Albert Camus et l'ALGERIANISME
extraits du numéro 126 , mars 2009de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site : juillet 2013

16 Ko
retour
 
Il existe le PDF avec les reproductions de l'article - 0,98Mb- de l'article ci-après. Cliquer sur la petite image pour le visionner : albert camus et l'algerianisme

 

Son enfance et sa jeunesse ont été imprégnées par l'Algérie - il y a passé ses trente premières années, soit les deux tiers de sa vie. Puits à l'époque du malheur, il a fait, mais en vain, cet " effort d'âme " cher aux algérianistes, pour rapprocher les deux communautés.
Et, sa mort étant survenue avant 1962, son nom restera associé pour toujours à notre Algérie, à l'Algérie française.


Camus et l'algérianisme
par Georges-Pierre Hourant

Avant de retrouver une seconde vie en France après l'exode, le mouvement algérianiste, fondé par Jean Pomier et Robert Randau dans le sillage de leur précurseur Louis Bertrand, s'étend des années 1920 à 1945 environ, même s'il essaye de se prolonger jusqu'en 1962. En font partie, stricto sensu, les écrivains qui ont participé aux institutions mises en place par Jean Pomier et qui s'efforcent de promouvoir, dans le cadre français, une culture algérienne spécifique. Camus n'en fait donc pas partie, lui qui, au contraire, fut le chef de file de cette " Ecole d'Alger ", qui avait pris le relais des algérianistes dès les années 1935; ses membres, quoique nés eux aussi en Algérie, vivent volontiers en métropole, leurs oeuvres ne concernent plus seulement leur pays natal, et ils subissent l'influence des milieux littéraires et politiques parisiens, y compris après 1954. Mais Camus, " c'était un nom grâce auquel les oppositions pouvaient être surmontées " (Georges Laffly), grâce à sa bienveillance naturelle et à sa célébrité croissante.

Les relations de Camus avec les algérianistes

Aussi eut-il des relations avec tous les milieux littéraires algériens, qu'il s'agisse des tenants de " l'Ecole d'Alger ", comme René-Jean Clot ou Emmanuel Roblès, d'algérianistes passés à " l'Ecole d'Alger " comme Gabriel Audisio ou Jules Roy, d'intellectuels comme Jean Brune, ou des auteurs algérianistes à proprement parler.

Ce fut le cas, en particulier, d'Edmond Brua (1901-1977) (Sur Edmond Brua, voir, dans l'algérianiste, des extraits de la Parodie du Cid (n° 9, mars 1980), ainsi que les articles d'André Lanly (n° 44, décembre 1988 et n° 48, décembre 1989), et de Jean Brua (n° 92, mars 1996). On peut lire ses Oeuvres soigies aux éditions Gandini (1993).). Ami de Pomier, il avait, dès 1921, collaboré avec lui à la Revue de l'Afrique du Nord, l'ancêtre de la revue Afrique. On connaît surtout de lui son hilarante " Parodie du Cid ", jouée à Alger à partir de 1941. Mais ses " Fables bônoises " (1938) mettaient déjà en scène des héros picaresques qui parlent la langue de Cagayous, tandis que le narrateur, lui, recourt à la langue de La Fontaine et de Corneille, d'où résulte un effet comique, perpétué par son fils Jean Brua dans ses chroniques en pataouète de notre revue. Commentant ces Fables, Jean Pomier écrivait: " Il y a dans ce recueil, de la main, et des plus habiles, de l'esprit, et du plus léger, de la vie, et de la plus algériennement vivante ".

Quant à Camus, lié d'amitié avec Brua dès 1935, il y voyait, de même, une littérature nouvelle " pour un peuple neuf ", et les appelait " des petits chefs- d'oeuvre de cocasserie et d'absurdité " (cette dernière notion lui étant, on le sait, familière). Rédacteur en chef du Journal d'Alger, Brua y publie, le 24 février 1955, une interview qu'il vient d'accorder à Camus, de passage à Alger après deux ans d'absence, sous le titre " Simple rencontre avec Camus qui trouve Alger plus belle que jamais ". Le 23 janvier 1956, son journal est le seul en Algérie à publier le texte intégral de son appel, lancé la veille, à la " trêve civile ". Six mois après la mort de Camus, Brua y publie encore un reportage sur son village natal de Mondovi, en vue d'y perpétuer sa mémoire par une cérémonie finalement annulée en raison des événements (Article reproduit dans l'algérianiste n° 115 (septembre 2006).).

