Casbah
Visages d'Alger - HAUTE VILLE

Edmond Desportes, illustrations Charles Brouty
Algeria et l'Afrique du nord illustrée, revue mensuelle, avril 1950.Édition de l'Office Algérien d'Action Économique et Touristique (OFALAC), 26 bd Carnot Alger
sur site le 24-11-2004

15 Ko / 9 s
 
retour
 

---------Dans le matin encore brumeux, le boulevard de la République, bordé du piquet de ses lampadaires, semblait attendre une revue.

---------Mais nul défilé ne fit surgir d'écusson aux frontons officiels, éclater de cuivres aux carrefours luisants et il était trop tôt pour arborer les grands pavois.

---------Nous montâmes d'une marche : Alger est une ville stratifiée et les couches de civilisation ont feuilleté la cité, sans souci de chronologie.

---------La rue d'Isly elle-même s'ouvrait à peine aux cris des collecteurs de poubelles, aux feux d'artifice des soudeurs de rails, aux arômes de café et d'imprimerie fraîche et il fut nécessaire de faire un nouveau pas vers les hauteurs, c'est-à-dire vers le passé. Rien de plus facile au demeurant, puisqu'un simple raidillon découvre une cité insoupçonnée...

---------Et soudain, la rue de la Lyre nous éclaboussa d'un tumulte de cris et d'odeurs. D'un coup, nous bouscula vers les étals de ses marchés, nous poussa vers des pyramides de tomates, des fadeurs de viandes, des rutilances de soieries. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis .Elle nous coinça un moment pour nous jeter au nez, en une seule fois, tous les parfums de ses rascasses.

---------Alors, toutes ses richesses nous enveloppèrent, toutes ses pauvretés nous cernèrent ; chacun, dans la foule, ayant quelque chose à nous tendre, un gueux : ses plaies, un confiseur : ses rahat-loukoum.

ville haute brouty
cliquer sur la photo pour agrandir

---------Un remous de burnous nous rejeta dans un parterre ridicule de thym et de laurier-sauce. Mais le fou, qui fait commerce de poudres et d'herbes, nous libéra quand le vendeur de poulpes nous eut déployé sous le nez toute sa marchandise fripée ; et il restait encore celui qui vend trois carottes et trois navets et celui qui fait des couffins et cet antre qui étale des estomacs de moutons...

---------D'un coup, le porteur de casiers, un échafaudage gigantesque sur la tête, nous refoula rue Randon, d'un balek sonore qui couvrit la voix des sardiniers.

---------Ainsi se resserrait le lien et nous n'eûmes plus qu'à nous laisser porter, soucieux de ne pas contrarier le courant, de ne pas heurter la vague, mais, hélas, la vague était clapotis et nous dûmes accepter le désordre des bruits, la discordance des odeurs, la fantaisie des mouvements papillotants.

---------Et nous pûmes même nous y habituer, penser même à une symphonie, réaliser même que cette vie d'une rue contenait, à elle seule, plus d'histoire que tous les monuments classés, que toutes les plaques commémoratives.

ville haute, brouty
cliquer sur la photo pour agrandir


---------Mais il était indispensable de saisir au passage chacun des éléments complémentaires de cette gamme sans s'attarder sur aucun, car les notes jaillissaient, mais elles se fondaient et il en demeurait quelque chose de plus profond, qui semblait une harmonie.

---------Toutes les ruelles de la Casbah déversaient là leurs processions.

---------Il en descendait par la rue du Rempart Médée, par la rue Porte-Neuve, par la rue Caton. Il en montait par la rue Scipion, par la rue du Divan, par la rue du Chêne. La voie étroite oscillait déjà, à cette heure matinale, d'un mouvement de houle ininterrompu que dominait la danse des chèches et des chéchias.

---------
On entrevoyait des visages mornes, des bouches ouvertes sur des cris qu'on n'entendait plus. On devinait, à des pieds débordant sur la rue, des hommes affalés au seuil des cafés-maures.

