient la poussière et le vieil imprimé, au murmure du jet d'eau dans la vasque du patio de marbre. Nous songions à l'accueil bleu et blanc des carreaux de Delft de la sqîfa, derrière la massive porte aux clous de cuivre, au buste bienveillant du grand arabisant Louis Jacques Bresnier, entre les plantes vertes, dans la cour.

--------------La paix y régnait plus encore qu'au Musée municipal, sur la caserne des pompiers de la rue de Constantine (aujourd'hui Aletti ) et ce n'était pas peu dire.

--------------Certes, la vétuste Bibliothèque nationale d'Alger ne pouvait plus vivre dans la basse Casbah. Pleine à refus, elle rejetait le flot de volumes neufs qui lui arrivait chaque jour et que l'on ne savait plus où déverser ; les initiés n'ignoraient point que l'humidité de l'ancienne résidence du Dey Mustapha Pacha piquait et rongeait les manuscrits précieux, les livres rares qui y étaient déposés ; enfin, avec l'extension extraordinaire des facultés, des lycées et, en général, de la vie intellectuelle algérienne, c'est-à-dire de la demande de lecture, le service de la Bibliothèque devenait impraticable à cause de l'exiguïté des pièces sans air ni lumière, des recoins multiples et inutiles, des escaliers tortueux et de l'absence de tant de condition nécessaires à une bibliothèque moderne.

--------------Qu'aurions-nous à la place ?

--------------On allait donc construire, sur les plans de l'excellent architecte Louis Tombarel et de son distingue collaborateur, l'ingénieur Schulz, de vastes bâtiments depuis longtemps attendus, que Mlle Lebel avait demandés en 1948, dès sa nomination, après la retraite de son éminent prédécesseur, Gabriel Esquer, en soulignant l'urgence d'un transfert et la nécessité d'une réorganisation fondamentale de la Bibliothèque nationale. <
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Ces projets, largement approuvés par M. Lelièvre, inspecteur général des Bibliothèques, qui, sur place. s'était rendu compte de leur bien-fondé, fortement appuyés par le Rectorat d'Alger, allaient enfin aboutir. On avait trouvé le terrain, propriété de la Direction générale de l'Education nationale (Education physique et Sports) ; on associait aux dépenses de l'entreprise, considérables autant que l'ensemble à construire, le Service de la Mécanographie des Finances, qui cherchait des locaux et qui allait en avoir, au rez-de-chaussée, complètement séparés de ceux de la Bibliothèque.

--------------On posait donc le premier bloc de l'édifice, au milieu des discours optimistes et dans l'allégresse des Algérois, au moins de ceux qu'intéressait la lecture. Quel en serait l'avenir ?

--------------La réponse nous est magnifiquement donnée aujourd'hui. Quel habitant d'Alger, quel Algérien connaissant un peu la capitale ne serait fier de ce splendide bâtiment, orgueil de la ville et du pays, qui fait l'admiration des étrangers de passage et un peu l'envie des spécialistes, même venus d'Amérique. La nouvelle Bibliothèque nationale, élevée sur la colline des Tagarins, dans l'axe du large boulevard central où se dressent la Grande Poste, la Direction des Douanes, le Monument aux morts d'Alger, la Délégation générale, domine l'admirable paysage de la baie avec le port de l'Agha et, au-delà, dans la courbe des terres qui se déroule depuis le cap Matifou, les agglomérations de Fort-de-l'Eau, de Maison-Carrée, d'Hussein-Dey, de Mustapha, dont les mille lumières, le soir, font des guirlandes enchantées sur le bleu sombre de la mer. C'est désormais un lieu de prédilection des citadins, un but de promenade pour les touristes, au milieu des jardins où flamboient les fleurs d'hibiscus et de bougainvillées, des stades où toute une jeunesse vigoureuse se livre au plaisir des sports. Le quartier, d'ailleurs, est presque entièrement voué à l'Université puisque les anciennes Facultés, maintenant trop étroites, ne sont qu'à quelques minutes de là et que les constructions prévues au plan d'urbanisme ont surgi, pour l'Institut d'études nucléaires, la Maison de l'ingénieur, etc., groupées dans ce remarquable site autour de la Bibliothèque. En outre, l'avenue De Lattre de Tassigny, qui longe la façade de celle-ci, relie Alger à
El-Biar et à Ben-Aknoun, d'ou descendent pour travailler, avant même d'avoir atteint le coeur de la ville, étudiants et étudiantes des Cités universitaires.