Ce fut aussi le cas pour des algérianistes que Camus rencontra, même après son installation en métropole, au cours de ses nombreux retours en Algérie. On pourrait sans doute citer plusieurs exemples. En voici deux, significatifs (
Anecdotes rapportées par Fernand Arnaudiès à Guy Dugas, et communiquées à l'auteur de cet article.). En juin 1944, à l'hôtel Saint-George, où la Société des Ecrivains algériens recevait Paul Valéry, Camus, invité (/9/0-/957) à la réunion, rencontra Robert Randau, revenu à Alger depuis la fin de ses fonctions d'administrateur des Colonies; il y avait là, aussi, entre autres, Jean Pomier et Robert Migot, collaborateur de la Revue algérienne et auteur de plusieurs romans, dont l'un, Sainte Salsa martyre a pour cadre Tipasa, également aimée de l'auteur de L'Eté. Quelques années plus tard, Camus eut aussi l'occasion de rencontrer, dans une petite ferme du Sersou, l'agriculteur et écrivain algérianiste Marcel Florenchie, auteur de Algérie ma province. " Florenchie me subjugua, dit Camus, ce terrien est un sage doublé... d'un transcripteur puissant, inspiré, des images de la terre qu'il adore ". Et, pensant peut-être à son père dont il fera dans Le premier Homme une image des pionniers de la colonisation, il ajouta : " Mon rêve... eût été de vivre la vie même de Florenchie... de me colleter avec cette terre et de vivre d'elle ". Camus eut donc des relations amicales avec de nombreux écrivains algérianistes et apprécia leurs oeuvres. Pourtant Jean Pomier lui-même, dans Chronique d'Alger, publié en 1972, fait état de quelques tensions. On sait que, dès 1924, il avait créé " l'Association des écrivains d'Algérie " et fondé la revue Afrique; à cette date, il était devenu aussi rapporteur du Grand prix littéraire de l'Algérie (Edmond Brua en sera le lauréat en 1942, conjointement avec Roblès). En 1938, âgé de 55 ans, il collabore, dès le premier numéro, à Alger républicain, ce quotidien qui, à ses yeux, était alors " progressiste ", et ne devait se révéler ouvertement communiste qu'après 1942. Il y remarque des articles signés Albert Camus, un jeune étudiant en philosophie de 25 ans. La même année, en tant que chef de division des Travaux publics à la préfecture, il apprend l'affectation dudit étudiant comme auxiliaire au service des cartes grises et permis de conduire, puis son renvoi par le Gouvernement général, motivé précisément par... sa collaboration à Alger républicain! Quinze ans plus tard, en 1953, le Grand prix littéraire de l'Algérie étant moribond, Pomier veut le remplacer par un Prix algérien du roman, dont le jury, plus prestigieux, siégerait à Paris; il songe, pour en faire partie, à Albert Camus, devenu célèbre entre-temps. Tout d'abord, Camus approché par Gabriel Audisio, donne son accord, puis il le retire lorsqu'il apprend que le projet est financé par le Gouvernement général : " mon grand regret, écrit-il à Jean Pomier, je ne puis continuer à figurer au jury du Prix... j'ai longtemps été en butte, en tant que journaliste algérien, aux pressions et aux intimidations du Gouvernement général. Les choses ont été à ce point que, si j'ai quitté mon pays, il y a maintenant quinze ans, c'est que mon attitude d'indépendance m'a valu à l'époque d'être réduit au chômage ". Ainsi, le renvoi de son emploi à la préfecture d'Alger était, selon Camus lui-même, à l'origine de son départ pour la métropole, d'où, selon Pomier, des conséquences catastrophiques.

