Alger, Algérie : documents algériens
Série culturelle : littérature
Les Goncourt à Alger
4 pages - n°44 - 20 février 1950

-..........Ces notes écrites par nous sur notre carnet de voyage d'aquarelliste, notes sans aucun doute bien inférieures aux futures descriptions de Fromentin - ont pour elles l'intérêt d'être les premiers morceaux littéraires rédigés par nous devant la beauté et l'originalité de ce pays de soleil. Et j'ajoute que ce sont ces pauvres premières notes qui nous ont enlevé à la peinture et ont fait de nous des hommes de lettres. "

mise sur site le 21-02-2005
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-------------Il y a juste cent ans, le 7 novembre 1849, deux jeunes peintres débarquaient à Alger. L'ainé, Edmond, avait vingt-sept ans et Jules, le cadet, en avait dix-neuf. Ils devaient y rester un peu plus d'un mois et se promettaient d'y revenir, peut-être même de s'y fixer, une fois débarrassés des affaires d'intérêt que leur laissait à régler le décès de leur mère.
-------------Ils n'y retournèrent jamais ; mais ils en gardèrent longtemps la hantise. Bien des années après, le mirage de la jeunesse enrichissait encore le souvenir nostalgique du bel automne algérien. " Quelle caressante lumière ! écrivaient-ils dans le Journal. Quelle respiration de sérénité dans le ciel ! Comme ce climat vous baigne dans sa joie et vous nourrit de je ne sais quel savoureux bonheur ! "
-------------Cependant, ils ne s'étaient pas contentés de " boire cet air de paradis, ce philtre d'oubli magique ". Venus avec leurs crayons et leur boite d'aquarelle, ils attendaient de ce pays un renouvellement de leur vision de peintres, et, dès les premiers pas, ils avaient été séduits par les gens et les choses. Par le paysage d'abord, tel qu'il s'étalait devant les fenêtres de l'Hôtel de l'Europe, où ils étaient installés. " La Méditerranée immense et bleue, bornée tout là-bas par quelque chaînon détaché de l'Atlas " ; par le décor et le spectacle animé de la rue, non sans doute des trois seules rues alors " françaises " : " Bâb-Azoun, Bâb-et-Oued et de la Marine ", où on ne les voyait guère ; mais de la ville musulmane qu'ils parcouraient tout le jour au milieu e des Arabes parfaitement inoffensifs ", depuis le matin jusqu'à l'heure nocturne, où la rencontre d'un passant attardé faisait émerger de l'ombre d'une voûte a la lueur rougeâtre d'une gigantesque lanterne de papier ".
-------------L'imprévu des silhouettes et la bigarrure des couleurs les enchantaient. Ils notaient les détails du costume qui permettaient alors de distinguer au premier aspect " l'Arabe drapé dans un burnous blanc, la juive avec la sarma pyramidale, la Mauresque. fantôme blanc aux yeux étincelants, le nègre avec son madras jaune, sa chemise à raies bleues, le Maure à la calotte houppée de bleu, à la veste rouge, au caleçon blanc, aux babouches jaunes, le Mahonnais au chapeau pointu à pompons noirs, le riche Turc au caftan étincelant de broderies ".
-------------Leur curiosité d'artistes n'éveillait autour d'eux ' ni animosité, ni méfiance. En dépit d'une interdiction sans rigueur, ils allaient un vendredi, par le chemin longeant les anciens remparts, au cimetière de Sidi Abd er-Rahmàn. " Sur les blanches tombes, de blanches mauresques se tenaient assises. De gigantesques cactus, un palmier balançant son aigrette, un entrelacs d'arbres tourmentés et noueux formaient le cadre de ce champ de repos de d'Orient..., terre de la mort, que les baisers du soleil font sourire ".
-------------Ils étaient naturellement encore moins inquiétés au café de la rue de la Girafe, " cave à arceaux éclairée par la lueur de quatre veilleuses monstres, garnie de fleurs et de bocaux de poissons rouges, où un récitatif monotone aigrement accompagné d'une guitare, d'un violon et d'un tambourin, berce dans leur rêverie un public d'Arabes, accroupis sur les planches et fumant silencieusement leur .chibouk ".
