LE BAIN MAURE (HAMMAM)
extraits du numéro 50, 1er trimestres 2012, de "Mémoire vive", magazine du Centre de Documentation Historique de l'Algérie, avec l'autorisation de son président.
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Ici : avril 2012

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Le bain maure ( Hammam )

Origines

La tradition du bain maure remonte à plusieurs siècles. Elle est issue de la fusion des traditions grecques, romaines et turques. Avec l'expansion de l'Islam au cours du Moyen- âge, et surtout sous les Omeyyades vers les Mie et XIIIe siècles, les hammams ont vu le jour en Andalousie, en Afrique du Nord, en Egypte, en Iran. Déjà à Bagdad, au Xe siècle, on comptait un établissement de bains pour 50 habitants tandis que la ville d'Istanbul s'enorgueillissait d'en posséder des milliers. Le hammam a toujours été un lieu de palabres, un lieu intime où l'on se confie, où règne au milieu des brumes parfumées une ambiance extraordinaire faite de bruits d'eau, de rires et de murmures. De plus il a toujours été reconnu que le bain maure est un grand stimulant des plaisirs érotiques.

Le hammam fut rapidement intégré aux préceptes de la religion musulmane qui préconise une hygiène méticuleuse et des ablutions régulières notamment avant les prières rituelles.

Dans le hammam les pores se dilatent sous l'effet de la vapeur ce qui permet un nettoyage en profondeur.

Rituel du hammam


Le bain maure est conçu comme les thermes romains : une salle froide pour se déshabiller, une salle tiède pour permettre au corps de s'habituer graduellement à la chaleur et une salle chaude pour la sudation. Le rituel du bain passe par plusieurs étapes. Après une intense séance de sudation, on débute par un gommage au gant de crin (kessa) puis on enchaîne sur un bon savonnage, arrive ensuite la séance de massage dont certaines " tayabates " ( masseuses ) ont le secret. Suprême instant de plaisir : le moment où l'on regagne la salle de repos. On peut alors se relaxer, siroter un thé à la menthe, se désaltérer avec une boisson fraîche et même piquer un petit somme. Il ne faut pas hésiter à faire appel aux mains expertes de la " tayaba " pour un massage hydratant à base d'huiles parfumées. Fermez les yeux : décollage immédiat vers le paradis ! On raconte que. jadis, c'est au hammam que l'émissaire du sultan allait débusquer les plus jolies femmes pour " orner " son harem et c'était là que les mères, en quête d'une épouse pour leur fils venaient scruter les baigneuses à la dérobée. Là, au moins, aucune tromperie sur la " marchandise ". Formes plantureuses ou cadavériques, pas de place pour la contrefaçon !

Les soins du hammam durent de longues heures. Epilation, coloration au henné, gommage à l'argile, massage aux huiles ..., le hammam va prendre rapidement des allures d'institut de beauté.

Des usages

Dès les premiers jours de la conquête, les Français ont pu connaître et apprécier les bienfaits du bain maure. Ils ont découvert des usages inconnus en France. On sait qu'à Alger, il existait bon nombre d'établissements réputés dont la création remonterait à la période de l'occupation ottomane.

Les usages en étaient rigoureusement codifiés.

Une première règle : il ne doit pas y avoir de rencontre entre les hommes et les femmes. Des horaires précis sont fixés selon l'appartenance à la gente féminine ou masculine si les deux utilisent le même hammam.

Quand le client arrive au bain, l'assistant ou l'un des masseurs met à sa disposition deux serviettes, l'une pour couvrir la partie inférieure du corps, l'autre pour la partie supérieure, car il est d'usage de masquer ses organes génitaux. Le bain est l'objet d'un rituel très précis où vont alterner plusieurs fois sudation, rinçage à l'eau fraîche, lavage, massage et friction avec un gant rêche, le kessa. Puis le corps est enduit d'huiles douces et odorantes tandis que les femmes s'appliquent du henné.

A l'arrivée des Français en Algérie, les femmes prenaient le bain de six heures du matin à six heures du soir et les hommes de six heures du soir à six heures du matin. Cependant, malgré les règlements de police, il est certain que quelquefois au milieu de la nuit les filles mauresques suivaient au bain leurs amants. Dans ce cas, le couple se retirait dans des cabinets sombres situés aux quatre coins de la salle rectangulaire des ablutions. Le masseur disparaissait et laissait le couple pratiquer ses ébats à l'abri des regards, bien entendu après avoir encaissé un généreux bakchich.

Organisation

Le hammam se divisait en trois enceintes.

La première, appelée sqiffa " servait de salle d'attente. Un rideau y était accroché lors de la séance pour femmes.

