sur site le 5-4-2003
-Les émigrations allemande et suisse en Algérie de 1830 à 1918
par Jean Maurice DI COSTANZO, professeur d'Histoire Géographie au Lycée Saint Exupéry - Marseille 15° '
Extrait de la revue du gamt, n°62, 1998/2...adhérez !...

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24 avril 1915

-----Mon Cher cousin
-----Je t'écri c'est petit carte de de dans les tranchées. Car je sui toujours en bonne santé pour le moment en a tendant de resevoir de tes nouvelles pour le moment je sui dans les tranchés et nous avons les allemands a 100 mettres tuvoie s'il vaux se te nir pénar on vies dans les trous comme des bettes ferausse. On se fout des coup de fusi chaque moment Car je couche sur la terre pas mieux qu'un chien la bas. Mais les Français résistes a tousa et on leur faivoir aux allemands comp lela pour une heur. Cher cousin je ne voi plu granchoss a te dir pour le moment en a tendant de resevoir de tes nouvelles. Reçoie de ton cousin les plus grand baiser ainsi ca toute ta Famille. Gebhard Antoine. Gros baisers..."

-----Voici le texte de la dernière carte postale envoyée du front par Antoine GEBHART à sa famille (1). Ouvrier agricole avant son incorporation, natif du village d'Aboukir (à 150 km à l'Est d'Oran), il est tué au combat le 7 juillet 1915 à Beauséjour (à 10 km au nord d'Arras) lors de la bataille de Vimy. Cette troisième offensive de la guerre d'usure fut la période la plus meurtrière de la Grande guerre.
-----Ce texte d'Antoine Gebhart, illustre à merveille l'Union sacrée qui prévaut en 1915. Le clairon, en tenue de zouave un des régiments les plus représentatifs, avec les tirailleurs algériens, de l'Armée coloniale envoyée sur le front (42 000 hommes en 1914) sonne la charge à découvert. Il y eut, au cours de cette guerre, environ 25 000 Algériens et 22 000 Français d'Algérie tués sur un total de 70 000 originaires de colonies françaises.
En médaillon, Paul Déroulède, symbole du patriotisme revanchard. Ironie du sort, il meurt le 30 janvier 1914 et ne fut donc pas comblé par la déclaration de guerre qu'il appelait de ses voeux depuis de nombreuses années.
-----Par un curieux hasard, les Gebhart ont oublié à cette date qu'ils sont originaires de Jockgrim, petit village viticole de la rive gauche du Rhin situé en Bavière rhénane à 15 km au sud-est de Landau. Cette région fut d'ailleurs rattachée à la France de 1648 à 1815. C'est en décembre 1849 que Philip Jacob, le grand-père d'Antoine, ouvrier agricole également, débarque à Oran avec cinq membres de sa famille et quelques autres d'Alsace. Il a dû prouver la possession de 400 Francs pour obtenir la traversée gratuite Marseille-Oran. L'administration française lui octroie de même 4 ha de terres à Aboukir, aux environs de Mostaganem.

1) Une migration désirée, impulsée et contrôlée par les pouvoirs publics français

-----Juillet 1830, la monarchie de Juillet s'installe à Paris. Que faire de l'occupation d'Alger et de ses environs léguée par la Restauration froissante ? Les débats font rage en métropole entre les "colonistes" partisans d'une installation durable dont le Maréchal Clauzel (2), les Saint-Simoniens(3) plus convaincus encore et les "non colonistes" qui veulent évacuer purement et
simplement ce résidu de la côte nord africaine. Quand les premiers ont de l'influence, ils imaginent détourner du flux migratoire européen à destination de l'Amérique du Nord, un courant non négligeable en provenance d'Allemagne et de Suisse, la proximité de l'Algérie offrant un certain avantage.

-----De l'hypothèse à la réalisation, les difficultés ne manquent pas. Tout d'abord la conquête reste à faire. Jusqu'en 1835, la Légion Etrangère y joue un rôle primordial. Nouvellement organisée, composée de bataillons nationaux, on peut évaluer à plus de 1 500, le nombre de légionnaires d'origine allemande ou suisse. Puis, sur place, l'administration hésite puisque rien n'est encore définitivement décidé à Paris. On peut enfin ajouter l'afflux des émigrants qui s'effectue dans l'imprévoyance et l'insécurité. Tout ceci imposant des rapports de domination à une population musulmane dont l'émir Abd-el-Kader est le plus virulent défenseur jusqu'en 1847.