-------------La lettre adressée deux semaines après son arrivée par Jules de Goncourt à son ami Paul Passy, où nous trouvons ces notations si alertes, déborde de juvénile enthousiasme. " Décidément, mon cher, déclare-t-il, il y a deux villes au monde : Paris et Alger ; Paris. la ville de tout le monde, Alger, la ville de l'artiste..",
-------------Ces premières impressions de voyage, dont u n ami était le confident, jointes aux remarques griffonnées sur un album d'aquarelliste, avec " des mentions de repas et d'étapes ", devaient servir d'esquisses à des articles qui parurent trois ans plus tard - de janvier à mai 1852 -- dans l'Éclair, jeune revue littéraire, dont les Goncourt devinrent des collaborateurs assez réguliers.
-------------Ces "Notes au crayon ", comme ils soutitraient leur série d'articles, conservent la fraîcheur de croquis sur nature, restent bien des documents de peintres soucieux de préciser des formes et des couleurs. Une description de la bibliothèque-musée de la rue des Lotophages dégage heureusement le caractère de ce beau logis barbaresque, de " son vestibule bordé de niches aux colonnettes géminées ", des " arceaux entièrement gaufrés de sculpture ", des " escaliers margés d'arabesques, où le dessous des marches s'éclaire d'un éclat vernissé ". de la cour intérieure et de ses deux étages de galeries. " Rien de plus gracieux, de plus frais, de plus aérien, que ce petit palais aux arches superposées, que cette blanche cour plafonnée d'azur. "
-------------Les promenades dans la ville et la banlieue leur fournissaient des modèles propres à composer de futurs tableaux de figures. Le samedi était propice à la rencontre des femmes juives en somptueux atours. " Les belles fioles d'Israël ajoutent à la parure de leurs yeux magnifiques la richesse du velours, de la soie et de l'or. La jeune enfant couronne le carmin factice de sa chevelure d'un taquet conique tout chamarré de broderies, d'où s'échappe un énorme gland qui égrène sur l'épaule ses fils d'or. La femme, vêtue d'une sorte d'éphod, au pectoral d'orfèvrerie, les cheveux pris dans une coiffure noire, le menton enfoui dans un foulard de Tunis, qu'un nœud fait retomber du sommet de la tête en pointes capricieuses. La vieille femme. au gigantesque sarma soutenant les ondes d'un monceau de gaze. "
-------------Les Musulmanes étaient moins accessibles. Certaines l'étaient cependant, dans cet Alger d'il y a un siècle, et offraient sans doute aux artistes de relatives facilités d'études ; des mauresques authentiques, n'appartenant pas nécessairement à cette faune hétérogène dont Launois nous a donné des images d'une observation si pénétrante, et qui, complaisamment exploitée par le cinéma, a propagé dans le grand public l'opinion que le quartier de la Casbah est un vaste mauvais lieu.
-------------Delacroix, accompagnant dix-,sept ans plus tôt une mission officielle, avait eu, durant une escale de trois jours, la faveur insigne de pénétrer dans une très honorable famille de la bourgeoisie, d'y prendre les notes que ses carnets nous ont conservées et d'où (levait naître le chef -d'œuvre du Louvre que l'on connaît.
-------------Fromentin, avant et après les Goncourt, n'avait pas eu la même chance que Delacroix. Ses fréquentations féminines étaient, semble-t-il, d'une respectabilité plus incertaine. Sa charmante Haoua - qui n'est d'ailleurs pas algéroise, mais d'origine bédouine - nous apparaît comme vivant en marge de la société régulière, affranchie par un divorce de la surveillance familiale.
-------------Toutes les " beautés " que vont " explorer " les Goncourt sont évidemment des dames d'encore plus mince vertu. Ils ne se contentent pas au reste de leur rendre visite et de prendre le café en leur compagnie. Ils observent ces femmes et le décor de leur vie ; ils décrivent l'architecture de leur demeure, l'usage des pièces et leur mobilier avec une précision qui confère à quelques pages des " Notes sur, Alger " la valeur (le précieux documents ethnographiques. -------------Quant aux maîtresses de maison, si les portraits qu'ils en font sont sans indulgence, si, à part les veux " de la plus belle eau ", ils leur trouvent " bien souvent des lèvres mozambiques et des nez camards, bien souvent des dents malheureuses et presque toujours des jambes en poteaux, des pieds d'Allemandes et des gorges réclamant un tuteur ", s'ils sont peu sensibles à la séduction du henné et des maquillages, ils s'extasient devant le costume, " qui vient amnistier tout cela ", ils admirent sans réserve " les mouchoirs de Tunis enroulés si coquettement sur la tête, les chemises de mousselines si joliment passementées de rubans, les vestes si richement chamarrées, les tuniques si capricieusement fleuries d'or" et les foutas et les babouches, tout cet accoutrement féminin aujourd'hui disparu "et si gracieux, si voluptueux, si sensuel ", que la cité barbaresque devait aux modes levantines.

