La grande misère des premiers colons
par Paul Birebent

extraits du numéro 114 , juin 2006, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 5-5-2011

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La grande misère des premiers colons
par Paul Biebent

Dans le sillage des vaisseaux de l'amiral Duperré et dès la prise d'Alger par le général de Bourmont, le 5 juillet 1830, débarquaient les premiers émigrants que l'on n'appelait pas encore " colons ".

ILS ÉTAIENT PÊCHEURS et maraîchers et arrivaient de l'île de Minorque aux Baléares, où l'escadre française fuyant la tempête, avait relâché du 3 au 10 juin. Originaires pour la plupart de la ville de Mahôn, ils pensaient qu'une armée en campagne, c'est-à-dire en mouvement, ferait appel à leurs services. Ils avaient embarqué avec femmes et enfants, mais encore avec des semences, des fruits de saison, des légumes à repiquer, des chèvres à traire et des volailles pour la ponte. Les collines qui dominaient Alger, avec leurs jardins, leurs arbres fruitiers, leurs vignes en treille, n'étaient pas faites pour eux. Ne demeuraient à portée de leur bourse et de leurs capacités, en bordure de mer et au Sud de la ville, que des terres marécageuses et pestilentielles. Elles s'étendaient du " Zebboudj el Agha " ( L'olivier de l'agha.), vers le " Hamma " (2Fièvre, chaleur.), Hussein-Dey ", et jusqu'à l'embouchure de " l'Oued el Harrach ", débouché naturel de l'immense plaine de la Mitidja.

Les troupes de Charles X occupaient Alger depuis quelques jours à peine, le temps de reconnaître la ville, de se fortifier sur les hauteurs, d'envoyer
une reconnaissance navale vers Ouahran ( Oran - capitaine Louis de Bourmont, fils du général, à bord du brick Dragon, 22 juillet 1830.), une seconde vers Annaba (Bône, 2 août 1830 - Occupée et évacuée presque aussitôt pour être reprise en mars 1832.), que parvenait la nouvelle de la chute de Charles X. La révolution de Juillet, les " Trois Glorieuses " des 27, 28 et 29, mettait un terme au règne des Bourbons. Louis-Philippe devenu Roi des Français, dans les incertitudes du moment, maintenait et renforçait le Corps Expéditionnaire et remplaçait, dans la confusion et les querelles de personnes, le général de Bourmont par le lieutenant général comte Clauzel. L'armée, pour des raisons de sécurité et de ravitaillement, occupait le terrain de plus en plus loin, autour d'Alger d'abord, puis pour mettre fin aux rapines des Turcs et pirates toujours actifs, s'emparait des autres ports de la côte, Mers el- Kébir le 14 décembre, et Oran le 4 janvier 1831. L'objectif de l'expédition d'Afrique était atteint. " Rendre la liberté aux mers ".

En France puis en Europe, dès que fut connue la nouvelle de la chute du régime barbaresque, ce fut la ruée d'autres émigrants. Ils fuyaient leurs pays d'origine chassés par la misère, le sous-emploi et le chômage, les poursuites judiciaires, les révolutions et les guerres, les catastrophes naturelles, ils étaient attirés par l'espérance d'un avenir meilleur, poussés par l'esprit d'aventure, et non par la foi des Croisés.

Ils étaient ouvriers, artisans, mais aussi affairistes, maquignons, maquereaux, hôteliers et filles de moeurs légères. Ils débarquaient en balancelles et tartanes des ports du Sud, en goélettes et brigantins des rivages plus lointains. Ils s'installaient dans la " Kasba " (Citadelle terminée à la fin du xvie siècle.)), dans des maisons qu'ils louaient à des usuriers juifs ou mozabites ( Ghardaïa est la ville principale du M'Zab dont les ha secte orthodoxe des Ibadites.), ou qu'ils achetaient à des notables maures et à des janissaires turcs sur le départ. Les moins fortunés campaient au-delà des murailles de la " Kasba ", sur les plages proches et souillées de " Bab-el-Oued " et de " Bab-Azoun ", de part et d'autre de l'ancien Peñon espagnol ( Îlot rocheux à 300 m de la côte, aménagé en bastion.)

