sur site le 24/12/2002
-Cherchell sur la côte turquoise algéroise
Cherchell : vendanges souvenirs

------Le Cherchellois, terre de vignes, voyait entreprendre les vendanges quelques jours après le 15 août, de la mer à l'arrière-pays. L'heure H n'était pas la même partout : cette heure que l'on n'anticipe ni ne dépasse impunément car - tous les vignerons le savent - on perd ou on gagne beaucoup selon qu'on procède à la cueillette un peu plus tôt ou un peu plus tard.
(Historia Magazine : la guerre d'Algérie, N° 235/42– 3 juillet 1972)
url de la page : http://alger-roi.fr/Alger/cherchell/textes/cherchell_vendangeshm235.htm
22 Ko / 11 s
 
retour
 
.....Ce texte me rappelle ce que j'ai connu moi-même à Réghaïa : l'arrivée et l'embauche de tous ces hommes (plus d'une centaine? certains étaient des habitués) dont s'occupait mon grand-père, la ration, la distribution des "gros" pains avec le pointage au crayon dans un carnet, la "veillée" de ceux qui restaient (la majorité), les acomptes, le jour de paye...tous ces souvenirs de ma jeunesse qui continuent à alimenter la nostalgie de mon pays...


-------Le Cherchellois, terre de vignes, voyait entreprendre les vendanges quelques jours après le 15 août, de la mer à l'arrière-pays. L'heure H n'était pas la même partout : cette heure que l'on n'anticipe ni ne dépasse impunément car - tous les vignerons le savent - on perd ou on gagne beaucoup selon qu'on procède à la cueillette un peu plus tôt ou un peu plus tard.
-------Vers le 20 août, le raisin mûrissait à Cherchell, Novi, Fontaine-du-Génie, Gouraya, terres maritimes, tandis que Zurich ou Oued-Bellah, par exemple, couvaient leurs grappes jusqu'aux premiers jours de septembre.
-------La plupart des agriculteurs œuvraient en coopérative, pour des raisons pratiques plus que par goût personnel. Le vigneron aime à faire " son vin " et le cru à créer le hante, même quand il ne l'avoue pas. On ne confessait pas davantage, en Algérie, ce goût du risque, cette passion de l'initiative, lents à s'éteindre chez les fils de pionniers. Les fermes isolées et celles qui possédaient des terres étendues avaient d'ordinaire leur propre cave ; elles assumaient, " de vigne en grappe, de grappe en vin ", tous les travaux.
-------Fièvre joyeuse des vendanges ! Sortie des corbeilles et des voitures. Pullulement soudain des hommes et des enfants. Le pays, telle une pâte, fermentait. Il fallait quitter le gourbi bien avant le lever du jour si l'on tenait à être des premiers à l'embauche. Ceux du Chenoua voyaient poindre l'aube tandis qu'ils descendaient vers la plaine, zigzaguant comme des chèvres par les sentiers de la montagne. Ils n'avaient pas besoin de repère, connaissant le moindre détour; et pourtant ils regardaient l'étoile rouge d'un feu de bois allumé au lieu de l'embauche : chaleur nécessaire pour ceux qui attendaient, en ces heures presque toujours froides.
-------Affaire d'hommes, la vendange. Les femmes y étaient rarement admises à Miliana : pas plus les fillettes que les aïeules, rompues pourtant aux durs travaux. Les jeunes garçons - quatorze, quinze ans - coupaient les grappes, qui s'entassaient dans des corbeilles, et les hommes soulevaient la charge, la plaçaient sur une épaule protégée par un sac ou un coussin: ils allaient, les deux bras levés, jusqu'aux voitures, où elle basculait.
-------On employa longtemps des corbeilles de roseau, courantes alors en Algérie ; mais le jus, bien sûr, les imprégnait assez vite. Le métal remplaça le roseau, jusqu'à l'ère banale mais pratique et colorée du plastique.

Très tôt, avant le lever du jour, les gens des douars descendaient des montagnes par tous les sentiers qui vont aux parcelles. On entassait alors les grappes dans des corbeilles de roseaux tressés, en se racontant d'interminables histoires.

-------Pas de chansons. Les ouvriers s'interpellaient ou se racontaient des histoires. Leurs éternelles " chikayas " n'étaient pas absentes des vendanges. L'injure et le rire foisonnaient. Cela donnait une rumeur rauque, piquetée de cris et d'appels, dans l'euphorie d'une cure uvale gargantuesque qui vous refaisait une santé en quinze jours ou trois semaines.

