  
              Roger-Marius 
                Debat, " Le Pont de Sidi-Rached ", (coll. part.). 
             
           | 
         
       
      NOMBRE d'entre nous ont certai-nement eu la chance de 
        résider dans cette ancienne ville phénicienne, romaine, 
        arabe, turque et française, avant 1962, une des plus pittoresques 
        d'Algérie disent les écrivains qui y ont séjourné. 
         
        L'histoire de " Colonna Juvoenalis Honoris et Virtutis ", magnifique 
        cité des empereurs de Rome, est parfaitement connue et a été 
        décrite par des archéologues et par des écrivains 
        et des voyageurs séduits par sa beauté et sa singularité, 
        très différentes de celle d'Alger. 
         
        Mon propos est plus modeste, il consiste à évoquer les principaux 
        guides touristiques de Constantine que je détiens encore et, grâce 
        à leurs auteurs, à vous faire redécouvrir l'itinéraire 
        très original et captivant de ce que fut celui des gorges tortueuses 
        et gigantesques du Rhumel qui, tel un serpent enserre cette vieille cité, 
        restaurée, embellie, par Constantin dont elle prit le nom. 
         
        En explorant mes archives, j'ai donc découvert trois documents 
        de référence dont voici les auteurs et les litres: Guide 
        du touriste à Constantine, Il ar F. Bessoule et E. Penin - suivi 
        d'une notice sur Timgad - au prix de 65 centimes en 1902; L'épopée 
        des ,orges du Rhumel constantinois, par A. Marion - édité 
        par La Dépêche de Constantine; enfin, le précieux 
        guide de A. Berthier, archiviste et conservateur du Musée de la 
        ville - responsable de la circonscription archéologique (Tiddis). 
        Constantine, Carrefour Méditerranée, Sahara, avec un plan 
        très détaillé et des cartes portant les courants 
        de chalandise et les courants de distribution, avec aussi de très 
        belles photographies, en noir, représentant les aspects les plus 
        marquants de Cirta depuis l'antiquité. 
         
        Mais revenons à nos gorges - si je puis dire. Elles ont été 
        parfaitement décrites dans les guides précités. Certains 
        lecteurs de l'algérianiste les connaissent sans doute déjà, 
        encore que, durant la guerre d'Algérie, (j'habitais rue Fronton, 
        près de la Pyramide), peu de touristes se risquaient à faire 
        le circuit du Rhumel, compte tenu de l'insécurité et de 
        l'absence de guide confirmé. 
        Afin de répondre au projet exprimé, je ne saurai mieux faire 
        que de reproduire, in integrum, la description très vivante et 
        pittoresque qu'en ont fait MM. Bessoule et Penin, auteurs érudits 
        du petit guide de 1902. " Le chemin des touristes: les gorges 
        du Rhumel ". 
        De surcroît, quelques dessins à la plume du guide de Marion 
        vous sont présentés. Ils nous aideront à restituer 
        le paysage ainsi minutieusement décrit. 
      Le Chemin des 
        Touristes Les gorges du Rhumel 
      Nous allons encore une fois, des- tendre la rue Nationale 
        si souvent parcourue ou traversée, pour nous rendre dans les gorges 
        du Rhumel. Cette promenade, un peu fatigante, nous devons l'avouer en 
        toute sincérité, sera celle qui restera gravée dans 
        l'esprit du touriste avec le plus de lorce, nous oserons même dire 
        d'une açon indélébile. Suivons donc jus' iii'à 
        la porte d'El-Kantara, la principale artère de la ville, continuelle- 
        t i.nt animée d'un va-et-vient de voit i i res de maîtres, 
        camions, It .1 mways, etc. Arrivés au pont, nous apercevons un 
        escalier situé à gauche I ui permet de descendre au ravin, 
        ois gardons-nous bien de le prendre I nous voulons voir théoriquement 
        et complètement le merveilleux chemin des touristes. Traversons 
        le pont d'El-Kantara, tournons à droite, passons devant la gare 
        et suivons la route jusqu'à l'embranchement d'un chemin tracé 
        à droite et longeant le haut du ravin. 
         