-----Aussi, très tôt, de véritables campagnes publicitaires ont lieu Outre Rhin et portent leurs fruits. La première tentative de peuplement dans la Mitidja, fin 1830-début 1831, Kouba et Dely Ibrahim, est expérimentée avec des Allemands, des Suisses et des Alsaciens Lorrains. Les préfets frontaliers ont la charge, après 1855, de l'acceptation des demandes envoyées par les candidats. La majorité d'entre eux (à 75 %) proviennent de l'Allemagne du sud et de l'ouest : Grand Duché de Bade, Palatinat bavarois, Prusse rhénane. Le régime foncier spécifique en est la cause principale. La propriété est partagée entre tous les enfants mâles. Il en résulte un extrême morcellement des terres dans ces espaces de peuplement très denses. Ajoutons à cela les crises économiques et politiques des années 1846-55 et voici les raisons du premier paroxysme migratoire allemand ou suisse outre-mer. Les villages d'origine se situent dans les vallées du Rhin et de la Moselle, c'est à dire de grandes régions viticoles. Il s'agit d'une population rurale immigrée type, adulte masculin célibataire ou familles nombreuses et modestes en quête d'une vie meilleure. Les Suisses ont sensiblement le même profil social et proviennent des cantons frontaliers : Vaud, Genève, Valais, Bâle, Aarau, Zurich et même du Tessin.

-----Certes, ces deux émigrations n'ont pas un poids démographique conséquent dans l'Algérie coloniale comparées aux autres émigrations provenant du bassin méditerranéen, mais leurs présences ont une spécificité relatée par certains contemporains. Quelle est l'originalité de ces deux émigrations très proches au point de vue géographique, culturel et linguistique dans l'Algérie coloniale ?

2) Allemands et Suisses en Algérie

- De l'occultation des origines à l'intégration dans la société coloniale
-----Voici comment nous les décrit, en 1860, l'un des rares observateurs contemporains Louis de Baudicour(4) : "... il (l'allemand) s'ennuie de se trouver dans un pays si différent du sien, un pays sans arbre et sans verdure. Le ton grisâtre des oliviers lui déplaît, les cyprès l'attristent, il n'a rien de plus empressé que de mettre la hache sur les figuiers de barbarie, dont les fruits lui semblent insipides et dont les Arabes entourent leurs gourbis avec tant de soin, il les trouve lui, d'une laideur affreuse, et il n'a rien de plus hideux à leur comparer que des péchés mortels. L'horreur du péché mortel n'arrête point cependant, en Afrique, beaucoup de ces vigoureux athlètes du Nord "

-----Sans doute caricatural, cet exemple d'adaptation, s'il en est, en dit long sur la perception, à leur égard, des populations européennes ou non établies en Algérie.

-----De fait, retrouver la trace d'Allemands après 1870 est difficile dans une Algérie qui devient, comme la France, de plus en plus germanophobe. La discrétion est de règle même si les relations avec la contrée d'origine continuent, par le biais des voyages et de la correspondance avec les cousins ou les amis. Une lettre de Wilfred Luhr, datée du 16 mai 1887, envoyée de Constantine au curé de sa paroisse d'origine (Plaffenweiler dans le pays de Bade) nous renseigne sur les difficultés que rencontrent les Allemands : "... Ici on parle beaucoup de la guerre contre l'Allemagne et les Français sont de nouveau pleins de rage et altérés de sang comme des tigres. On recommence à détester les Allemands comme en 70 et partout on les licencie. L'armée s'exerce aux armes et à la marche deux fois par semaine. Les militaires ont des cours d'allemand dans les casernes afin de connaître les mots indispensables sur les armes, les exercices, les vivres et autres détails matériels... Dieu veuille qu'aucune guerre n'éclate... il y a grand espoir que cette guerre soit encore très éloignée parce que si ces crétins doivent d'abord apprendre quelques mots d'Allemand, ils en auront encore pour longtemps et n y parviendront peut-être jamais. (5)
----Pour éviter les ennuis de toutes sortes, certains n'hésiteront pas à se faire passer pour des Alsaciens Lorrains(6). Les noms à consonance identique peuvent être confondus. Ainsi le problème identitaire allemand, s'il n'est pas résolu, est ici nettement occulté.