La sieste pétrifiante

-------" Plus de boutonneux après ce régal, notaient les infirmières et pharmaciennes bénévoles que devenaient, dans le bled, par la force des choses, les maîtresses de maison européennes. Le raisin absorbé à haute dose récure aussi bien le foie que l'appareil digestif. Miracle annuel ! "
-------Chacun apportait de chez lui galette et figues, dans ces sacs en palmier nain tressé qu'on nomme krachs; cela accompagnait le raisin pendant les pauses; mais aucune horloge ne réglait la cure uvale spontanée, aucune interdiction ne la limitait. La pause, c'était surtout le repos : plus longue à midi qu'à 8 heures et à 16 heures. On s'asseyait, on bavardait, on s'allongeait. Le soleil lui-même et la fatigue commandaient la sieste, au milieu du jour.
-------Alors, tout semblait pétrifié : les hommes, les enfants, les voitures, les chevaux - au temps où le cheval jouait encore son rôle dans les activités de la vigne et des champs. Le bruit ne reprenait que peu à peu, comme en sourdine, pendant que chacun secouait son sommeil. Puis, de nouveau, l'immense ruche bourdonnait sous le ciel brûlant; et les passants faisaient halte au bord des - routes, profitant de " la part à Dieu " qui leur était cordialement faite. Ils se rafraîchissaient tout en observant, amusés, la fourmilière des garçonnets coupant les grappes, les allées et venues des hommes maintenant leur corbeille et le cheminement cahoté des voitures en direction de la cave.
-------Les longs bâtiments blanchis, abondamment lavés, polarisaient dès ce moment, et pour plusieurs semaines encore, la vie de la ferme. Les grappes chaviraient dans le conquet. Les machines allaient se saisir d'elles, et cela sentait l'usine déjà, bien que des hommes armés de
fourches aidassent au départ de la masse bousculée.
Conquet, fouloir, érafloir, premières cuves, pompes à moût... Passage d'une cuve à l'autre. Une surveillance restreinte suffisait. Hommes de confiance, connaissant bien les dangers de la fermentation. Bientôt, la cave s'emplirait de grondements et de bouillonnements; l'imprudent qui se pencherait sur l'une des cuves s'y abîmerait, foudroyé.
-------Plus d'un gardien aimait " sa cave " fier de savoir les secrets du métier et d'exercer une surveillance. Heureux de la confiance qu'on lui témoignait. Certains surent garder leurs maîtres, pendant les années de guerre, comme ils avaient gardé les caves ou les vignes en temps de paix.
-------Le soir dispersait les ouvriers, sauf, quelquefois, des hommes qui habitaient loin et qui aimaient mieux dormir sur place.
-------Les krachs, vidés des galettes et des figues, recevaient une part de raisin pour la famille. Quelques propriétaires fixaient cette part à un ou deux kilos par jour. D'autres fermaient les yeux, préférant un sac plus lourd aux réserves faites par un petit nombre : grappes cachées dans des trous, au pied des ceps, et enlevées pendant la nuit... quand cette méthode " écureuil " ne laissait pas le malin pantois devant des rangées de pampres où il ne se retrouvait plus...

 

Une flûte enchantée

-------Les gardes et les hommes qui ne rentraient pas chez eux prenaient ensemble le repas du soir. Ils allumaient un feu. Une grande paix s'était faite. On avait vu partir, non seulement " ceux de la vendange ", mais, dans les fermes aux cultures multiples, les ouvriers qui labouraient la terre pour le blé et l'équipe qui assurait l'arrosage des orangers. Plus d'un agriculteur se préoccupait ainsi d'assurer toute l'année du travail à sa main-d'œuvre.
-------Le feu rougeoyait près de la cave. Les voix avaient, comme les flammes, des temps de moyenne intensité coupés d'éclats brusques et de rires. Puis le chant nostalgique d'une flûte s'élevait; il accrochait les coeurs dans cette solitude étonnante après l'effervescence du jour. Tous se taisaient alors, immobiles, comme frappés d'enchantement.

De père en fils, et d'une communauté à l'autre, les rites des vendanges se transmettent, et les ouvriers, dont des générations, descendent à la même ferme,
dont ils finissent par prendre les récoltes à cœur...


-------

-------Ainsi se déroulaient les vendanges, en temps de paix, dans le Cherchellois, avec des variantes qui tenaient au caractère des propriétaires et à celui des ouvriers. Tel vigneron employait des cadres européens; tel autre les recrutait dans sa main-d'oeuvre arabe ou berbère, formant ces hommes et leur donnant des responsabilités de plus en plus étendues. Des usages locaux se créaient, prenaient force de tradition : par exemple, la dernière voiture, proclamant la fin des vendanges, et la distribution de cigarettes qui suivait.