        Comme point de repère nous indiquerons simplement qu'une carrosserie 
        fait le coin de la route précédemment suivie et du chemin 
        qu'il est nécessaire de prendre. environ 300 m de l'intersection 
        de ces deux artères, nous apercevons un poteau surmonté 
        d'une plaque de tôle sur laquelle M. Remès, l'ingénieux 
        ingénieur du " Chemin des Touristes " a fait peindre 
        l'avis suivant: " Gorges du Rhumel merveille naturelle - le Chemin 
        des Touristes est une promenade unique au monde ". 
         
        Un peu plus loin un second écriteau nous 
        indique l'endroit exact où la descente commence. Nous n'avons plus 
        qu'à nous laisser aller, suivant la rampe des escaliers et des 
        plate- formes. 
         
        " Surtout, Mesdames, n'ayez aucune crainte, tout est solide; ne 
        jetez aucun cri d'effroi si une planche fléchit légèrement 
        sous vos pieds, des scellements fixés dans le roc sont placés 
        si près les uns des autres que les traverses qui vous portent reposent, 
        toutes, sur au moins trois de ces scellements ". 
         
        Tranquillisés maintenant, nous allons visiter une véritable 
        merveille. D'abord avant de nous engager sous le roc qui a dû être 
        taillé pour nous livrer passage, jetons un regard à gauche 
        sur le pont du Diable lancé sur le Rhumel, et qui permet de se 
        rendre du quartier du Bardo et de l'abattoir aux chemins conduisant au 
        faubourg d'El-Kantara et au Mansourah. 
         
        On aperçoit aussi, à gauche et en bas des plateformes superposées 
        que nous suivons, une grille qui indique le lieu où des sacrifices 
        humains furent exécutés sous la domination romaine. 
         
        Les Romains, en effet, martyrisèrent à cet endroit les chrétiens 
        qui se refusaient à jurer par les dieux païens des Césars. 
        De forts crochets de fer étaient piqués dans le rocher, 
        de distance en distance, et les malheureux projetés d'en haut, 
        tombaient sur le sol, déchiquetés, ayant laissé des 
        lambeaux pantelants de chair à chacune des pointes aiguës 
        auxquelles ils avaient été un instant suspendus. Quittons 
        ce site qui évoque des souvenirs donnant des frissons et continuons 
        notre promenade pittoresque. Il est assez difficile d'indiquer une impression 
        dans cette visite des gorges. Selon le caractère, elle sera de 
        frayeur ou de profonde admiration, peut-être éprouvera-t-on 
        cette double impression, ce qui n'aura rien d'impossible si on est documenté 
        par la lecture des livres spéciaux qui traitent de l'histoire du 
        " Rhumel " ouvrages fort intéressants mais contenant 
        trop de détails pour qu'ils puissent être même résumés 
        dans notre modeste opuscule. Nous nous bornerons donc à vous conduire, 
        presque par la main, car il y a de nombreux escaliers à descendre 
        et à gravir, et nous ne voud rions pas qu'une malencontreuse glissade 
        abîme le charmant visage des touristes appartenant au sexe dit faible. 
         
        À la gauche du touriste se trouve le quartier des tanneurs que 
        nous avons déjà décrit lors de notre promenade dans 
        les rues arabes. 
        Le visiteur peut alors juger de la hauteur du rocher surplombant le ravin 
        et constater qu'ayant eu le vertige en haut en regardant en bas, il peut 
        également obtenir le même résultat en regardant d'en 
        bas ce qui existe en haut. 
         
        De temps à autre, le touriste rencontrera des bancs invitant au 
        repos et même sous plusieurs tonnelles, des tables où il 
        pourra pique-niquer tout à l'aise s'il a eu le soin d'apporter 
        des provisions. 
         
