BORDJ BOU ARRERIDJ

Photo de classe 1921-1922, commentée par le Docteur Roger Aquilina

SIX BORDJIENS EN QUÊTE D’ENFANCE

Transmis par Christian Leca : «Je vous propose ce compte-rendu du Docteur Aquilina, dont je redécouvre l'original dans mes archives.
J'ai recopié dans Word le texte dactylographié par Roger Aquilina, et je ne peux vous assurer qu'il n'ait été jamais publié.
J'en doute en raison de son caractère peut-être trop personnel, bien qu'il constitue un témoignage émouvant d'une époque révolue.
A la fin du texte j'ai indiqué les références aux photos de classe placées sur votre site.»


sur site : juin 2016

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BORDJ BOU ARRERIDJ – Photo de classe 1921-1922, commentée par le Docteur Roger Aquilina

SIX BORDJIENS EN QUÊTE D’ENFANCE

Marseille le 8 octobre 1991

La scène se passe à Marseille. Au vieux Port. Face à la Bonne Mère. Non loin du Bar de la Marine, où Panisse a fendu le cœur de César. Et malgré cet environnement à la Pagnol, ce n’est pas du cinéma.

Il y a quelques vieux amis d’enfance attablés à la terrasse d’un café au nom biblique de « La Samaritaine », non pour y boire par la pensée, comme le Christ, l’eau du puits de Jacob, mais pour sabler le champagne en l’honneur d’une photo où ils figuraient il y a 70 ans, en compagnie des élèves de l’Ecole Primaire de leur village, dans la classe de première, à côté de Mr. Puyade leur instituteur et Directeur de l’Ecole. Ils se retrouvent après des décennies, pour balayer la poussière du temps qui, comme un linceul, recouvrait les souvenirs d’enfants. Ils diffèrent par les sillons plus ou moins profonds de leurs rides, par leur crâne plus ou moins blanchis ou dégarnis, par leur dos plus ou moins enraidi par l’arthrose, mais ils ont en commun un cœur gros comme ça de souvenirs et, pour les évoquer, une mémoire exacerbée par leur âge, qui va fonctionner à l’appel de chaque nom :

1°- En haut, debout, au dernier rang des grands, à côté de Ayoun, derrière Chelbabi (le géant), et Croso Gilbert ( le Crack), CHITOUR MALEK.

Il mérite cette priorité car il est resté là-bas, comme pour garder un fragment de notre passé commun.

C’est lui qui a exhumé cette photo de la nuit des temps. C’est le champion de la fidélité en amitié avec lequel j’ai parcouru le plus long chemin. Depuis l’enfance le lien ne s’est jamais interrompu, bien qu’il se réduise aujourd’hui à un échange de lettres fleuves que nous espérons pouvoir maintenir jusqu’à notre dernier souffle. Fils du noble et fier kabyle d’Ighil-Ali, El-Hadj Hocine, qui lui donnait l’exemple de la droiture et de la probité il a, avec sa valeureuse épouse Ounissa (née Lounici), élevé une nombreuse famille dont il a mené chaque membre au sommet de la vie sociale : médecin ingénieur, architecte, cadres supérieurs, tant en Algérie qu’à l’étranger (Espagne, U.S.A.). Il savoure aujourd’hui la joie d’une double naissance chez son fils Naguib…à Princeton.

Quant à son frère le Docteur Chitour Slimane, chirurgien et professeur à l’Hôpital de Mustapha, je pense qu’il a été contaminé à mon contact par le virus de la Médecine. Cette accumulation de réussites doit te donner plus de satisfaction que d’avoir été nommé en 1954 Chevalier dans l’Ordre National de la Légion d’honneur par un certain F. Mitterand. !

2°- Gilbert CROSO : En haut, debout, flanqué de Vignau et de Chelbabi, derrière Marc Golzio dit « Bagnouls » toujours plaisantin malgré sa patte folle, et Godard souffre-douleur du père Puyade.

Dès que je mis cette photo sous ces yeux, il n’eut de cesse de nous réunir car le passé lui colle à la peau ; il en connaît tous les détails et en parle les yeux humides. Il est le prototype de ces descendants d’immigrés que, faute de mieux, on a qualifiés « d’euralgériens ».

De souche à prédominance italienne, maltaise, espagnole, ils ont formé avec les français de France, les juifs, les arabe, les kabyles, les m’zabites, les Arméniens, cette communauté algérienne à nulle autre pareille, ce « monde à part » qui, en dépit des insuffisances, des erreurs, des maladresses, et aussi de certaines injustices, a accompli là-bas une œuvre dont ils ont le droit de tirer un motif de fierté.