Les travaux duraient jusqu'à la dernière grappe. Puis on payait les
ouvriers " le lendemain du dernier jour". Le dernier jour, la dernière
charrette était triomphalement fleurie et promenée dans le village.

-------Une gerbe énorme trônait au-dessus des ultimes corbeilles : panaches de roseaux, de pampres et de scilles - ces " bâtons de saint Joseph " aux fleurs blanches, petites et serrées, que les premières pluies dressent, tout droits, près des fossés, en septembre ou même dans les derniers jours d'août. Des palmes agrémentaient parfois cette voiture triomphale.

" Le lendemain du dernier jour "

-------Certaines maîtresses de maison - unique élément féminin des vendanges - venaient accueillir le bouquet roulant près de la cave. Elles souriaient, joliment mises, et elles avaient soigné tant de femmes, tant d'enfants, sans compter les ouvriers accidentés, au cours d'une année laborieuse, que ces rudes hommes trouvaient naturel de les voir là, entre le conquet bourré de grappes et le char de corso fleuri.
-------Une vendange s'achevait, une autre s'amorcerait bientôt par les premiers des travaux multiples qui occupent tant de bras : sabrage des sarments, à l'automne, et ramassage par les gosses ; taille à partir de décembre; élagage des pousses au printemps; effeuillage pour dégager les grappes ; attachage en gobelets ou sur fils de fer; scarifiages pour maintenir la terre humide et enrayer la pousse de l'herbe traitement contre l'oidium et le mildiou, ces fléaux qui peuvent détruire une récolte en peu de temps.
-------Les hommes recevaient des acomptes réguliers pendant les vendanges. La paie générale avait lieu " le lendemain du dernier jour ", dans le calme d'un répit commençant; et chacun tenait à y venir en habits de fête.
Les caves n'emploieraient plus que quelques spécialistes. Le joyeux lavage des bâches, à la rivière, ne serait qu'un bref épisode. On fermait vraiment l'ère des vendanges en pliant ces bâches qui avaient garni chaque voiture pour retenir le jus des raisins écrasés.
-------Maintenant, la main-d'œuvre excédentaire devrait chercher un autre emploi.
-------J'y pensais, à la fin d'une de ces vendanges cherchelloises. Chaque forme d'activité algérienne me plaçait devant des problèmes tandis que je parcourais le pays du nord au sud, de l'est à l'ouest, allant de l'alfa au mouton, de la vigne au blé, des terres prospères aux terres saturées de sel.
-------" Je n'ai vu partir aucun ouvrier pendant ces vendanges, me dit le jeune propriétaire chez qui je me trouvais alors. Je m'attendais à des défections, cette année. Ils sont bien payés; mais un voisin a décidé tout à coup de les payer davantage. Tous le savaient, naturellement. Moi, bouche cousue, j'observais les pointages. Pas un de moins. Au contraire, il en arrivait de nouveaux.
-------" J'ai appelé, finalement, un de ceux en qui j'ai confiance, et je lui ai dit Qu'est-ce qui se passe? Pourquoi n'allez-vous pas chez M. Un tel... tu sais bien pourquoi?
-------" Il a ri. " On n'est pas si bêtes ! "
-------" L'explication m'a fait plaisir : " Ce que tu nous paies, c'est juste on le sait. L'autre, qu'est-ce qu'il veut?... Qu'on aille chez lui pendant trois semaines, parce qu'il donne plus? Bon. A la paie générale, j'ai plus d'argent. Et puis après? Débrouille-toi, mange si tu peux; on n'a plus besoin de toi ici. J'ai rien à dire. Mais si je travaille chez toi, tu ne me laisses pas tomber. Tu nous fais arracher le lentisque, creuser des fossés, faire des chemins... Ça te coûte beaucoup d'argent; et quelquefois tu nous dis Écoute ; pars quelque temps. Regarde si tu trouves du travail ailleurs. Je ne peux pas arracher tout le temps du lentisque. Reviens après, si ça ne va pas. Tu penses qu'on a besoin de manger, nous, la femme et les enfants. Alors, voilà. "

-------Ce souvenir est l'un des meilleurs parmi ceux, pourtant si nombreux, que m'ont laissés les vendanges du temps de paix, en Algérie...

Marguerite SY