--------------Considérons, avant d'y pénétrer, l'extérieur de la Bibliothèque nationale. La façade orientée vers le soleil levant, revêtue de marbre vert de Vérone, nous offre de grandioses proportions : 122 m de long et 17 m de haut. Le toit, aménagé en terrasse (superficie de 2 860 m2 ), est orné d'un jardin suspendu (provisoirement non accessible au public ). Au pied de la façade s'étend un vaste parvis, dallé de beige et de bleu, prolongé par les plates-bandes qui bordent le boulevard, fleuries autour d'arbustes exotiques, de pervenches, fuchsias et lantaniers. Des jets d'eau complètent ce ravissant jardin que la municipalité d'Alger, dès les premiers jours, eut à coeur d'entretenir avec grand soin. A mi-hauteur de la façade, une puissantes horizontales du bâtiment que font valoir vingt hautes colonnes.

--------------Sur le parvis, au niveau du premier sous-sol, un garage a été aménagé pour le stationnement des voitures.De part et d'autre de la façade, des rampes conluisent, vers la gauche, à l'entrée de la bibliothèque et
de ses principaux services ; vers la droite, à la salle d'exposition et au nouveau e département " de la musique, si ce nom n'est pas trop prétentieux. Les deux façades latérales mesurent 35 m de profondeur.

--------------On entre dans le vaste hall-vestibule par un escalier de vingt marches de marbre blanc et vert et un monumental portail de verre, qu'une grille de fer ajouré descend protéger aux heures de fermeture. On découvre de là une perspective (qu'un visiteur romantique qualifierait de babylonienne), laissant voir, sur une profondeur de plus de cent mètres, la salle du catalogue et des fichiers, puis l'immense salle de lecture (une réussite qui provoque invariablement l'enthousiasme du passant), dans laquelle se pressent chaque jour, en permanence, de 300 à 500 lecteurs. Tout à l'extrémité s'ouvrent le " Fonds arabe" et la salle de la Réserve.

--------------L'édifice intérieur, en dehors de ce plan réservé au public habituel, s'étage sur dix niveaux différents, entre les cotes 84 et 109, aménagés en magasins de livres, desservis par plusieurs ascenseurs et monte-charge. La répartition des locaux a été conçue en raison des différents services que la Bibliothèque abrite et selon le rôle qu'elle est appelée à jouer comme centre culturel. L'institution présente, en effet, le double aspect d'une bibliothèque nord-africaine, centralisant tout ce qui concerne l'Afrique du Nord et les questions islamiques, et d'une bibliothèque de documentation générale, à caractère encyclopédique, représentative de la pensée française et de la civilisation européenne. De plus, elle est le siège de la régie du dépôt légal et elle fonctionne comme Bibliothèque de Prêt pour le service de la lecture publique en Algérie. Enfin, , des sections annexes ont été créées, depuis l'ouverture des nouveaux locaux, et comprennent une importante bibliothèque musicale, une riche discothèque, un service de microfilm et de photocopie, et l'organisation d'expositions périodiques sur des sujets historiques ou actuels.

--------------Mais revenons à ce hall d'entrée, d'où nous pourrons parcourir l'intérieur de la bibliothèque, guidés par Mlle Lebel, qui joint à une incontestable autorité une compétence rare et une exquise amabilité.