La monarchie de Juillet hésitait sur la suite à donner à la prise d'Alger. La gauche française poussait au rembarquement, la droite au maintien et à la poursuite de l'occupation.

Les liaisons maritimes entre la France et l'Afrique demeuraient difficiles et irrégulières alors que les bateaux à vapeur, souvent mixtes et appuyés par des voiles pour le gros temps, commençaient à sillonner les mers. Les militaires s'apercevaient très vite que les ressources locales, à Alger comme à Oran, ne suffisaient pas à l'entretien de l'armée et de la population civile. Les terres fertiles et travaillées étaient abandonnées par les propriétaires turcs volontairement exilés avec le dey Hussein (Conduit à sa demande à Naples avec 100 personnes de sa suite. Les janissaires célibataires étaient, eux, convoyés vers Istanbul.). Les habitants autochtones, arabes et berbères plus ou moins sédentarisés, harcelés par les tribus turbulentes des " Hadjoutes " autour de la Mitidja, et celles des " Douaïr " et des " Smela " de la plaine de la " M'Ieta " oranaise, s'étaient réfugiés dans les montagnes de Kabylie et de l'Atlas tellien.

Les petits " fellahs " ( Paysan, agriculteur) qui demeuraient sur leurs lopins de terre, sans gros moyens, produisaient peu. Les récoltes avaient souvent été saccagées, les champs céréaliers brûlés par les troupes françaises par souci de protection, ou " razziés " par les tribus dissidentes. La France décidait alors d'affermir sa conquête. Elle mettait en place une administration civile sous le contrôle de l'armée et ouvrait ses ports aux " colons ". Ces colons, pour la plupart, n'avaient aucune connaissance agricole, sinon très élémentaire, aucune idée précise de ce qu'ils voulaient et pouvaient faire, mais ils avaient en commun d'avoir très peu de moyens pour mettre en valeur des terres difficiles, sous un climat aride. Les nouvelles d'Afrique, à travers la presse, étaient bientôt colportées dans toute la France. Elles atteignaient des familles qui subsistaient dans les bas-fonds de la société, des familles nombreuses, sans travail, sans espoir d'améliorer leurs conditions de vie et de s'élever avec leurs enfants dans la hiérarchie sociale. Elles partageaient, à l'image des pionniers de la " Frontier " du Far West américain et à la même époque, ce " petit quelque chose en plus " qui différenciait les audacieux des résignés.

Alors un jour, ces Français, selon la belle expression de Marie Elbe, ont décidé " de monter sur le pont et de respirer le vent du large " (" L'Algérie des pionniers ", conférence donnée à Nice en juin 1957 pour 25 ans après ", Marie Elbe, journaliste écrivain, née à Boufarik - a défendu et continue de défendre avec passion ses compatriotes exilés et l'Algérie française.).

