L' émigration allemande en Algérie de 1830 à 1890
par Jean Maurice DI COSTANZO, professeur d'Histoire Géographie au Lycée Saint Exupéry - Marseille 15° '
Extrait de la revue "l'Algérianisteé, n°54, mars 1992

sur site le 14-10-2006

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En 1830, la France s'engageait dans la conquête de l'Algérie. Après le corps expéditionnaire, parmi les premiers européens à fouler le sol africain l'on voit arriver Allemands et Suisses. Il s'agissait pour l'essentiel de légionnaires appartenant aux ter et 2e régiments de la Légion étrangère. Ils furent très rapidement relayés par les " ventres creux ", Allemands provenant de régions à forte natalité, vivant sur des terres surpeuplées. Au moment où l'Europe s'industrialisait, le chômage augmentait. Les moyens de transport s'amélioraient et l'émigration fut plus aisée.

C'est d'ailleurs l'État français qui organisa celle des Allemands et des Suisses. II y a là une différence fonda-mentale avec les émigrations de type spontané comme l'espagnole, l'italienne ou la maltaise. Quelques questions se posent à ce propos. Quelle fut l'attitude des pouvoirs publics français à l'égard des Allemands ? Comment s'effectua le voyage depuis l'Allemagne jusqu'en Algérie ? La communauté allemande réussit-elle à s'implanter en Algérie ?


En 1830, il n'y a pas d'Allemagne proprement dite mais des Allemagnes. La carte : " L'Allemagne de 1815 à 1866 "
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L'Allemagne de 1815 à 1866 (carte extraite de L'unité

L'Allemagne de 1815 à 1866 (carte extraite de L'unité allemande, de Pierre Aycoberry, Que sais-je ?, PUF, 1982).
démontre son extrême division politique tout au long de cette période. L'Autriche-Hongrie possédait en 1830 la tutelle politique où étaient intégrés les états allemands. En 1871, la Prusse l'avait détrônée en réalisant d'abord l'unité économique (Zollverein) puis politique avec le 1 er Reich en 1871. Aussi l'organisation de l'émigration allemande par les pouvoirs publics français, sous l'égide du ministère de la Guerre, fut-elle progressive et pragmatique.

Avec qui coloniser l'Algérie ? Tel était le débat en France dans les années 1830. Attirer les Français, peuple obstinément casanier, ou détourner vers les rivages africains une partie du courant d'émigration qui, se dirigeant vers le nouveau monde, passait parles ports du nord de la France : Dunkerque, Le Havre, Calais. Les peuples d'Europe du nord et parmi eux les Allemands et les Suisses avaient la meilleure réputation ; un événement précipita les débats.

En février 1832, soixante-treize familles originaires de Prusse rhénane, de Bavière, et du Wurtemberg - cinq cents personnes environ - étaient abandonnées au Havre par un agent recruteur qui devait les faire passer en Amérique du Nord. Le gouvernement français réalisait avec elles, la toute première tentative de colonisation à Kouba et Dely Ibrahim.

Dans les années 1830 et 1840, les agents diplomatiques et consulaires français en Allemagne avaient la charge des questions relatives à l'émigration. Mais devant l'afflux des demandes et les lenteurs administratives, certains Allemands de bonne volonté (exemple du baron Gustav Von Mendgen de Mayence) ou de hauts administrateurs francophiles (le baron M. Von Weber de Dresde) proposèrent bénévolement au ministère de la Guerre leurs services. Ils renseignaient les émigrants, les aidaient dans leurs démarches et ainsi accéléraient leurs départs.

A partir de 1850, la voie administrative fut peu à peu modifiée. Ce furent les préfets des départements frontaliers (Haut-Rhin, Bas-Rhin, Moselle) qui recevaient les dossiers de candidatures et les transmettaient au ministère de la Guerre.

Mais les lenteurs administratives favorisaient les fraudes. Sans aucun droit, certaines personnes (M. Wincker ex-huissier et écrivain public à Forbach (Moselle) par exemple) se déclaraient déléguées par l'administration française pour autoriser les départs. Wincker percevait une commission auprès des émigrants crédules. Un décret-loi de janvier 1855 y mit un terme. Des commissaires spéciaux furent désormais désignés et chargés de surveiller l'émigration étrangère dans les villes de Paris, Le Havre, Strasbourg, Forbach et Saint-Louis. Le choix de ces trois dernières concernait évidemment les Allemands en partance pour l'Algérie. Ainsi, en 1862, les commissaires Müller et Yvan eurent un rôle non négligeable pour le peuplement d'Oued-Seguin par des Allemands et des Suisses.