-------Représentant 10 à 12 000 personnes sur la période 1850-1890 dans un pays dont la superficie est deux fois celle de la France, sud saharien excepté, les Allemands et les Suisses ont très vite été distancés numériquement par des migrants d'origine méditerranéenne . Les Français (Corses, Provençaux) trop peu nombreux (220 000 en 1886) sont eux aussi rapidement relayés par des saisonniers espagnols, italiens ou maltais dont la présence est bien antérieure à la conquête française (7) et qui finiront par s'installer plus durablement (210 000 à la même date). La loi de naturalisation automatique de 1889 permet d'intégrer juridiquement ces migrants. Elle est élaborée pour l'Algérie puisqu'elle doit fondre dans un peuple nouveau' cet apport d'étrangers bientôt majoritaires sur une terre française.

- Vers une émigration plus qualifiée

-----Le second afflux massif, moins important que la première vague des années 1846-55, date, comme pour les Etats Unis, de la fin des années 1870 et du début des années 80. Déception liée à l'unité allemande, sans doute, ou signe que l'Allemagne et la Suisse s'industrialisent ? En tout cas, les émigrants semblent plus qualifiés.
-----Agé de 52 ans, Georges Henri Borgeaud, dont les ascendants ont fui la France après la révocation de l'Edit de Nantes, se prépare à quitter Lausanne avec sa femme et ses sept enfants âgés de 12 à 20 ans (9). Nous sommes en 1878, G.H. Borgeaud est un notable, ministre des Cultes et de l'Education du canton de Vaud, directeur de l'école industrielle de Lausanne. Des raisons de santé, une solide formation acquise à l'Institut agronomique de Versailles (1848-52) et le soutien d'Eugène Tisserand, collègue de promotion, haut fonctionnaire au Ministère de l'Agriculture français, le décident à tenter une nouvelle vie en Algérie. Il participe activement à la fondation de la première école d'agriculture à Rouiba, non loin d'Alger, en soutenant en 1881, la candidature de son compatriote valaisan Jean Nicolas Décaillet(10). Il y enseigne puis devient consul de Suisse représentant l'Afrique du Nord au cours des deux dernières années de sa vie (1887-89).
-----Instituteur de formation et enseignant entre 1852 et 1866 à Alger, J.N Décaillet devient agriculteur malgré lui. Sa femme hérite de 200 ha à la mort de son père. En 1882, l'Etat choisit donc sa propriété, pour fonder une "école pratique d'agriculture et de viticulture." D'excellente réputation, de nombreuses générations d'élèves de la Métropole et de l'étranger viennent y étudier, l'école doit néanmoins fermer ses portes en 1905, en raison de l'expiration du contrat avec l'Etat et d'un bilan financier désastreux pour la famille. Elle est alors remplacée par celle de Maison Carrée à Alger.

- La Grande Guerre débute en Algérie.
-----A l'aube du 4 août 1914, deux navires de guerre allemands le Goeben et le Breslau pilonnent respectivement Philippeville et Bône. L'objectif est sans doute de désorganiser l'embarquement des soldats en partance pour la métropole. Le bilan est lourd, une vingtaine de morts, auxquels s'ajoutent une cinquantaine de blessés, et de nombreux dégâts matériels. Après ces premières victimes de la guerre, l'Algérie, comme les autres colonies, doit participer à l'effort de guerre. Quel fut le sentiment des Allemands et des Suisses à ce moment précis ? Difficile à dire.

-----Nous ne pouvons cependant, leur attribuer le terme de communauté tant leur faiblesse numérique et leur dispersion dans l'espace sont grandes. Leur ancrage local avec ses spécificités culturelles et linguistiques ne résistent pas plus de deux générations à la formation d'un "peuple algérien", pour reprendre l'expression de l'époque, bénéficiant des avantages qu'offre le système colonial en vigueur en Algérie. Toutefois, la migration allemande et suisse est fondamentalement différente des migrations spontanées et indésirables de la rive nord de la Méditerranée. Son originalité réside dans le fait que les pouvoirs publics français la désirent puisque, malgré les offres, les Français émigrent trop peu. Le rêve américain de la politique coloniale française illustre là son échec.

-----L'école, la naturalisation automatique, l'insertion professionnelle, les "mariages mixtes" (inter européens) sont le point de départ de l'intégration des Allemands et des Suisses dans l'identité française. La Grande Guerre, par la conscription et la solidarité face au feu ennemi" parachève pour les Européens d'Algérie comme pour les Français de la Métropole le processus identitaire national.