Attirés à leur tour, d'autres Espagnols, des Italiens du Sud et de Sicile, des Maltais, mais aussi des Rhénans et des Suisses, prenaient la direction des ports français. L'émigration changeait de forme et devenait largement européenne, massive et incontrôlable. Les bateaux des émigrants, au départ de Cette (Sète: orthographe de l'époque.), de Toulon ou de Marseille, traversaient la Méditerranée en trois ou quatre jours, parfois davantage lorsque le mauvais temps les obligeait à mettre à la cape ou à se réfugier dans les abris des Îles Baléares. Ils mouillaient à quelques encablures de la côte africaine à cause de leur fort tirant d'eau. Des bateliers maltais, espagnols, siciliens, arrivés dans les premiers temps, transbordaient les nouveaux arrivants des navires à la plage ou au quai. Ils les abandonnaient avec leurs bagages, aux mains complices et douteuses de tenanciers d'auberges et de tavernes, " d'intermédiaires " débarqués avant eux et qui avaient quelque chose à offrir, à louer ou à vendre. De son avènement en 1830 à sa chute en février 1848, la Monarchie de Juillet a laissé débarquer sur les côtes algériennes des milliers de Français et d'étrangers, à la recherche d'une terre promise. Pendant cette même période de dix-huit années elle a dépensé pour sa seule conquête africaine près de trois milliards de francs, dont deux cents ont été engloutis pour l'entretien de son armée et pour la satisfaction des besoins d'une administration civile pléthorique et incompétente. Plus souvent cantonnée dans ses camps retranchés et ses hôpitaux de campagne, que dépêchée à la poursuite des tribus révoltées, l'armée servait de point de ralliement, d'abri illusoire et momentané, de prétexte aux nouveaux débarqués à la recherche d'un emploi stable, d'une terre à mettre en valeur, d'une maison à bâtir. La Monarchie de Juillet, sans choix politique à long terme, sans unité de vue, confrontée à une agitation interne permanente, n'osait rien entreprendre de précis, de concret et de durable. Elle laissait faire. Débordée par la nouvelle bourgeoisie d'affaires, par le désarroi et les sollicitations de la noblesse dépossédée, par l'émergence du mouvement socialiste, et la formation d'un prolétariat misérable, elle croyait trouver en Algérie un débouché, sinon un remède à ses problèmes. Dans sa volonté de dirigisme et de centralisation parisienne, elle multipliait à l'excès et jusqu'à l'inconscience, un personnel administratif civil et militaire non préparé et aux responsabilités mal définies. Ces militaires et civils prétendaient tout diriger, tout réglementer et être obéis sans discussions. Un exilé de Napoléon III, chargé par l'opposition nationale d'une enquête sur la colonisation, écrivait: " En Algérie, pour repousser les accusations de mauvais vouloir dont on le harcelait, l'Etat se crut tenu à exagérer le système, à étendre encore le cercle, déjà si étendu en France, des devoirs mis à la charge du pouvoir social: construction de villages, concessions de terres, instruments d'exploitation, peuplement, installation, mises de fonds, indemnités, assainissement du climat, enseignement des cultures: il promit tout, commença tout, et sembla vouloir, à ses risques et périls, se faire en quelque sorte l'entrepreneur de tout, le créateur de la colonie " FEUILLIDE (C. de), L'Algérie française - 1856 (la colonisation à la remorque de la conquête). L'auteur, journaliste et écrivain polémiste, opposant au coup d'État du 2 décembre, a été exilé et interné à Hussein-Dey. A écrit son livre à la demande d'Émile de Girardin, journaliste et député, également victime du 2 décembre 1851.). C'est en effet ce que tentait de faire, dès son installation, l'administration française en Algérie. En septembre 1830, à peine débarquée, méconnaissant le pays et pratiquant l'amalgame entre les émigrants, elle multipliait les obstacles devant les requêtes présentées et accumulait les retards dans la conduite des dossiers. Officiers et fonctionnaires soutenaient et encourageaient les classes aisées de la société européenne issues de la vieille noblesse, les anciens cadres rescapés de l'Empire, ceux de la finance internationale, et des spéculateurs dont ils espéraient des retombées. Ces privilégiés du nouveau régime étaient reçus et écoutés avec bienveillance et intérêt, ils étaient aidés, par interprétation personnelle de décrets toujours flous, pour la réalisation de projets ambitieux, aux résultats incertains et aux perspectives lointaines.

Les petites gens, les premiers colons aux faibles moyens, souvent illettrés et ne parlant pas toujours le français mais leur patois de province, ou une langue étrangère, étaient généralement méprisés, priés de revenir ou d'attendre, quelquefois éconduits. Ils n'avaient pas d'autre choix que de " se débrouiller ". Ceux qui disposaient de quelque argent étaient condamnés à la ruine et ceux qui n'avaient rien, étaient envoyés mourir ailleurs.