Non seulement le nouveau Prix littéraire, " assassiné ", ne verrait jamais le jour, mais surtout la carrière de Camus et même le destin de l'Algérie française, en seraient, dit-il, modifiés.

Camus, les algérianistes et l'Algérie française

" En effet, écrit Jean Pomier, si Camus était resté plus longtemps en Algérie, il se serait encore rapproché des positions politiques des algérianistes dont il était déjà très voisin avant son départ, et il aurait pu les appuyer, auprès de l'opinion métropolitaine, de tout le poids que lui conféraient son humanisme et sa notoriété. Au lieu de quoi, dit-il, vivant en métropole, soumis à l'influence néfaste des intellectuels anticolonialistes, composant avec eux " pour préserver sa carrière ", il se " désalgérianise " peu à peu, collabore au journal l'Express, très hostile à la " guerre d'Algérie ", et accepte le Prix Nobel de ce Comité si favorable aux " libérations coloniales ". Certes, il finit par se déso?
lidariser de ses encombrants amis, mais, continue Pomier, bien trop tard ". Cette
analyse est-elle justifiée?

Comparons leurs positions politiques respectives, d'abord avant 1954. Dès 1911, Robert Randau avait donné pour sous-titre " Roman de la patrie algérienne " à son livre intitulé les Algérianistes; il y préconise la " fusion graduelle des races ", et l'autonomie administrative et financière complète, au point qu'on l'accuse de séparatisme. Jean Pomier, socialiste, franc-maçon, marié à une Kabyle, et parlant l'arabe, ne saurait pas davantage être taxé de " colonialiste "; dans Chronique d'Alger, il évoque l'action des algérianistes en faveur d'une autonomie esthétique débouchant à terme sur une autonomie politique, et même sur une République algérienne, étroitement liée à la France et composée de " Français à part entière, chacun dans le statut de son choix "; il rappelle aussi que la revue Afrique, en 1931, consacre une page entière au jeune Algérien, le livre de Ferhat Abbas, alors assimilationniste (Voir G.-P. Hourant, Autonomisme et séparatisme chez les Français d'Algérie, (l'algérianiste n° 90, juin 2000).). Quant à Camus, il publie en 1939 des articles " contre la misère en Kabylie "; membre du parti communiste de 1935 à 1937, il le quitte parce qu'il le trouve trop directif. Mais, si ses positions sont plus radicales et plus concrètes que celles des algérianistes, elles ne sont pas incompatibles avec elles, le point commun essentiel étant la recherche d'un rapprochement des deux communautés, porté par des idéaux de justice et de fraternité. En 1945, Camus voit en Ferhat Abbas un " esprit cultivé ", sans approuver pour autant ses nouvelles positions en faveur d'une République algérienne liée à la France, mais indépendante.

Après 1954, Camus comme Pomier voient dans la rébellion du FLN la conjonction du communisme, arrivant de l'Est et du panislamisme venu du Caire, " le rouge et le vert ", dira Pomier ( Pomier (Jean), Chronique d'Alger, p. 31. Camus dit exactement la même chose (Chroniques algériennes, Pléiade, p. 1013).). Tous deux condamnent le terrorisme, mais Camus croit le dialogue encore possible; après avoir rencontré Jacques Soustelle, et malgré ses réserves, il lance à Alger, en janvier 1956, un appel à la
trêve civile ", au cours d'une réunion où il est entouré de Français " libéraux ", de Ferhat Abbas, et d'un représentant du FLN. Cela lui vaut d'être hué par les Algérois furieux, baptisés " ultras " par leurs adversaires.