Gilbert est de ceux là par son grand-père maternel Martinazzo arrivé vers 1860 de son Italie natale pour faire souche à Medjana puis à Bordj où est née sa maman Emilie en 1871. Déjà le grand-père Laurent Martinazzo était estimé des indigènes et en particulier de Mokrani dont la France eut la maladresse de faire un insurgé. Pour la part active qu’il prenait à la vie de la cité en qualité de bâtisseur Gilbert sait de quoi il parle. Il connaît pour les avoir vécus les sentiments qui liaient là-bas les êtres de toute confession. Il sait comme son frère André (salut ami, on a bien regretté ton absence !) ce qu’est une terre difficile, le travail qu’elle exige, la grêle, la sécheresse, les sauterelles…

Gilbert était aussi un des cracks de la classe et, autodidacte brillant, il a encore cet amour des livres, cette soif de savoir qui le rend imbattable sur l’Histoire de notre pays…

3°-Roger COUARD : Il avait quitté Bordj pour Alger encore jeune, mais ma crainte de le voir oublieux fut vite dissipée par l’empressement qu’il mit à répondre à l’appel de Gilbert, le plaisir de pouvoir évoquer des souvenirs, la fraîcheur d’une mémoire qui lui permit de nommer sans erreur tous nos condisciples. Il est là, debout, entre Vignau et Manouche Clerc, devant Hadjadj et Chouaya, derrière Roussel, et son frère Raymond, avec son visage sérieux, ses cheveux clairs qu’on devine blonds, partagés par une impeccable raie au milieu. A l’Ecole, Roger Couard c’était du sérieux et du solide, de l’intelligence et de l’aptitude à tout piger sans effort apparent. Il a gardé la silhouette du grand footballeur qu’il a été, ses yeux bleus un peu plus enfoncés dans leur orbite, son visage méditatif empreint d’une grande douceur. Vous imaginez, sans que j’aie besoin de le dire, le sujet dont nous étions fiers de parler avec celui qui fut le Platini de notre génération !

Avec son frère Raymond au boulet de canon défensif, lui, en attaquant marqueur de but, sélectionné en Equipe de France, et son autre frère René dans ses vertes années, Bordj s’illustrait sur les stades de foot.

Mon souvenir de Raymond est plus flou car il était du clan des costauds et de durs, alors que j’étais maigrichon et faiblard. Il est entre Ollagné et Roussel, (un bagarreur) avec sa mine souvent renfrognée…

Il valait mieux être du côté de ses amis et ne pas trop le contrarier. René était mon ami, mon voisin de lit et d’étude au Lycée d’Alger, et le protecteur (avec les Léonard Golzio, et Roger Renard) des minots que nous étions avec Hubert Spittler disparu si prématurément. Pour devancer les plaisanteries que pouvait lui valoir un nez agréablement proéminent il disait : « grand nez n’a jamais gâché beau visage ». Et c’était vrai.

Il y avait près de notre classe, la classe de Mr. Sénadj, un instituteur arabe qui roulait fortement les « R », et qui s’était mis un jour dans une rage folle parce que le ballon que ses élèves avaient imprudemment envoyé dans notre cours de récréation avait disparu. Il criait : « Qu’est devenu notrrr ballon ?!... les morrrceaux seulement je veux les voirrr ! ». René avait le don de l’imiter à merveille et ne s’en privait pas à notre grande joie. Avec Malek, je ne sais plus pourquoi, ils imitaient le bêlement plaintif et tremblotant de l’agnelet qui a perdu sa mère, et cette plainte incongrue perçait quelquefois le silence de l’étude.

Cher René, en mémoire de Mr. Videau, notre prof. de latin, permets moi de souhaiter que « Sit tibi terra levis » (que la terre te soit légère) comme disaient les romains à leurs chers disparus.

4°-René TUDURI se devait d’être avec nous car il n’est pas sur la photo du père Puyade (il devait faire « manqua hora ! »), il en plein centre de celle avec Mr. Costa du cours élémentaire de 1920.

Rebelle aux règlements, il est resté coiffé de son légendaire chapeau à larges bords de mousquetaire. Je prenais plaisir à aller le voir travailler dans l’atelier de son père où j’aimais cette odeur de sciure et de copeaux de bois qui voltigeaient dans l’air sous son adroit rabot. Et je l’enviais de pouvoir tirer de ses mains les meubles d’une maison. Mais d’humeur trop changeante et trop aventureuse il fit tous les métiers, eut toutes sortes d’aventures dues à son audace et à sa course aux jupons. Mélange de Tartarin, aux histoires mémorables de chasse aux sangliers et de Zorro, pourfendant ses ennemis du verbe le plus cru, mais d’un dévouement et d’une fidélité à toute épreuve en amitié. J’en ai eu maintes fois la preuve en 70 ans de contact et à l’occasion de mon installation à Marseille dont il entoura les débuts difficiles d’une affectueuse sollicitude. Si son crâne s’est dégarni, il n’a pas perdu sa main de boulomane ni ses jambes de valseur. Amateur de croisières de vacances bleues en des lieux enchanteurs, il savoure le succès qu’il a auprès d’un auditoire féminin qu’il sait distraire et faire rire. Sacré René, on n’en finirait pas de narrer ton curriculum vitae et personne ne me croira si je raconte que tu as failli être révolverisé par un mari jaloux dont tu avais serré la femme de trop près en dansant au bal des Etudiants en Médecine où tu m’accompagnais.