Ce même mois de septembre 1830 s'installait le service des Domaines. Afin d'assurer sa conquête et d'éviter les désordres, la France se réservait le droit exclusif de vendre ou de concéder les terres conquises, confisquées ou abandonnées. Les titres de propriété étaient rares ou douteux, le cadastre n'existait pas, et les soldats du Corps expéditionnaire avaient malencontreusement détruit tous les registres du " deylik " turc. La première mission confiée aux Domaines consistait à dresser l'inventaire des terres disponibles, en premier lieu les biens " maghzen " de l'État, et les biens " arch " des tribus dissidentes réfugiées dans les montagnes, biens aussi " nomades " et difficiles à identifier que les tribus qui les parcouraient mais aussi les terres " melk " privées des dignitaires du " divan " ( Assemblée, réunion, hauts responsables administratifs de la Régence turque) qui suivaient le dey dans son exil ou désiraient le faire.

Rapidement, au mois d'octobre, des expropriés recevaient leurs indemnisations, aussitôt contestées, parfois remises en cause, par de prétendus propriétaires ignorés ou non identifiés par les Domaines. Faux documents, témoins de complaisance, fonctionnaires et plaideurs malhonnêtes, tout contribuait à entretenir la confusion, l'injustice et le privilège. La constitution d'un dossier de demande de concession était pour le candidat colon, ne sachant écrire et sans appuis, une longue et dure épreuve qui pouvait s'étendre sur plusieurs mois et parfois des années. Le dossier dans un premier temps était envoyé à Paris où il devait être approuvé par le ministère de la Guerre. De retour à Alger et dans la seule hypothèse d'un avis favorable, il rejoignait de précédents dossiers classés et en instance. Quand leur nombre était jugé suffisant, l'administration décidait d'implanter un centre de colonisation.

Des géomètres délimitaient le futur village, piquetaient les concessions par lots de 8, 10, ou 12 ha selon la nature du sol, et rarement davantage. Le géomètre responsable, de par sa seule autorité et sans tirage au sort, attribuait les lots aux colons qui justifiaient posséder 3 000 ou 4000 F.

Cet argent souvent passait de mains en mains avec, à chaque fois, un petit intérêt pour le prêteur. Sans qu'aucun recours ne soit possible, le géomètre pouvait prononcer la déchéance du concessionnaire, pour des raisons majeures comme le non-respect de ses obligations de mise en valeur, mais aussi pour d'autres motifs : retard, paresse, ivrognerie, grivèlerie, affaire de moeurs ou petits larcins.

Dans les grandes villes, l'administration de tutelle, imbue de son importance, préoccupée de tenir son rang, et de ne manquer ni réceptions ni mondanités, se désintéressait du sort des colons, livrés à eux-mêmes et socialement très bas. Elle prenait conscience du rôle prépondérant qu'elle s'imaginait avoir en Algérie et auquel elle n'aurait jamais pu prétendre en France. Elle tenait là une revanche, une notoriété inespérée et les faisait payer.

En parallèle se développait une autre forme de colonisation qui ne faisait pas appel aux services de l'État. Les plus nantis des colons, ceux qui possédaient quelque argent, traitaient directement avec les Maures et les Turcs, ou au travers d'intermédiaires hâbleurs et convaincants. Les terres " melk " qu'ils achetaient et réglaient sur le champ, étaient situées dans les collines proches des villes et des garnisons, souvent semées, plantées ou prêtes à l'être. Dans leur précipitation d'aboutir, ces colons étaient parfois victimes de leur naïveté et de leur inexpérience. À peine réalisée la transaction était remise en cause, par un propriétaire différent et inattendu, fort de ses témoins de haut rang, et de titres justificatifs incontrôlables. Suivaient alors d'interminables procès devant des tribunaux de droit commun qui épuisaient le colon, amenuisaient son capital et le conduisaient à la ruine.