---------Nous aperçumes, sur le bord du trottoir, le grand diable de coiffeur, armé d'un rasoir. Mais nous n'avions pas le temps de savoir si c'était pour une barbe ou pour un sacrifice, car on nous entraînait vers un étal de poterie et il fallut craindre un écroulement de marmites.

---------On comprenait, à des gestes encore plus larges que les autres gestes, qu'une juive encadrée de pendentifs querellait un mozabite à propos d'ordures ou d'une traite acceptée. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis .On devinait dans les arrière-boutiques, des tractations qui ne devaient être qu'à leur début puisque le vendeur jurait, par Dieu, qu'il ne rabattrait rien.

 

--------Un café nous brailla soudain aux oreilles toute la puissance de ses disques égyptiens, mais, à mesure que nous allions, la musique s'adoucissait, nasillait et il n'en resta plus qu'une mélopée lointaine, étrangement conforme à tout ce que nous sentions, aux couleurs raides des foutahs, aux odeurs de cuir neuf,- aux reflets des cuivres, au parfum des épices.

brouty
cliquer sur la photo pour agrandir

---------Une voiture passait. Devant elle, mètre à mètre, les marchands enlevaient leurs casiers de rougets, leurs corbeilles de courgettes, leurs caisses à poules et dégageaient la route.http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis . Des ânes nous poussaient de leur museau tendre, évitaient de nous marcher sur les pieds, se sachant lourdement chargés.

---------Puis des Sénégalais débouchèrent, dépassant la foule de toute la hauteur de leur tête cerclée de rouge.

---------Ils venaient de la caserne d'Orléans et riaient, satisfaits de leurs chaussures éclatantes, de leurs écussons de laine et de se tenir par le petit doigt. Ils s'arrêtaient à chaque boutique pour acheter des fixe-chaussettes.

---------L'écrivain public, assis sur son carré de sac, derrière son encrier et son tas de sable fin, nous sollicitait. Nous dûmes refuser, n'ayant pas de réclamation à adresser au Président de la République, de supplique pour le Gouverneur, de mandat pour l'oukil judiciaire. Il en fut de même pour le vendeur d'amulettes, car les charmes sont choses dangereuses et nous ne désirions d'ailleurs ni mort d'homme ni naissance d'enfant.

---------Il fallait aussi bien négliger le marchand de jujubes, le vendeur ,de babouches, décliner l'offre d'un beignet, d'un serroual, d'un cornet de tramousses, d'un chargement d'arachides. Le temps manquait.

---------Poussés de plus en plus impérativement nous nous demandions à quoi servait tant de boutiques où il paraissait si difficile de s'arrêter.

ville haute, brouty
cliquer sur la photo pour agrandir


---------Mais à quoi bon s'arrêter quand tout, à la fois, vous sollicite, quand un parfum de chypre appelle une odeur de casslette, quand s'enchaînent les chansons aigres-douces, quand des couleurs vives rebondissent et que toutes les nourritures vous sont révélées dans une atmosphère de grillades, de salaisons, de verger, de marée ? '

---------Et maintenant le calme.

---------De la rue Randon à la rue Marengo, il semblait qu'une nappe ténue de miel et de poix avait agglutiné une foule inquiète et déchaînée.

---------Et soudain, l'on sortait de la foule et les phonographes se taisaient, les odeurs se diluaient, plus un âne ne nous poussait...

---------Une grille s'ouvrait devant nous. Un jardin, un parc s'étendaient à nos pieds.

---------Il avait semblé que rien ne nous délivrerait jamais de l'emprise du nombre, du vertige des clameurs. Et voilà que des plates-bandes encadraient notre marche, qu'un jet d'eau fignolait ses ogives, que des arbres pleins d'oiseaux, des sentiers emplis d'ombre, des massifs de fleurs fraîches nous accueillaient et nous dirigeaient et nous restituaient doucement à la ville...

Edmond DESPORTES.