En réalité, Camus avait été manipulé par le FLN, mais il ne s'en rendit compte qu'après coup ( Sur ce point, on peut lire, entre autres, les pages 578 à 584 de l'incontournable Albert Camus d'Herbert Lottman (Le Seuil, 1978).). Par la suite, il fut plus averti, comme le reconnaît Jean Pomier. En février 1956, il démissionne de l'Express. En décembre 1957, il prononce la phrase célèbre " Je défendrai ma mère avant la justice ", par laquelle il reste solidaire de ses compatriotes, même s'il ne trouve pas leur cause toujours " juste ". Dans " Algérie 1958 ", le dernier texte de ses Chroniques algériennes, il réaffirme sa préférence pour une solution fédérale, en soutenant le plan Lauriol, qu'il expose de façon très détaillée. S'il ne prend plus de position publique après juin 1958, il n'en reste pas pour autant inactif; selon Mme Camus, il refusa d'entrer dans le gouvernement constitué par De Gaulle, et l'on suppose qu'il rencontra ce dernier à plusieurs reprises ( Lottman, op. cit., p. 638.). En tout cas, s'il ne croyait pas à " l'Algérie de papa ", il repoussait, comme Jean Pomier, l'idée de livrer l'Algérie au FLN, ce qui, et c'est " son dernier avertissement ", entraînerait " des conséquences terribles pour les Arabes comme pour les Français ". C'est cette attitude qui le rend aujourd'hui populaire auprès de beaucoup de " rapatriés ".

Mais les liens personnels d'amitié et les opinions politiques sont conjoncturels. C'est dans les écrits de Camus qu'il faut chercher surtout ses rapports avec l'esprit algérianiste.

Les thèmes algérianistes dans l'oeuvre de Camus

"Je n'écrirai rien qui ne soit en quelque mesure lié à cette terre dont je proviens ", écrivait-il en 1948 dans la revue Méditerranée. En fait, sur une quarantaine de titres, l'Algérie n'occupe une place majeure, outre les Chroniques algériennes, que dans quelques nouvelles et dans trois romans (Le Premier Homme, La Peste, L'Etranger), ces derniers constituant, il est vrai, son oeuvre principale. Mais ses observations concordent souvent avec celles des algérianistes, qu'il les ait lus ou non.
Huit de ses nouvelles ont pour cadre l'Algérie. Si l'une d'elles (" l'Hôte ", dans le recueil l'Exil et le Royaume) se contente d'esquisser une pauvre école du bled, une autre (" Entre oui et non ", dans l'Envers et l'Endroit) évoque avec précision le quartier de Belcourt à Alger, avec ses cafés, l'odeur des brochettes, le passage des trams, et, en été, les gens assis sur leurs chaises, le soir, dans la rue. C'est le principal thème algérianiste, celui de la vie quotidienne des Français d'Algérie, lancé par Louis Bertrand, en réaction contre " l'orientalisme de bazar " des écrivains voyageurs métropolitains - " la triade du chameau, du palmier et de la mouquère ", dira Jean Pomier. Ce thème apparaît surtout dans une nouvelle de Noces (" l'Eté à Alger "), et dans deux nouvelles de l'Eté (" le Minotaure ", " Guide pour les villes sans passé ").

Sont évoqués, par exemple, avec beaucoup d'humour, le cérémonial du cirage de chaussures par les yaouleds d'Oran, un match de boxe opposant Oran et Alger, la vente de pastilles à la menthe dans les petits cinémas d'Alger, un bal au dancing des Bains Padovani, ou encore le récit en pataouète d'une bagarre à Bab-el-Oued. Dans ces essais, Camus, comme les algérianistes avant lui, constate l'existence d'un peuple européen d'Algérie, auquel il attribue, par rapport aux métropolitains, une supériorité physique (" En vous promenant dans Alger, regardez les poignets des femmes et des jeunes hommes, et puis pensez à ceux que vous rencontrez dans le métro parisien ") et morale (" sa générosité sans limites et son hospitalité naturelle "). Un peuple neuf, sans passé ni traditions, mais avec son code d'honneur particulier (ne pas " manquer " à sa mère, faire respecter sa femme dans la rue...). Il n'est jusqu'au thème picaresque du jeune garnement (parfois assagi avec l'âge), si fréquent chez les algérianistes (Cagayous chez Musette, Titouss chez Paul Achard, Pépète chez Louis Bertrand), qu'on ne retrouve ici, avec l'évocation, à Oran, de " gangsters au coeur tendre ". Figurent encore en bonne place deux thèmes algérianistes: celui de la beauté des paysages d'Algérie, même si Camus les oppose à la " laideur " qu'il confère aux bâtiments publics d'Oran, et celui du passé romain du pays : si Camus n'insiste pas, comme Louis Bertrand, sur la filiation entre l'Algérie française et l'Algérie romaine, du moins, comme l'auteur des Villes d'or, est-il sensible à la majesté des ruines de Tipasa (Noces à Tipasa, Retour à Tipasa) ou de Djemila, ce " jeu de cartes ouvert sur un ciel sans limites " (le Vent à Djemila).