D'autres fois les Domaines eux- mêmes, ou les bureaux arabes qui déclaraient vouloir protéger la propriété indigène, remettaient en cause les ventes entre particuliers, ils découvraient, bien après la transaction, que les biens vendus appartenaient au " maghzen " et proposaient un arrangement. Les colons, quand ils le pouvaient, payaient une seconde fois. En d'autres lieux, lorsque les colons traçaient leur premier sillon pour emblaver leur terre, arrivaient le Génie militaire et peu après les Ponts et Chaussées ( Le Génie était chargé d'ouvrir et d'empierrer les routes, les Ponts et Chaussées de les entretenir.). Ils opposaient à la poursuite des travaux le projet incertain d'un poste fortifié à construire, d'une route stratégique à tracer. En échange ils suggéraient d'autres lots, généralement éloignés, mais d'une prétendue " meilleure texture ", et de plus grande valeur.

Les colons n'avaient pas le choix. Ils payaient encore ou, leur capital épuisé, revendaient ou abandonnaient, et s'en allaient croupir dans les bas- fonds des villes, où ils sombraient souvent, quand ils ne pouvaient regagner la France ou leur pays d'origine, dans la déchéance et l'alcoolisme. Ceux d'entre eux qui surmontaient les obstacles et avaient la volonté de persévérer, ceux qui n'étaient pas victimes des fièvres pernicieuses, et se sentaient assez forts, rejoignaient de nouveaux arrivants et s'en allaient grossir la liste des demandeurs de concessions.

Et le cycle vicieux de l'administration les prenait dans ses rouages. Ils étaient envoyés, le moment venu et par petits groupes, pour colmater les brèches des premiers villages dépeuplés et inachevés. Des villages où dans quelques maisons, avaient déjà vécu et s'étaient éteintes jusqu'au dernier enfant, deux ou trois familles successives.

Les colons, les anciens et les nouveaux, reprenaient la pioche, la pelle et la brouette abandonnées. Ils construisaient ou achevaient des " gourbis " ( Abri rustique.) faits de roseaux, de bois, de paille hachée mélangée à de la terre, le " toub ", à la manière arabe. Ils déterraient des pierres et arrachaient les lentisques, les jujubiers et les palmiers nains dans les jardins et les concessions qui leur étaient attribués. Ils faisaient sécher les branchages et montaient des charbonnières pour les racines et les troncs. Ils allaient parfois fort loin échanger ou vendre des fagots et du charbon de bois. Ils ramenaient de la chaux, des vivres, des outils, et même de l'eau quand la source du village était tarie. Ils vivaient le fusil à l'épaule et gardaient par tous les temps, les semis et les récoltes sur pied. Ils se déplaçaient à dos de mulet, rarement à cheval ou avec des voitures attelées rudimentaires, par des chemins tortueux au travers des buissons et des ronces, dans la chaleur et la poussière en été, sous la pluie et dans la boue en hiver. La route qui logiquement devait desservir le village, n'était jamais faite à l'arrivée des colons. Le Génie attendait pour intervenir, l'achèvement des travaux. Cela prenait des années. Parce que les maisons n'étaient pas terminées. Par la faute du colon qui s'était ruiné en allées et venues, qui avait perdu sa charrette et son mulet tombés dans un ravin ou emportés par un " oued " en crue, ou bien volés par des Arabes. Parce que ce " Maudit Colon " ( Titre d'un livre de Claire Janon, 1966.) était resté bloqué tout l'hiver dans sa masure, cloué sur sa paillasse par la maladie, où généralement il abandonnait " trois jours de santé sur sept " ( FEUILLIDE (C. de), op. cit.), ou plus simplement parce qu'il était mort, et enterré depuis longtemps, sans cérémonie religieuse, parce qu'il n'y avait pas de curé ou qu'il officiait trop loin.