--------------Cette antichambre, qui n'a pas moins de 30 m de long, bien éclairée par un vaste lanterneau, est compartimentée par des colonnes qui séparent une banque de prêt de la salle des catalogues.
Contre les murs sont de claires vitrines où se renouvellent souvent de petites expositions de livres et
manuscrits précieux, consacrés au fonds arabe et au fonds français; on s'y arrete, à peine arrivé, déjà plein d'impressions extremement agreables. A droite du hall, on aperçoit le vestiaire et les bureaux administratifs, secrétariat, comptabilité, , rédaction des fiches, etc. ; à gauche, les lavabos et un grand local, en cours d'aménagement, qui sera la salle des périodiques. Le long comptoir en acajou verni de la banque de prêt permet la distribution directe des livres aux emprunteurs. Cette bibliothèque de prêt est ouverte au grand public comme aux étudiants. Quant à la salle des catalogues, au bout du hall d'entrée, elle contient plus de 500 fichiers métalliques de format international (plus les 36 fichiers de l'ancien catalogue ) comprenant un catalogue alphabétique des auteurs, plus les anonymes, un catalogue alphabétique des matières, le catalogue méthodique ainsi que celui des collections, des périodiques, du fonds oriental, de la musique et des disques, des fonds spéciaux (Stéphane Gsell, Savorgnan de Brazza, etc...), enfin le catalogue du fonds de prêt. Complétant l'installation, une petite salle de bibliographie a été aménagée pour la consultation, par les lecteurs, des différents ouvrages et tables de référence.

--------------Munis de nos renseignements, notre bulletin de demande convenablement rempli, nous pénétrons de plain-pied dans la silencieuse, la studieuse salle de lecture du fonds général, aux lignes sobres et grandioses, dont seize colonnes colossales supportent le haut plafond, d'où tombe, le soir, un éclairage par tubes fluorescents sous plaques diffusantes. De jour, l'éclairage est assuré par quinze larges portes-fenêtres en glace securit ouvrant sur la terrasse couverte, avec pour toile de fond la lumineuse baie d'Alger et les bleues montagnes de l'Atlas. Cette immense salle est séparée magasins à livres par une cloison métallique vitrée de verre armé dépoli.

--------------La superficie de 1 000 m2 est occupée par des tables de chêne clair revêtu de vernis vitrifiant, aménagées pour quatre ou six lecteurs, avec fauteuils assortis, au siège recouvert de tissu vinylique gris bleu, soit 312 places. Au fond, une salle à mi-cloison de 21 places est réservée aux professeurs de l'Université et aux personnalités désireuses de travailler isolément ; des meubles bas à casiers l'entourent, contenant les fascicules récents des principaux périodiques.

--------------Les places sont marquées par des numéros en matière plastique bleue, très lisibles sur le bois clair.

--------------Ayant retenu sa place, le bulletin complété par le numéro de cette place, le lecteur remet sa demande au comptoir de distribution des livres (en chêne clair comme tout l'ameublement), comptoir semi-circulaire au centre de la salle, en face de la terrasse. Les bulletins de demande partent par tubes pneumatiques aux divers étages des magasins ; des renseignements complémentaires peuvent être éventuellement communiqués aux garçons de magasins par un système d'interphones. Enfin, des appareils de signalisation lumineuse avisent automatiquement l'usager que les ouvrages réclamés sont à sa disposition. Tout se passe vite et en silence.

--------------Le long des murs de la grande salle courent des rayonnages, accessibles à tous, pourvus des dictionnaires, encyclopédies, biographies, recueils de droit, de médecine, de sciences, de technologie, souhaitables par l'étudiant le plus scrupuleux, le chercheur le plus exigeant.

--------------Si le lecteur ne craint ni l'enchantement ni la distraction d'une ambiance pleine de charme, il peut passer de la grande salle de lecture à la terrasse-loggia où 54 places s'offriront à son choix, dans un décor
de rêve avec un mobilier - métal et formica gris clair - spécialement conçu pour le séjour en plein air. C'est surtout d'avril à octobre que les amateurs se disputent les sièges, mais l'agrément n'est pas exclu de la lecture dehors par un beau matin de janvier, quand le soleil emplit la loggia de ses rayons, et même par temps de pluie, dont on est totalement protégé, s'il ne fait pas froid.