Nous avions 20 ans ! Et 50 ans après, nous étions encore ensemble pour recueillir le dernier soupir de ta chère Cécile. Tiens bon la rampe, cher René, tu sais qu’on t’aime bien Margot et moi avec ton sac de défauts et tes tonnes de qualités.

5°- J’ai sur mes amis le double privilège d’avoir fait le plus beau métier du monde et de l’avoir exercé au lieu même de mes racines. C’est dire qu’il s’est établi entre moi et les autres des liens privilégiés, sans aucune distinction ethnique ou confessionnelle. Pénétrant dans tous les foyers, parcourant les rues du village ou à dos de mulet, les douars lointains terrassés par la fièvre, le paludisme ou autres typhus et méningite, accueilli chez les musulmans en particulière confiance  car auxiliaire d’Allah (seul capable de guérir), je refuse cette vision fausse qu’on projette encore aujourd’hui de l’Algérie Française, et notre photo parle à ceux qui savent lire.

6°- Il manquait à notre petite réunion d’octogénaires la fraîcheur d’une présence bordjienne un peu plus jeune. Un hasard providentiel plaça sur notre route nos amis Georges Catoni et son épouse fille nos sympathiques et regrettés Alexandre Naouri et Mme née Attard. Le cercle de famille s’est agrandi et nous avons respiré une autre bouffée d’air du passé en évoquant la forte personnalité du père de Georges, qui fut l’administrateur de l’importante commune mixte des Maadid, la grande famille des Naouri, personnalités bordjienne de premier plan, mon confrère et ami Lucien Naouri qui m’accueillit rue Fortia où il s’était fixé (Marseille 1er).

Bientôt ces souvenirs n’intéresseront plus grand monde, surtout si nous ne les transmettons pas à nos enfants et petits enfants. Mais ceux-ci vont nous dire : « Alors, là-bas, tout le monde il était beau, tout le monde il était gentil ? »

Bien sûr que non, chers enfants, mais j’ai voulu perdre en chemin les années de malheur, les épreuves subies, les heures sombres dont vous n’êtes pas responsables.

« Et qui donc est responsable ? »

Ne cherchez pas car c’est trop compliqué. Et écoutez plutôt : Gabriel Gonessa, de Bab-El-Oued et du Journal d’Alger, un connaisseur : « Quand éclata la rébellion, ma mère n’y comprit rien. Elle ne comprend rien encore aujourd’hui, non par manque d’intelligence mais par impossibilité de comprendre. Elle qui est l’Algérie ne peut admettre que l’Algérie se révolte contre elle-même ».

Et Roland Bacri : «  Que le cul me tombe si tous on a pensé une minute que ça allait finir comme ça ! »

Et Ferhat Abbas : En Algérie, des liens INDEFINISSABLES s’étaient tissés entre les communautés et on pouvait penser qu’elles avaient en puissance un destin commun ».

Et Jacques Soustelle : « Il n’y a pas d’iniquité plus atroce, de traitement plus intolérable à infliger à un peuple, que de l’arracher à son pays. On ne rapatrie pas des gens qui sont nés en Algérie dont les pères, les grands-pères, les arrières grands-pères y sont nés et y reposent de leur dernier sommeil ».

Et Alors ? Et Oila !

Mais, au moins, purée de nous zôtes,

Il ne faut pas laisser la poussière du temps
recouvrir d’un linceul les souvenirs d’enfants.

Marseille le 8 octobre 1991

                                                                                                                                           R. Aquilina

Bordj-Bou-Arreridj - Photo de classe CM2 1921-1922

      1er rang :  4.Abdelmadjid Chouya 5.Hadjadj 6.Ayou 7.Chitour Malek

      2è rang :  1.M.Puyade (Instituteur)   5.Manouche Clerc 6.Roger Couard  7.Vignau  8.Croso Gilbert 9.Chelbabi

      3è rang :      4.Olagné 5.Raymond Couard   6.Roger Roussel   7.Marc Golzio 8.Godard

      4è rang :      4.Roger Aquilina

Bordj-Bou-Arreridj - Photo de classe CM1 1920

      2è rang :      9.M.Costa (Instituteur)    

      3è rang :      4.Spittler Hubert

      4è rang :      3.Tuduri René