Le régime des concessions étant imposé dans des centres de son choix, l'État se devait de prendre en charge, à défaut de commodités, l'aménagement du milieu naturel pour le rendre vivable. Il ne le faisait pas et s'en déchargeait sur le colon. Souvent dans les villages l'eau manquait et ce colon devait creuser un puits parce que celui qu'avait foré l'armée était trop éloigné, saumâtre ou à faible débit. Il élevait un abri pour son bétail aussitôt qu'il pouvait en compter quelques têtes; il montait des murets de pierres sèches, renforcés de branches d'épineux pour protéger son jardin et sa cour des bêtes sauvages et des maraudeurs. Il participait à la milice locale dont la tâche el iit de seconder l'armée dans la défense locale. Toutes les semaines, il consacrait une journée à un tour de garde, au creusement de tranchées ou à l'aménagement d'un parapet de protection. L'administration se contentait d'envoyer de temps à autre un inspecteur de colonisation quirédigeait un rapport (Consultables aux Archives d'Outre-mer d'Aix-en-Provence.). Trop occupéepar ses propres problèmes d'intendance et son confort dans les villes où s'ouvraient des bars, des théâtres, des mess de garnison, elle négligeait ses responsabilités. Les voies de communication, l'assèchement des marais, la santé publique, l'enseignement devenaient sans importance.

Quant à l'armée, dès qu'arrivait la saison des pluies, elle prenait ses quartiers d'hiver. En été, quand elle ne poursuivait pas des tribus révoltées, elle s'ennuyait dans ses cantonnements mais ne participait pas aux grands travaux d'utilité générale : routes, transport de pierres, creusement de canaux, pose de conduites d'eau. Elle préférait y affecter des condamnés de droit commun, assurer leur surveillance et leur survie.

Sur le plan primordial de la santé publique, alors que les fièvres et les épidémies emportaient plus de monde, civils et soldats, que les opérations militaires, l'État encore manquait à sa mission. Des hôpitaux étaient ouverts dans les villes, mais aucun dans le " bled ". Dans les centres de colonisation il n'y avait ni médecin, ni pharmacien, ni sage- femme. Le service médical était abandonné aux mains incompétentes de guérisseurs, de charlatans, de matrones, de " quablat " (Accoucheuse.) indigènes appelées d'urgence et qui laissaient mourir deux femmes sur trois. Les puissants de la colonisation qui bénéficiaient de solides appuis, avaient en revanche droit à la sollicitude de l'administration. Ce qu'elle refusait aux premiers colons, elle l'accordait plus tard aux pères trappistes de Staouéli, aux soeurs de Saint-Vincent de Paul, aux orphelinats de Mgr Dupuch. Des compagnies de soldats sous la direction d'officiers du Génie, leur étaient détachées sans limite de temps, avec leurs prolonges, leurs attelages, leurs outils de pionniers et leur service des subsistances.

Dans les villages inachevés, les colons pouvaient attendre. La menace de déchéance planait sur eux en permanence. Ils devaient, dans les deux ans, avoir achevé leur maison, et défriché et semé la moitié au moins de leur concession. Pour eux les promesses n'étaient pas tenues et ce dont ils avaient besoin arrivait toujours trop tard : les graines à semer, les plants à mettre en terre, le boeuf pour atteler à la charrue, la vache pour donner son lait au nouveau-né dont la mère était malade. Inexpérimentés, ils ne bénéficiaient d'aucun conseil de culture, ne possédaient pas de manuel d'hygiène, mais étaient soumis à la rude discipline militaire...A la chute du roi Louis-Philippe, les grands rêves qui avaient un jour effleuré les uns et les autres s'étaient envolés. Le constat était sévère. Le taux des flux migratoires diminuait, les capitaux n'arrivaient plus, l'agriculture agonisait." La tourbe d'envahisseurs " (FEUILLiDE (C. de), op. cit.) qui, dès l'origine, était allée chercher fortune en Algérie, ne l'avait pas trouvée. La colonisation anarchique allait céder le pas à la colonisation officielle.


les colons vus par maboul et roubaud