---------------Continuant notre visite, nous trouverons une seconde salle de lecture, moins vaste, sans doute, que la précédente, et plus intime, mais pareillement meublée et susceptible encore de recevoir une centaine de lecteurs. La vue y est la même, sur la Méditerranée et les lointains monts de Kabylie. Nous pourrons consulter là les savants et pittoresques livres du fonds arabe, aux beaux caractères, sous la surveillance aimable d'un bibliothécaire spécialisé. On y aura aussi les volumes de la " Réserve " dont l'utilisation, dans une pièce plus à la mesure de l'homme, sera plus facilement contrôlable.

------------En fin de promenade, presque à l'extrémité du plan, on arrive à la bibliothèque musicale, dont le premier fonds fut constitué par un dépôt de la vieille Société des Beaux-Arts d'Alger (créée en 1851) dont les locaux étaient devenus insuffisants pour contenir la masse de partitions acquises ou recueillies surtout de-puis une trentaine d'années. Le recensement, en juin 1960, accusait 22 371 partitions de musique d'orchestre, de chambre, d'instruments seuls ou accompagnés, enfin d'opéras, oratorios ou choeurs ; mais le chiffre actuel, compte tenu des apports nouveaux, dépasse certainement 24 000. Les prêts de musique à l'extérieur sont exceptionnels, car cette bibliothèque est destinée à la documentation et à l'étude, non à des répétitions et exécutions par des tiers, sauf cas spéciaux. Des tables et des chaises sont à la disposition des lecteurs : il n'est pas interdit de souhaiter qu'un jour un bon piano s'y trouve aussi, pour le déchiffrage des oeuvres.

--------------Ayant parcouru de bout en bout le plan principal de la Bibliothèque nationale, on serait tenté de se croire très renseigné sur cette splendide réalisation. En fait, on n'en aura vu que la partie la plus banale.

--------------Toutes les annexes, toutes les activités hors du public habituel méritent pourtant d'être connues et révélées.

---------------Puisque nous étions parvenus à l'extrémité nord des bâtiments, il nous faut visiter les deux niveaux aménagés en salie d'exposition, niveaux superposés : l'un à l'entresol, d'une surface d'exposition de 200 m2, avant son entrée par la rampe extérieure à droite en regardant la façade, avec une porte en dalles de verre ouvrant sur un tambour ; l'autre au premier étage, d'une surface de 117 m2, avec entrée par le palier de la bibliothèque musicale. Ces deux plans sont réunis par un élégant escalier hélicoïdal. Selon l'importance de l'exposition, il est possible d'utiliser ainsi les vitrines murales ou centrales de l'un ou l'autre niveau, nu des deux ensemble.

--------------On se souvient de l'intéressante exposition organisée la par Mlle Lebel et ses collaborateurs, lors de l'inauguration officielle de la Bibliothèque nationale. Des manuscrits et documents émouvants du Père de Foucauld, d'une part ; des manuscrits arabes, turcs et persans du Moyen Age avec enluminures, d'autre part,
réalisaient un ensemble rare, une sorte de passionnante synthèse d'un rapprochement de l'Orient et de l'Occident.

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A l'autre extrémité des locaux, à un étage au-dessus du plan principal auquel on accède par un autre escalier agréable, nous verrons d'abord les bureaux de l'Administrateur, de ses secrétaires, du standard télé-phonique, locaux clairs, de décoration simple et somptueuse à la fois ; puis les installations d'une discothèque, déjà fort riche, avec bureau du préposé, armoires à disques, et deux cabines d'audition, spécialement aménagées et insonorisées, pouvant recevoir chacune trois personnes assises à l'aise.