La seconde était une salle ornée d'arcades de style mauresque et faisait office de vestiaire. La troisième appelée " bit eskhouna " ou chambre chaude, était constamment envahie par d'épais nuages de vapeur d'eau, produite par une chaudière en sous-sol.

Dans cette étuve, surchargée d'humidité, au sol brûlant où la température variait entre 40° et 60°, travaillaient les masseurs ou masseuses.
Ils savonnaient, lavaient, raclaient la peau des clients réunis autour de deux bassins, l'un d'eau chaude, l'autre d'eau froide.

Le personnel

Le personnel masculin et féminin était payé chaque mois, mais la plus grande partie de ses revenus était constituée de bakchichs substantiels.
Certains " praticiens " très recherchés avaient même leur clientèle attitrée.

Le personnel très spécialisé devant servir alternativement aux hommes et aux femmes ; il était donc, tantôt masculin, tantôt féminin. Un patron dirigeait l'établissement. Il recrutait ou remerciait le personnel à sa guise. Il était chargé de surveiller la bonne tenue de l'établissement ainsi que de sa propreté et tenait la caisse trônant sur la " bokana ", une chaire avec un grand tiroir dans lequel il mettait la recette.

Il était secondé par une maîtresse, bien souvent une de ses proches parentes. Elle officiait pendant les heures réservées aux femmes. Certains témoins rapportent que cette personne appelée la tayaba disposait d'une grande notoriété. Dans une pièce qui lui était réservée, elle recevait les dames à la recherche de la perle rare pour leur fils.

A noter que les clientes suspectées de moeurs douteuses étaient soigneusement écartées.

Les masseurs
Les masseurs, dits " sanaâ " ou " kias ", " tellak " en turc, étaient à la disposition des clients de première classe, ceux qui voulaient se faire masser, laver ou savonner. Ils avaient également pour tâche le lavage des " kessa ", haïks et burnous qui leurs étaient confiés. De plus, ils devaient surveiller les gens qui venaient passer une nuit utilisant l'établissement comme un simple asile, comme il était d'usage à l'époque. Nous savons aujourd'hui, grâce aux textes laissés par les auteurs ottomans, qui étaient ces hommes, quels étaient leurs tarifs, ainsi que leurs pratiques sexuelles. Ils étaient à proprement dire des " travailleurs du sexe ", recrutés parmi les non-musulmans de l'empire turc : Grecs, Arméniens, Juifs, Albanais, Bulgares, Roumains et autres.

Plus tard ce rôle devint plus prosaïque et au moment de la conquête, les tellaks n'exerçaient plus que des activités de lavage et massage, laissant à d'autres le côté spécifique des pratiques sexuelles dans le bain maure.

Les masseurs étaient secondés par des " taïabin ", qui distribuaient l'eau chaude et froide aux clients dans l'étuve (sekhoum). La " taïaba " remplissait pour les femmes le même rôle.

Un ou deux jeunes aides étaient là pour distribuer aux clients des serviettes appelées " fouta " ou " bechkir " destinées à cacher les organes génitaux en entrant dans l'étuve. Ils accomplissaient également diverses tâches et commissions, tant pour les clients que pour les masseurs et le patron. C'étaient les hommes à tout faire de l'établissement. Ces jeunes garçons dont l'âge variait entre huit et quinze ans seront peut- être plus tard masseurs, mais il va sans dire qu'ils servaient le plus souvent à assouvir les besoins sexuels de la riche clientèle, toujours à la recherche de jeunes et beaux adolescents.

Un chauffeur dit " sakhâne " alimentait les chaudières pour amener l'eau à bonne température et surveiller les niveaux.

Le " ghabbar" était quant à lui chargé d'approvisionner le hammam en combustible généralement constitué de grignons, résidus de la pression des olives.

La clientèle

La Casbah d'Alger recelait un grand nombre de bains : hammam Sidna, hammam Bab-al Waâd, hammam Yatû, hammam Al-Saghîr, hammam Bouchlaghem, hammam Bab Djazira, hammam Sidi-Ramdane. Il y avait deux services. Une première classe où les baigneurs avaient droit au massage dans l'étuve et celle du bain ordinaire qui ne bénéficiait pas de ce privilège.

Mais les femmes devaient puiser elles-mêmes l'eau dans la chaudière et seules les vieilles et celles qui étaient enceintes avaient droit à titre exceptionnel à un raitement gratuit.

Hammam et prostitution

Avant 1830 les filles publiques disposaient de bains particuliers. Il n'est pas dit que dans tout le pays les deux sexes étaient séparés, mais à Alger ils l'étaient.