Si l'esprit algérianiste imprègne ses premiers essais, il anime aussi Le Premier Homme, son ultime roman, posthume et inachevé. Sa publication inattendue en 1994 a achevé de réconcilier les Français d'Algérie avec son auteur (Pour le Premier Homme, lire, dans l'algérianiste n° 68 (décembre 1994) un extrait concernant un instituteur algérois; dans le n° 66 (juin 1994), une recension de Jeanne Turin; et dans le n° 100 (décembre 2002), un article d'Evelyne Joyaux.). En effet, Camus y évoque les attentats terroristes dont ils sont victimes, par exemple les bombes déposées en juin 1957 devant les arrêts de trams dans trois socles de lampadaires à Alger (" Et il y avait beaucoup de gens qui attendaient le tramway... Le petit café qui se trouvait là était plein de hurlements... "), ou bien encore il parle de ce vieux colon menacé par le FLN, et qui préfère détruire les vignes de sa ferme. Il évoque aussi la vie quotidienne à Alger, les trams si pittoresques, avec leurs conducteurs en uniforme et leurs receveurs souvent contraints à rattraper les perches sautant des fils électriques, les moeurs étranges des Mozabites, l'inquiétant personnage du capteur de chiens errants surnommé Galoufa et, bien sûr, le quartier de Belcourt, avec ses familles pauvres et courageuses comme celle de Camus lui-même. Enfin, le livre contient une réhabilitation de la colonisation à travers le personnage de Lucien Cormery, le père du narrateur, exploitant d'un domaine viticole dans une région insalubre de l'Est algérien. Il n'est pas sans faire penser à Jos Lavieux, le héros des Colons de Robert Randau (1907), lui aussi un homme d'action énergique, représentatif du nouveau peuple européen d'Algérie. On y trouve aussi un Mahonnais maigre, épuisé
par la fatigue et le soleil, " sauvage et rusé ", comme ceux déjà dépeints par Louis Bertrand dans le Sang des Races (1898), et, comme dans ce roman aussi, des charretiers et des tonneliers entreprenants, et des hommes qui défrichent, assèchent des plaines marécageuses, bâtissent des fermes et des villages.

Terminons avec les deux grands romans de l'auteur. Bien que se déroulant à Oran, la Peste (1947), n'en contient guère de description, seul le premier chapitre évoquant sur un mode ironique " l'insignifiance " de son décor et les plaisirs jugés sommaires de ses habitants. On est loin du pittoresque du Minotaure, Camus faisant ici de la ville submergée par ce fléau une simple image des peuples d'Europe accablés par les dictatures pendant la Seconde Guerre mondiale. Cinq ans auparavant au contraire, l'Etranger (1940), et Meursault, son héros, étaient fortement ancrés dans la réalité algéroise des années 1930, pendant lesquelles se déroule l'action (Voir dans l'algérianiste n° 15 (septembre 1981), un extrait d'une étude de G.-P. Hourant sur "Les aspects algérianistes dans l'Etranger".)