--------------Plus loin se trouvent encore un atelier de micro-film et de photocopie, avec laboratoires annexes pour le développement et le séchage des films ; une salle de lecture des microfilms, avec les appareils d'optique et de projections adéquats. D'autres locaux, spacieux mais non encore aménagés (tout ne peut être fait à la fois) sont prévus à proximité pour le service des cartes et plans.
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Mais la plus forte impression que l'on ressentira au cours de cette intéressante visite sera réservée au passage le long des couloirs des magasins à livres. Sur dix étages, climatisés, asséchés, chauffés par air pulsé, dix étages munis d'un appareillage perfectionné de détection d'incendie (la moindre fumée dégagée déclenche l'alarme), 36 kilomètres de rayonnages métalliques sont prévus pour le rangement de 1 200 000 volumes. A l'heure actuelle, 17 kilomètres seulement ont été aménagés et abritent environ 470 000 volumes imprimés. L'éclairage des travées se fait par fenêtres étanches donnant sur la cour anglaise derrière les bâtiments, munies de vitres spéciales " athermic ", absorbant les rayons calorifiques du soleil. Il va sans dire qu'un immense réseau électrique de lampes au néon vient s'ajouter à la lumière naturelle.

--------------On se promène, d'un niveau à l'autre, en ce labyrinthe entre les files de livres sans fin, avec l'idée - imagination d'un profane ! - qu'on s'y perdra pendant les rêves de la prochaine nuit, où l'on doit périr noyé au flot montant des volumes.

--------------Et l'on est comme soulagé lorsque l'ascenseur vous descend jusqu'au rez-de-chaussée, au niveau du boulevard, où l'on parcourra encore les salles du dépôt légal et de la lecture publique (430 m2 pour celle-ci), puis le garage, après les salles de manutention et d'emballage, les locaux sanitaires, le vestibule d'entrée du personnel avec ses vestiaires et son horloge de pointage ; le garage où se profilent, parmi les camion-nettes de service, les bons " bibliobus " qui vont porter périodiquement des livres à la population et aux écoliers de plus de 350 centres de lecture à travers plaines et monts, chemins et pistes de l'Algérie et du Sahara.

--------------Telle est la nouvelle Bibliothèque nationale d'Alger... qui ne nous fait pas regretter l'ancienne. Avec la collaboration de tout un personnel, Européens et musulmans, derrière la vaillante directrice qui, jour après jour - j'en peux témoigner - en assura énergique-ment l'extraordinaire réalisation, elle porte la marque du génie de la France ; elle est ouverte largement au travail et à l'avenir d'une jeunesse ardente, dans une Algérie pacifiée, heureuse et féconde.

--------------On pourrait aisément remplir plusieurs numéros d'Algéria avec les descriptions des merveilles, littéraires ou iconographiques, que recèle la bibliothèque. Ceux qui s'y intéressent ont la possibilité d'aller les voir. Mieux vaut peut-être s'arrêter sur cette éloquente liste de renseignements que j'ai transcrits d'après les données du ler juillet 1961 :
--------------Nombre de lecteurs réguliers inscrits au Secrétariat de la Bibliothèque : 14 791, dont 2 383 musulmans. La grosse majorité de ces lecteurs est faite de membres de l'enseignement et d'étudiants.
--------------Moyenne mensuelle de lecteurs: plus de 7000.
--------------Le fonds oriental comprend: 3 000 manuscrits arabes, turcs et persans ; et environ 30 000 volumes imprimés.
--------------Le fonds français comprend : environ 450 000 volumes imprimés.
--------------Les périodiques atteignent le nombre de 2 138 revues et journaux.
--------------La bibliothèque musicale comprend: environ 24 000 partitions.
--------------La discothèque rassemble 1 600 disques microsillons.
--------------Le service de la Lecture publique dessert 357 centres de lecture dans les 12 départements algériens et le Sahara, avec une collection d'environ 55 000 volumes.