Au moment de la conquête, on vit dans les rues d'Alger de jeunes garçons faire des propositions grivoises aux hommes esseulés et les inviter à fréquenter les bains afin d'y rencontrer de jeunes adolescents.

Dans chaque bain maure, un jeune garçon d'une douzaine d'années était attaché à l'établissement. Toujours d'agréable figure, coiffé d'un tarbouche au gland d'or, il proposait ses services au client. Lorsque ce dernier se présentait nu dans l'étuve, les parties génitales enveloppées d'un morceau d'étoffe légère, le jeune éphèbe commençait à lui masser les cuisses, puis avec mille agaceries, se lançait dans des attouchements plus intimes. Si ses provocations ne retenaient pas l'attention du client, le jeune homme l'abandonnait aux mains du masseur. Mais pour peu que vous acceptiez ses avances, il vous masturbait et se proposait de satisfaire tous vos désirs.

Selon certains témoins, ces garçons offraient régulièrement ce genre de services aux officiers français de la garnison.

Les ablutions avant mariage

Dans tout le Maghreb, existait une coutume consistait à offrir un bain à la jeune promise avant ses épousailles. Pour ces ablutions avant mariage, l'établissement était réservé pour une journée entière. Les parents de la jeune fille devaient s'acquitter auprès du patron d'une somme importante, aussi seules les familles très riches pouvaient réserver ce bain. Les familles moins aisées se contentaient d'une demi-journée, voire de quelques heures. Le jour retenu, les parents de la jeune fille devaient donner au chauffeur de gros pourboires mais, s'ils négligeaient de s'en acquitter, l'homme coupait l'eau ou n'en distribuait qu'une quantité insuffisante ou froide. Lorsque le bain était réservé pour une journée entière, la somme était versée, moitié dans la caisse commune, moitié dans la caisse du ou des patrons, pour une demi-journée c'était le patron qui encaissait la totalité de la recette. Que ce soit à Alger, Constantine ou Oran, le bain de la mariée représentait un événement important, même si les manières de le célébrer étaient presque partout semblables. Certaines régions du centre du pays connaissaient toutefois un rituel spécial qui consistait à célébrer le dernier bain de la future épouse en " grande pompes " avec orchestre et danseuses.

L'heureuse élue entrait au bain accompagnée de toute sa tribu sous un enchaînement de youyous et de chansons jusqu'à la porte du hammam. Tradition oblige, elle ne devait se déshabiller que dans la pièce chaude où une chaise entourée de bougies allumées l'attendait. Après son bain, elle revenait s'asseoir parmi ses convives, puis ensemble elles se dirigeaient vers la salle froide où elles dégustaient les gâteaux au miel offerts par les parents de la mariée à tous ceux présents dans le hammam, y compris les étrangers à la famille.

Le bain maure pouvait être également réservé à l'occasion du mariage d'un jeune homme.

Un lieu social

Depuis près de mille ans, les femmes arabes utilisaient le hammam comme centre de bien être, de beauté, lieu privilégié où il était agréable de se ressourcer, de se détendre. Au-delà de sa fonction purificatrice, le hammam demeurait l'espace de liberté des femmes.

C'était leur grande sortie. Elles aimaient s'y retrouver pour faire peau neuve, papoter, oublier le quotidien. Bref, c'était l'endroit où l'on pouvait échanger avec les autres, prendre des conseils, en donner, rire...

Ces traditions se perdirent plus ou moins par la suite. De nos jours, il existe encore dans le Maghreb des établissements de bains mais ils ne ressemblent en rien aux hammams que découvrirent les Français au moment de la conquête.

Relation d'un touriste ( extrait de l'ouvrage " Un an à Alger " de M-J Baudet 1887).

" De six heures du soir à midi, le bain maure est réservé au sexe fort. Les Européens y vont d'ordinaire avant le dîner de onze heures à minuit. Bien qu'on puisse s'y rendre impunément, aussitôt après le repas, il vaut mieux se livrer aux masseurs une fois la digestion terminée.

Toutes les villes d'Algérie possèdent plusieurs établissements de bains. Dans les pays chauds, c'est à la fois un besoin et un plaisir, l'hygiène le recommande ; alors même que le voyageur ne serait pas envoyé par le médecin, il n'y serait pas envoyé par la curiosité, et ramené par le bien-être, la variété et la douceur des sensations qu'on y éprouve. Le bain maure dont le massage excitant nettoie parfaitement la peau doit être geM préféré aux bains tièdes qui sont débilitants. Il constitue une série d'opérations que nous allons essayer de décrire.