        A moitié chemin environ de la pointe de Sidi-Rached, endroit où 
        notre promenade a commencé, et le pont d'ElKantara dont la majestueuse 
        structure est aperçue déjà, se trouve un escalier 
        conduisant aux piscines. 
         
        C'est un lieu qu'il ne faut pas négliger de visiter. Le touriste 
        peut s'y baigner facilement, l'eau y est chaude naturellement et, conséquemment, 
        en toute saison. 
         
        Là, aussi, se tient un buffetier qui vend des rafraîchissements 
        et les quelques victuailles nécessaires à une légère 
        collation. 
         
        Remontons les escaliers, suivons le chemin tracé et, après 
        avoir fait, si le coeur nous en dit, quelques exercices de gymnastique 
        aux agrès disposés par les soins de M. Remès, gagnons 
        le pont d'El-Kantara à sa base, et attendons-nous à voir 
        de nouvelles merveilles. 
         
        Avant de prendre l'escalier qui nous conduira aux voûtes dont nous 
        parlerons tout à l'heure, traversons la porte à laquelle 
        se tient, tel un factionnaire, le cerbère de ces lieux. Ce cerbère 
        est un simple brave homme qui distribue les tickets réglementaires 
        au prix du tarif et vend quelques brochures spéciales au chemin 
        des touristes. 
         
        Si vous le questionnez, il vous dira que le grand pont de fer, lancé 
        tout en haut, et que vous avez traversé plusieurs fois, a de son 
        faîte au niveau du fleuve, une hauteur de 121,50 m. De l'endroit 
        où vous vous trouvez pour atteindre l'accès du pont, 59 
        m sont à franchir. La plateforme sur laquelle vous acquittez votre 
        droit de visite est donc située, à quelques mètres 
        près, à mi-chemin du tablier du pont et du fond du gouffre. 
         
        Sous le pont de fer, seul utilisé aujourd'hui, se trouvent deux 
        autres ponts en pierre, en partie détruits. Ils rappellent chacun 
        par leur caractère propre les dominations romaine et turque. Sur 
        les piliers du premier pont, vous pourrez lire, en caractères neufs, 
        dont nous ne garantissons pas l'origine, ces deux indications : " 
        Place du Forum " - " Porte Vitruve " Presque au 
        milieu du pont romain vous remarquerez sur un pilier deux éléphants 
        semblant se menacer de la trompe. Au-dessus de ces animaux apparaît 
        une forme indécise, de dimension assez forte, qui nous incite à 
        croire que les deux éléphants jouaient le rôle de 
        cariatides et supportaient, soit un dieu païen soit une des nombreuses 
        allégories chères aux Romains. 
         
        Pour ce qui concerne le second pont, nous extrayons d'une brochure de 
        M. Chabassière sur le chemin des touristes, le passage suivant: 
         
        " Le 18 mars 1857, un éboulement considérable privait 
        le pont d'une de ses piles supérieures: celle près de la 
        porte de la ville; le lendemain deux autres piles s'ouvraient et menaçaient 
        ruines; la population se trouvait ainsi privée de son passage habituel, 
        lequel, lui-même, se couvrait de débris, lorsque M. le Général, 
        commandant la Division de Constantine, ordonna la démolition du 
        reste du pont jusqu'à l'extrados de la voûte en maçonnerie 
        portant les conduites d'eau ". 
        " Le 30 du mois, tout Constantine assistait à la destruction 
        du pont à l'aide de quelques coups de canon ". 
         
        Revenons sur nos pas et apprêtons- nous à descendre sous 
        les voûtes au moyen de deux volées d'escaliers métalliques 
        comprenant 120 marches. Cette descente est assez émouvante, mais 
        ne peut donner lieu à aucune crainte d'accident. 
         