Gabriel ESQUER

--------------L E monde des lettres algériennes a subi cette année une grande perte à la disparition de Gabriel Esquer, archiviste-paléographe, ancien administrateur de la Bibliothèque nationale d'Alger, décédé le 14 avril 1961.
--------------Il était né en 1876, dans le Minervois, près de Carcassonne, et après d'excellentes études achevées à Paris, au lycée Janson-de-Sailly, il était brillamment entré à 1'Ecole des Chartes. Sa thèse sur le dernier Valois François d'Alençon et d'Anjou fut remarquée.
--------------Dès cette époque, il ne dédaignait point le journalisme et donnait des billets au Voltaire, au Cil Blas, à l'Aurore de Georges Clemenceau. Pendant quelques mois secrétaire du Théâtre des Mathurins, il eut l'occasion de se lier d'amitié avec des artistes et des écrivains célèbres : Réjane, Sarah Bernhardt, Mounet-Sully, Robert de Flers, Jules Renard, Emile Faguet, Catulle-Mendès.
--------------Il quitta Paris en 1903, pour être archiviste en chef du département du Cantal. Séjournant cinq ans à Aurillac, il y écrivit une étude sérieuse sur La Haute Auvergne à la fin de l'Ancien Régime.
--------------Il devint Algérien au début de 1909, ayant accepté sans hésitation la nomination offerte d'archiviste du Gouvernement général. Du 8 février 1909 à sa mort, pendant cinquante-deux ans, il ne devait plus quitter ce pays auquel il s'était profondément attaché, où il allait s'illustrer aussi bien par une opiniâtre activité de chercheur, de critique, d'historien, que par des ouvrages de haute classe et d'une renommée internationale.
--------------Il fait la guerre 1914-18 dans l'Armée d'Afrique, en grande partie au front d'Orient. (On connaissait bien le fanion de son bataillon de zouaves qu'il conservait, en pieux souvenir, dans son petit bureau de l'ancienne Bibliothèque nationale.) A sa démobilisation, il est désigné comme administrateur de cette Bibliothèque, succédant à Emile Maupas. Il est également chargé de cours à la Faculté des Lettres d'Alger, où des générations d'étudiants, à son enseignement incisif et spirituel, découvrent les sciences auxiliaires de l'histoire.
--------------Enfin, la Société historique algérienne, la Fédération des Sociétés savantes de l'Afrique du nord lui demandent d'être leur secrétaire général. Longtemps, il assurera la publication de l'importante Revue africaine. Il sera encore l'un des fondateurs des Amis de la musique d'Alger.
--------------Son oeuvre historique, considérable, basée sur une rigoureuse méthode, unit une conscience scrupuleuse à un rare talent littéraire. Spécialisé par ses fonctions dans les questions nord-africaines, il a publié deux oeuvres monumentales, qui font autorité : La prise d'Alger, 1830 et l'Iconographie historique de l'Algérie (3 volumes, grand in-folio).
--------------Moins connus du grand public, mais d'un intérêt non moindre, sont ses livres de la collection " Documents inédits sur l'Histoire de l'Algérie ", les Correspondances du Duc de Rovigo (3 volumes), du Général Voirol, du Général Drouet d'Erlon, du Maréchal Clauzel (2 volumes) ; l'édition de la Reconnaissance des ville, forts et batteries d'Alger par le chef de bataillon Boutin.
--------------Il travaillait, quand la mort est venue le prendre, à l'énorme publication de la Correspondance du Maréchal Bugeaud, que son estimé collaborateur Pierre Boyer, archiviste de la Région d'Alger, terminera seul.
--------------Enfin, Gabriel Esquer a encore écrit, entre autres, un ouvrage sur le débarquement allié de 1942, 8 novembre 1942, premier jour de la Libération, une Histoire de l'Algérie (Horizons de France), une Petite Histoire de l'Algérie (coll. " Que sais-je ? "), Alger et sa région (sites et monuments). Il collabora au journal Combat pendant la Résistance, à la revue Simoun, avec les savoureux essais sur La Vie intellectuelle en Algérie, La vie de Petrus Borel le Lycanthrope, et, presque jusqu'à ses derniers jours, au Journal d'Alger, où il tenait la rubrique des livres nouveaux.
--------------Le souvenir de ce savant éminent demeurera longtemps en Algérie. Sa conversation, souvent caustique, toujours éblouissante d'intelligence et d'à-propos, était un régal. Son opinion, comme son patriotisme et sa morale, avait la rectitude et la rigueur d'une règle. Il fut un homme de travail, de devoir, et, pour ses élèves et ses familiers, un ami sûr et fidèle.

L.-L. B.

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