J. M. DI COSTANZO

-----Ce sujet fait l'objet d'un DEA sous la direction de Guy PERVILLE, professeur d'Histoire contemporaine à l'Université de Nice Sophia Antipolis.
-----Article également paru dans le "courrier de la Régional" n° 8 de l'Association des Professeurs d'Histoire Géographie (APHG) de l'Académie d'Aix-Marseille le 11 mars 1998, p. 32-39.
-----J.M. Di Costanzo tient à remercier ici tous les adhérents de GAMT pour leur aide dans son travail.


1)Document communiqué par l'un des descendants de la famille Serge Capelle.
(2) Deux fois commandant en chef de l'Armée d'Afrique de septembre 1830 à février 1831 puis d'août 1835 à janvier 1837.
(3) Le plus actif fut Barthélémy Enfantin (1796-1864) membre de la commission scientifique qui parcourut l'Algérie en 1839 pour donner son avis au gouvernement, auteur de La colonisation de l'Algérie, Paris, Bertrand, 1843.
(4)Louis de Baudicour Histoire de la colonisation de l'Algérie Paris, Edition Challamel, 1860.
(5) Lette extraite de Die auswanderung aus Pfaffenweiler nach Afrika und Amerika im 19 jarhundert, Dorfinuseum, 1984
traduite ainsi que de nombreux autres documents par Wolf Feldmann, professeur d'Allemand au Lycée St Exupéry que je
remercie au passage.
(6) Le cas des Alsaciens Lorrains a déjà été soulevé plus haut, sur ce point voir Fabienne Fischer, Emigration séculaire et émigration mythique : la colonisation alsacienne lorraine en Algérie de 1830 à 1914, Thèse, Aix en Provence, 1994.
(7)Jean Jacques Jordi Espagnol en Oranie, Calvisson, Edition Gandini, 1996, et Gérard Crespo Les Italiens en Algérie : histoire et sociologie d'une migration, Thèse, Aix en Provence, 1998.
(8 )Les "Algériens" plus tard, dans les années 1950 le terme Pied Noir s'impose.
(9) Dont quatre d'entre eux se marieront avec des Allemands ou des Suisses d'origine
(10) Cet exemple est extrait du mémoire de licence d'Eric Maye soutenu à l'Université de Fribourg (Suisse) en 1995. L'émigration
valaisanne en Algérie au XIXème siècle p. 157-159.

ÉMIGRATION DES BADOIS VERS L'ALGÉRIE

-----La commune de Pfaffenweiler, située à environ cinq kilomètres au sud-ouest de Fribourg (Freiburg im Breisgau), capitale de l'ancien Grand Duché de Bade, a édité en 1984 un document d'une soixantaine de pages intitulé : "Emigration des habitants de Pfaffenweiler vers l'Afrique et l'Amérique au 19ème siècle" (Auswanderung aus Pfaffenweiler nach Afrika und Amerika im 19. Jahrhundert).
-----Cette brochure reproduit et commente différents documents de l'époque. En ce qui concerne l'Algérie, elle rejoint et confirme sur bien des points les informations que nous détenions déjà sur la vague d'émigrants qui partit en 1853 d'autres villages badois relativement proches de celui de Pfaffenweiler, tels qu'Oberbergen, Rotweil, Jechtingen, Wasenweiler, etc, et aussi de villages palatins proches de Landau.
-----Elle souligne en particulier l'attachement à la viticulture de ces pauvres gens dont une proportion effrayante est morte dans les mois qui suivirent leur arrivée en Algérie. Mon aïeul, Jean MAYER, et ses compagnons avaient amené dans leurs bagages des ceps de vigne. Dans cette brochure, les émigrants de Pfaffenweiler expriment auprès du Préfet de Colmar leur anxiété de savoir s'ils trouveront à s'employer en Algérie dans les vignobles !
-----Fait nouveau pour moi, cette brochure mentionne DELLYS (dépt d'Alger), en concurrence avec le Constantinois (Penthièvre, Nechmeïa, Guelaa bou Sba), comme lieu de destination de ces émigrants... lesquels étaient badois et non "prussiens" comme je le lis encore trop souvent.
-----La brochure est préfacée par le Maire et fait l'objet d'une présentation par Gerhard AUER qui doit être le responsable du Musée communal de Pfaffenweiler.
-----Comme quoi, si nous nous efforçons bien naturellement de retrouver nos racines, d'autres viennent en sens inverse, à notre rencontre, en se préoccupant de ce que sont devenues les ouailles qui ont quitté la paroisse !
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René MAYER
Adh. N° 1512