        Parvenus au bas du double escalier, si hardiment conçu et si intelligemment 
        lancé, nous nous engageons par une porte étroite, qui rappelle 
        les poternes des châteaux historiques du Moyen- âge, dans 
        un souterrain auquel on accède par un nouvel escalier en colimaçon, 
        qui nous conduit sous les voûtes. 
         
        De ce point, le chemin parcouru apparaît au touriste comme une audacieuse 
        conception, et l'impression qu'il en ressentira sera certainement profonde. 
         
        Suivons le chemin planchéié et solidement scellé 
        dans le roc pour nous rendre au terme de notre voyage. 
         
        À la sortie des voûtes, nous nous trouvons en face du rocher 
        dit des " femmes adultères " duquel nous avons déjà 
        parlé et qui fera l'objet d'un chapitre spécial dans la 
        deuxième partie de notre guide. 
         
        Les cascades toujours curieuses à voir, offrent au touriste un 
        spectacle particulièrement impressionnant lors de la fonte des 
        neiges ou à la suite d'une crue subite. 
         
        Continuons encore quelques instants et nous aboutissons au point terminus 
        du chemin des touristes, au-dessus des piscines d'eau chaude de Sidi-M'Cid. 
         
        Nous nous trouvons alors sur la route de la Corniche, ce qui permettra 
        au touriste de regagner la ville avec beaucoup de facilité par 
        le pont d'ElKantara situé à peu de distance du point où 
        il se trouve. 
         
        Pour conclure sur cette évocation d'une époque révolue, 
        qu'il me soit permis d'extraire, notamment des écrits de M. Berthier, 
        quelques citations d'auteurs classiques qui ont visité ét 
        admiré Constantine, il y a longtemps, au cours de leurs périples 
        sur la terre algérienne - " aimée et souffrante ". 
         
        " Après avoir embrassé, presque circulairement la 
        ville et son inexpugnable rocher naturel, le Rhumel change brusquement 
        de niveau : il se précipite dans la plaine par une cascade dont 
        les nappes et les rejaillissements semblent avoir été copiés 
        d'après une des plus sauvages fantaisies de Salvador Rosa tant 
        le site est âprement pittoresque et férocement inculte ", 
        Théophile Gautier (L'Orient, 1884). 
         
        " Constantine est l'une des places les plus fortes du monde, elle 
        domine des plaines étendues et de vastes campagnes ensemencées 
        de blé et d'orge ", Edrisi, description de l'Afrique et 
        de l'Espagne (XIIe siècle). 
         
        " L'inextricable réseau de ruelles qui couvrait la ville 
        montait jusqu'à la kasbah et descendait en escalier des pentes 
        raides d'ElKantara à la pointe sauvage de Sidi-Rached ", 
        C. de Lamorandie, Revue des deux mondes, juin 1882. 
         
        Enfin, Maupassant: 
        " Constantine, l'étrange; gardée comme par un serpent 
        qui déroulerait à ses pieds par le Rhumel, le fantastique 
        fleuve de poème qu'on 
        Sortie des gorges. croirait rêvé par Dante, fleuve d'enfer 
        au fond d'un abîme. Il fait une île de sa ville, ce fleuve 
        jaloux et surprenant, il l'entoure d'un gouffre terrible et tortueux, 
        aux rocs éclatants et bizarres, aux murailles droites et dentelées 
        ". 
      * * * 
      Pour conclure, rappelons que, dans les travaux de l'esplanade 
        du centre-ville, on avait eu la chance de découvrir, au milieu 
        des ruines romaines, encore en place, cette inscription: 
      " Moles in perpetuum. Statura succederet 
        " 
      Braver l'éternité semble avoir été 
        la devise de Constantine qui perdure, sur son rocher abrupt, résistant 
        aux conquérants et à leurs oeuvres éphémères. 
        Mais c'est là aussi où nous avons laissé un peu de 
        notre mémoire et de notre coeur. 
         
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