Comment procédaient-ils ? Par la propagande. Ils faisaient distribuer en Allemagne des prospectus publicitaires, des petites brochures vantant les attraits de l'Algérie. Des articles étaient édités dans les journaux des villes de passage des émigrants.

En ce qui concerne le voyage, il ne peut être question d'itinéraire typecar il variait en fonction de l'origine géographique et sociale de l'émigrant. Néanmoins, on peut déceler trois temps principaux : premièrement, l'accord communal et les formalités relatives au départ, deuxièmement le voyage, troisièmement l'embarque-ment, la traversée et l'accueil. L'arrêté ministériel du 28 septembre 1853 rappelait les conditions de recrutement des émigrants allemands. Outre le dossier de demande, pour obtenir une autorisation de passage gratuit en Algérie, un ouvrier célibataire devait présenter une somme de 100 francs (2 500 F 1989), un ouvrier accompagné de sa famille 400 francs (10 000 F en 1989). Quant au colon concessionnaire et sa famille (au sens large : col-latéraux et domestiques compris), il devait trouver 2 000 francs (soit 50 000 F 1989), puis 3 000 francs (75 000 F 1989) à partir de 1855. Cela lui permettait d'obtenir gratuite-ment un permis de passage et une concession de 4 à 5 hectares.

Ceci fait, comment se déroulait le voyage ? Après avoir rempli les formalités de départ et dans l'attente de l'accord de l'administration, les familles d'un même village se rendaient dans les villes françaises les plus proches de leur lieu d'origine (Strasbourg, Colmar, Mulhouse, Metz) et s'associaient en convois de chariots pour le transport du peu qu'elles possédaient : des coffres contenant du linge, de la vaisselle, plus rare-ment des meubles, quelquefois des outils. Après accord, il leur fallait de 10 à 20 jours pour rejoindre Marseille, principal port d'embarquement pour l'Algérie. Certes, après 1850, se développe en Europe un dense réseau de voies ferrées, mais seuls les plus fortunés l'utilisaient et son emploi ne se généralisa qu'après 1860. . Faire vivre toute une famille durant le trajet était problématique : nourriture, hébergement, accidents de parcours. La maigre allocation de transport qu'offrait l'administration (30 francs par famille) était insuffisante, les frais de route pouvant être estimés au double ou au triple (60 à 100 francs). Ainsi l'effritement du pécule de départ s'avérait un facteur d'émigration. Avec la mise en service de bateaux à vapeur en 1841 à Marseille le trajet s'effectuait en 2 ou 3 jours, progrès considérable par rapport à la semaine nécessaire pour la traversée en voilier.

Un exemple : à la fin de 1853 la famille Füg s'embarque gratuitement sur le Charlemagne, bateau mixte alliant voilure et machine à vapeur. Elle voyage en 3e classe sur le pont avec des sous-officiers et des soldats envoyés en Algérie. Elle a droit au transport gratuit de 50 kg de bagages par personne et chacun reçoit la ration alimentaire des matelots " qui est abondante et d'excellente qualité ". Munie de la somme de 2 365 francs, cette famille de treize membres a obtenu l'autorisation de cultiver 4 à 5 ha dans les environs de Guelma. Arrivés à Philippeville, les Füg se rendent au bureau du commandant Lapérrine qui dirige alors la subdivision de Constantine et les fait accompagner à Guelaat bou Sba (via Guelma) pour l'acquisition de la concession.

Pour les ouvriers célibataires à la recherche de travail, entre 1842 et 1870, un réseau de dépôts avait été mis en place dans les quatre ports d'Algérie. L'hébergement et des pro-positions d'emploi étaient à la disposition d'Allemands fraîchement arrivés.

Cerner les caractéristiques de la communauté allemande en Algérie n'est pas chose aisée à partir de sources parfois diffuses.- Toutefois, il est possible de préciser l'origine régionale de ces Allemands, l'évolution numérique de la communauté et sa localisation, ainsi que sa spécificité et son assimiliation dans la société coloniale.