Après avoir franchi un vestibule où sommeillent quelques Arabes, on soulève un rideau et on pénètre dans une vaste salle. C'est à la fois le vestiaire et le dortoir. Une lampe fumeuse éclaire de ses vagues et vacillantes lueurs les colonnes de marbre blanc, les glaces de Venise, la fontaine dont le doux murmure invite au repos. En entrant, on est surpris par l'obscurité, on ne voit rien, mais on s'habitue vite à ce demi-jour, à ce clair-obscur et on ne tarde pas à distinguer les détails, et à découvrir, dans la pénombre des galeries, des dormeurs mollement couchés et enveloppés de longs voiles blancs.

Indolemment appuyé sur une pile de coussins, le chef de l'établissement fait signe de s'approcher au nouvel arrivant, et lui demande son argent et ses bijoux, qu'il enferme, après vérification dans un coffre à coulisse dont lui seul possède la clef. La probité de ces industries est proverbiale ; jamais un objet de quelque valeur n'a été égaré ou dérobé.

Cette précaution prise, un Arabe ou un nègre demi-nu conduit le baigneur à la place qu'il doit occuper, le fait déshabiller, range ses vêtements sur une planche, lui ceint les reins d'une pièce de cotonnade, lui met un voile sur la tête, des sandales aux pieds, et l'introduit dans la salle de bain, rotonde pavée d'ardoise et de marbre, où des bouches de vapeur entretiennent constamment une température plus que sénégalienne. La première impression n'est pas agréable. La chaleur est si suffocante, la buée si épaisse, que vous hésitez à entrer. Mais votre guide vous entraîne et vous fait asseoir sur le pavé brûlant, après l'avoir au préalable lavé à grande eau à plusieurs reprises.

Jetez alors vos yeux autour de vous. De tous côtés, vous apercevrez des corps étendus auprès desquels s'agitent et trépignent, dans des attitudes les plus variées, les serviteurs indigènes vêtus d'un simple cotillon. Avec leur tête rasée, leur peau luisante, leurs dents blanches, leurs yeux étincelants on dirait une légion de diables.

Ils travaillent avec ardeur, frottent, nettoient, pétrissent les membres, font craquer les articulations des baigneurs, et dans des mouvements désordonnés, la mèche de cheveux qu'ils gardent sur la tête s'agite comme un serpent. Et quel tumulte sous ces voûtes sombres, quels chants bizarres, quels cris aigus. Il y aurait de quoi s'effrayer si on ne se savait pas, dans un pays sûr, en terre française.

Mais vous suez à grosses gouttes, vous êtes littéralement en nage. A votre tour maintenant. Deux, trois, quatre Arabes vous saisissent, vous étendent brusquement et se mettent à vous frictionner, à vous étriller avec leurs gants en poils de chameau, à vous masser, à vous tirer bras et jambes, comme s'ils voulaient vous les arracher. Vous n'êtes pas sans inquiétude sur l'intégrité de vos os. Rassurez-vous. Aussi bien que le physiologiste le plus exercé, ils connaissent le moment précis, la limite certaine où cesse le plaisir, où commence la souffrance, et savent s'arrêter à temps. Quand on a bien été pétri, tourné, retourné, désarticulé, ils saisissent une poignée d'étoupe et vous inondent d'eau tiède. Douce transition et sensation délicieuse que celle de ce lavage bienfaisant après les frictions quasi- brutales dont vous venez d'être l'objet.
Bien nettoyé, bien épongé, on vous emmaillote comme un bébé et on vous transporte sans secousse dans la première salle, sur le lit de repos au-dessous de la planche qui supporte vos habits. Là, voluptueusement allongé vous assistez à votre tour au défilé des arrivants. On vous apporte une tasse de café ou de thé, et une longue pipe garnie de fin tabac de Chebli. Bientôt la fatigue du bain, la demi- obscurité du lieu, les parfums de benjoin dont sont imprégnés vos draps, agissent sur vous, vos paupières s'appesantissent, le tuyau d'ambre échappe de vos lèvres. On recommence, mais plus mollement, le massage de l'étuve. Et c'est avec le bien-être infini d'un enfant bercé par sa mère que vous passez tour à tour du repos à l'assoupissement et de l'assoupissement au sommeil.

Quand on s'éveille on se sent plus léger, plus dispos et plus ragaillardi ; on éprouve un indéfinissable bien-être et c'est avec plaisir et avec l'espoir d'un prochain retour qu'on remet au maître étuviste les trente sous qu'il demande pour les soins empressés et son attentive hospitalité. "

Gérard SEGUY

Sources :
Un an à Alger - M-J Baudel 1887
La prostitution dans la ville d'Alger E-A Duchesne 1853.