Dans ce roman, Camus voit " surtout... une terre, un ciel, un homme façonné par cette terre et ce ciel. Les hommes de là-bas vivent comme mon héros ", (revue Le Littéraire, (1946). Sans doute ce héros n'est-il ni exhubérant ni familier comme l'est un " homme de là-bas ", ou du moins sa caricature. Il est même réservé et cultivé, ressemblant en cela à Camus lui-même, l'un de ses trois modèles, les deux autres étant l'Oranais Pierre Galindo et le peintre algérois Sauveur Galliéro (Pierre Galindo était lié à la famille de la deuxième épouse de Camus. Sur Sauveur Galliéro, lire l'article de Marion Vidal-Bué dans l'Algérianiste n° 114 (juin 2006).) . Mais il possède des Français d'Algérie bien des caractéristiques essentielles. Ainsi, Meursault, sensible à la beauté de la baie d'Alger comme à celle des collines autour de Marengo, aime contempler longuement la mer et le ciel. De même, à son héros algérois Titus Galéa, dit Titouss, l'écrivain algérianiste Paul Achard (Professeur à l'école Dordor à Alger, Paul Achard (1897-1962) est l'auteur, notamment, de l'Homme de mer (1931), qui raconte, à travers le personnage de Titus Galéa, l'ascension sociale d'une famille maltaise en Algérie, et de Salaouètches (1939), évocation très pittoresque de la vie algéroise en 1900. Il reçut en 1937 le Grand prix littéraire d'Algérie.) accordait déjà " ce goût du beau, cette image splendide qu'avait imprimé dans son oeil et gravé dans son coeur le cadre incomparable où il avait vécu : les collines antiques, la mer classique, les jardins babyloniens ". Il leur ressemble aussi par des traits comme ceux relevés par Marc Baroli "(Marc Baroli, La vie quotidienne des Français en Algérie, 1830-1914, (Hachette, 1967); citations extraites du dernier chapitre.) : le " sens du concret ", la " gentillesse et l'amabilité ", le goût pour les bains de mer (une saison de huit mois en Algérie !), ou encore " l'horreur de la mort ", et " l'indifférence religieuse ", à son avis plus répandue à Alger qu'en métropole. Quant aux personnages secondaires, ce sont bien, eux aussi, des Algérois: les Arabes " adossés aux devantures " qui " regardent en silence ", et les Européens (160 000 sur 215 000 habitants en 1930), qu'ils portent des noms d'origine française, espagnole ou italienne. Il leur arrive de parler en pataouète, tel le proxénète Sintès, faisant le récit d'une bagarre où les " hommes de là-bas " aiment montrer leur " virilité ".

De même, Louis Bertrand, alors à ses débuts, n'hésitait pas, dans ses romans algériens, à mettre en scène des souteneurs et autres personnages au langage très cru, au grand scandale des lecteurs bourgeois d'Alger qui le comparaient injurieusement à Zola, lui, le futur académicien " bien-pensant " ! Et tous, Meursault et les autres, vivent dans une ville présente à chaque page, Alger avec son port et ses rues, son pauvre faubourg de Belcourt, mais aussi ses plages à proximité et leurs petits cabanons, Alger et sa vie quotidienne, les yaouleds vendant les journaux, les oiseaux piaillant dans les squares, et " la plainte des tramways dans les hauts tournants de la ville ", Alger, la Ville Blanche, qui devient, la nuit, " un nid de lumières... ".

Ainsi, sans faire partie de leur groupe, Camus fut proche des algérianistes. Il a eu avec beaucoup d'entre eux des liens d'amitié, il n'était pas très éloigné de leurs positions intellectuelles et politiques, et l'on retrouve dans ses pages algériennes nombre de leurs thèmes. Bien sûr, son oeuvre reste différente, en particulier parce qu'elle est inspirée par une philosophie qui lui est propre, celle d'un " homme révolté " et sans religion, cette philosophie de l'absurde qui sous-tend aussi bien ses réflexions sur les ruines de Tipasa que le comportement d'un Meursault. Pourtant, entre les algérianistes et Camus, il y a continuité plutôt que rupture. Son enfance et sa jeunesse, comme la leur, ont été imprégnées par l'Algérie - il y a passé ses trente premières années, soit les deux tiers de sa vie. Puis à l'époque du malheur, il a fait, mais en vain, cet " effort d'âme " cher aux algérianistes, pour rapprocher les deux communautés. Et, sa mort étant survenue avant 1962, son nom restera associé pour toujours à notre Algérie, à l'Algérie française.