A partir des sources des Archives nationales d'Outre-Mer, pour la période 1845-1863, nous avons pu établir ce graphique :
graphique

Comme nous pouvons le constater les États du sud et de l'ouest de l'Allemagne représentent donc 75 % du courant migratoire vers l'Algérie. Un régime foncier spécifique en était la cause principale. Contrairement à l'est de l'Allemagne où la propriété était léguée à l'aîné lors de l'héritage, à l'ouest celle-ci était partagée entre tous les enfants mâles. Il en résultait un extrême morcellement des terres dans les zones de peuplement dense. Les villages d'origine se situent principalement dans les vallées du Rhin et de la Moselle, c'est-à-dire dans les grandes régions viticoles de l'Allemagne.

D'après les recensements, l'évolution numérique des Allemands en Algérie se profile comme suit :

nombre d'allemands en milliers

Ils représentent 3 à 5 % de la population européenne entre 1856 et 1872. En effet, de 1830 à 1846, le nombre des Allemands doubla et représenta une des toutes premières présences européennes en Algérie. Aussi en 1846, 870 Allemands, originaires de Trèves, Mayence et Coblence, abandonnés à Dunkerque par un agent d'émigration qui devait les transporter au Brésil, allèrent peupler Ste Léonie et La Stidia près d'Oran. Or, de ces malheureux, débarqués à Oran en juin 1846, il ne subsistait, en octobre, que 300 per-sonnes environ. Ceci n'empêcha pas l'afflux des demandes de départ en Algérie. De fait, l'arrivée massive date de 1846-1855. Le particularisme allemand des premières décennies d'ins-tallation (1830-1855) nous est décrit par Louis de Baudicour (voir bibliographie).

Leurs dures conditions de vie ne se différenciaient guère des difficultés que connaissaient les nouveaux arrivants. Plus encore, pour ces septentrionaux, la lumière aveuglait, la chaleur accablait et la violence des pluies étourdissait. De même, les courts crépuscules spécifiques aux régions méditerranéennes surprenaient les Allemands. Les oueds ne constituaient pas des voies de communication comme c'est le cas des fleuves en Europe du nord. Le spectacle de la rue, avec le brouhaha de langues diverses, inquiétait.
La mise en valeur agricole fut difficile, le problème de l'appropriation résolu, le défrichement commençait. Baudicour nous dit que l'Allemand " n'a rien de plus empressé que de mettre la hache sur les figuiers de barbarie dont les fruits lui semblent si insipides ". Puis le problème de l'eau (assèchement ou irrigation) et du logement se posent. Il faut résoudre le problème de la nourriture. Selon Baudicour, " les Allemands boivent de la piquette de figuier, d'orge, de fleurs de sureau avec l'absorption de quelques poignées de raisins secs " De plus, si l'on échappe aux sauterelles, au paludisme, les premières récoltes ont des rendements très faibles : 4 à 8 quintaux l'hectare, 12 exceptionnellement. Les activités agricoles des Allemands sont les mêmes que celles qu'ils exerçaient dans leurs pays : culture de la pomme de terre, de la vigne, du houblon (premières tentatives) et l'élevage du porc.

Pour rompre l'isolement, on se regroupe dans les mêmes villages ou quartiers. L'office religieux en langue allemande restait un cadre où le sentiment d'appartenance à la communauté était essentiel quelle que soit la religion. Les Badois, les Bavarois, les Rhénans étaient catholi ues. Un exemple : en 1836 à Dely Ibrahim, un évangéliste instituteur prêchait en allemand chaque dimanche. Les Prussiens (ainsi que les Suisses et certains Provençaux) étaient protestants mais ils inaugurèrent seulement en 1845 le premier temple. Seuls deux oratoires existaient depuis 1842 à Oran et Dely Ibrahim.

C'est à l'école paroissiale que les écoliers allemands, toutes confessions confondues, apprenaient le français. Parfois, comme à La Stidia, la direction de l'école fut d'abord confiée à un sous-officier de la Légion étrangère d'origine allemande. La langue maternelle était de rigueur en famille mais les parents étaient conscients que la pratique du français constituait un facteur d'intégration indéniable.

Malgré une forte mortalité les Allemands, comme les autres minorités européennes, s'acclimatèrent. Progressivement de nombreux villages furent colonisés par les Allemands (voir carte de la répartition des Allemands en Algérie de 1856 à 1872) : tout d'abord dans la plaine de la Mitidja, puis dans le département d'Oran, enfin dans celui de Constantine. Leur égale répartition est confirmée par le graphique ci-dessous réalisé à partir des sources des Archives d'Outre-Mer.
graphique de répartition


Les pouvoirs publics français avaient-ils réussi à répartir correctement le flux d'Allemands à son arrivée ? Toujours est-il que l'effectif se stabilise à 6 000 personnes entre 1855 et 1876. De fait, si les pouvoirs publics français favorisaient les familles, dans l'ensemble de 1845 à 1863, la communauté a le profil d'une population coloniale type. Une majorité d'hommes en âge de travailler (sur-tout entre 30 et 50 ans). Quelles sont leurs professions ? Trois Allemands sur dix sont journaliers, deux sur dix colons, deux sur dix engagés dans la Légion étrangère. Pour le reste, ils étaient commerçants, hôteliers, artisans, domestiques.

Après 1876, le contexte propre à l'Algérie - épidémies, famines et insurrections - accentue les effets du ralentissement migratoire. Une lettre de Wilfred Luhr, du 16 mai 1887, est révélatrice des difficultés que rencontrèrent alors ces patriotes : " Les Allemands sont haïs comme en 1870 et sont licenciés de leur travail ", confiait-il au curé de sa parois-se d'origine en Allemagne. Dès lors, dissimuler son origine était un procédé couramment employé pour éviterles ennuis dans le travail ou les réflexions de voisinage, la consonnance identique des noms de famille allemands et alsaciens facilitant la chose. Le problème de l'identité allemande, s'il n'était pas résolu, était ici nettement occulté. A partir de 1889 enfin, la diminution de la communauté, en voie d'assimilation par les lois de naturalisation, devint inexorable.

Si le courant migratoire allemand s'intégra logiquement dans le peuplement européen de l'Algérie, il fut fondamentalement différent des migrations de type spontané du sud de l'Europe, telles l'espagnole, l'italienne ou la maltaise. Son originalité réside dans le fait qu'il fut organisé par les pouvoirs publics français avec un cadre législatif, un réseau d'agents recruteurs, une propagande véhiculée par le colportage et les campagnes de presse. Avec 6 000 personnes environ de 1846 à 1876, la communauté allemande se place au 5e rang des minorités européennes.

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Carte de la répartition des Allemands en Algérie de 1856 à 1872
Carte de la répartition des Allemands en Algérie de 1856 à 1872

Le relatif échec de ce peuplement, compte tenu des efforts déployés par les pouvoirs publics, est imputable à plusieurs facteurs : carence de l'accueil de l'administration coloniale, épidémies, insurrections et déficit de l'accroissement naturel non suffisamment compensé par un apport migratoire qui progressivement se tarissait. Pour finir, cette étude a permis de remémorer ces oubliés de l'émigration européenne en Algérie qui constituèrent un des éléments des Pieds-Noirs
d'aujourd'hui.

Jean-Maurice Di -Costanzo

Bibliographie sommaire
P. Aycoberry : L'unité allemande (1830 -1870), Que sais-je ? PUF, 1982.
L. de Baudicour : La colonisation de l'Algérie : ses éléments, éditions Lecoffre et Cie, 1856. L. de Baudicour : Histoire de la colonisation de l'Algérie, éditions Challamel, 1860.
J.-M. Di-Costanzo : L'émigration allemande en Algérie au XIX e siècle : (1830-1890), mémoire de maîtrise, Aix-en-Provence, 1985, 2 volumes.
J.-M. Di-Costanzo : L'émigration allemande en Algérie de 1830 à1890 dans Cahiers d'études germaniques n° 13, publication des instituts d'études germaniques, 1987.
R. Girardet : L'idée coloniale en France, éditions la Table ronde, coll Pluriel, 1972. J. Hureau : La mémoire des Pieds-Noirs, Olivier Orban, 1987.
E.-G. Léonard : Histoire générale du protestantisme, Tome III, Paris, 1964.
E. Violard : Les villages algériens 1830-1890, Tome Il, Alger, 1925.