 

-------------Delacroix, Fromentin, les Goncourt : ces trois noms qu'évoque pour nous le souvenir déjà lointain des femmes qu'ils contemplèrent, représentent trois expériences algériennes. trois contacts de l'art français avec Alger, également féconds, mais (le manières fort diverses.
-------------Complément d'un séjour assez prolongé au Maroc. l'escale de Delacroix ne lui a pas révélé le charme de l'exotisme et les ressources (le la couleur orientale : elle a précisé et enrichi le sens qu'il en portait en lui et qui s'était déjà splendidement exprimé dans " les massacres de Scio ". Il a trouvé là la réalité qu'il avait rêvée ; elle ne l'a pas déçu, et il en a d'autant plus fortement subi l'envoûtement qu'il était préparé à l'accueillir. Cette révélation ne l'a pas écarté de sa voie : l'image lumineuse éclairera désormais sa conception de la beauté et l'on en pourra suivre le rayonnement presque à travers toute son oeuvre.
-------------Très différent est le cas d'Eugène Fromentin. Peintre - est-ii besoin de le souligner ? - d'une personnalité infiniment moins forte que Delacroix, il a lui aussi compris tout ce que l'Algérie devait apporter à son art élégant et nuancé. Le " Vieux Alger " lui-même l'enchante, et il descend des hauteurs de Mustapha pour y faire des visites " presque quotidiennes ". 1l vient s'asseoir au carrefour de Si Mohammed ech-Chérif (le site : en 1939, rue Kleber/Annibal, dans la Casbah) et y repaît longuement ses yeux de la vie qui l'anime. Quant aux petites rues en escalier, aux voûtes qui les enjambent, aux terrasses qui les couronnent et qui dévalent vers la mer, s'il a analysé avec son sens subtil les effets de l'ombre dans les pays de soleil qu'on y observe, il ne semble pas qu'il se soit avisé d'en fixer l'image sur une toile. Sentiment d'impuissance ou crainte d'un écueil que devait éviter l'art tel qu'il le concevait. En fait l'un et l'autre. et, sur l'un et l'autre, lui-même s'est expliqué avec sa sincérité lucide, avec son besoin (le comprendre toujours en éveil et de préciser sa pensée:
-------------Il nous dira comment " l'insuffisance du métier " qui était jusqu'alors le sien < lui conseilla comme expédient d'en chercher un autre et que la difficulté de peindre avec le pinceau lui fit essayer de la plume ". De même que pour les Goncourt. ce furent d'abord des lettres écrites à un ami, des notes prises probablement sans intention arrêtée de créer une œuvre littéraire : puis une reprise de ces esquisses. une élimination des bavures du premier jet, une recherche de la forme Plus pure, du style à la fois plus précis et plus dépouillé, plus serré et plus ample. Ainsi fut composée Une année dans le Sahel, qui parut dans la Revue de Paris en 1852, l'année même de son troisième voyage à Alger. Le parallélisme de son aventure avec celle des Goncourt est significatif.
-------------Cependant Fromentin était et restait peintre : il demeurait fidèle à sa première vocation : mais il mesurait les limites de son talent. Il connaissait aussi les lois de son art, que l'Algérie l'avait d'ailleurs aidé à dégager. Sa formation classique, sa fréquentation (les vieux martres le mettaient en défense contre les séductions du monde nouveau qui le charmait. Certes le vieil Alger où il aimait à errer, le décor barbaresque, la vie grouillante de la rue offraient des sujets d'un exotisme savoureux. Mais en peinture, " le sujet ", si l'on ne saurait le tenir pour indifférent, n'est pas ce qui doit tout d'abord s'imposer, et l'exotisme, l'attrait de l'imprévu, le succès de curiosité qu'il provoque. constituent pour l'artiste des périls redoutables. La vieille cité turque, ses rues obscures, ses étages en surplomb et ses terrasses, ce décor si surprenant de lignes et (le lumière, qui semblait créé pour l'enchantement du voyageur, ne fournissait pas à Fromentin les éléments de son tableau. Il était en un mot trop pittoresque pour être pictural.
-------------Si toutefois, devant ce spectacle dangereusement séduisant, le peintre perdait ses droits. l'écrivain pouvait sans inconvénient se substituerà lui. Il pouvait évoquer avec des mots ces images dont le peintre devait se défendre. L'exotisme devenu littéraire perdait (le son attrait facile et devenait la plus riche matière d'art. Chateaubriand ne lui avait-il pas donné ses titres de noblesse On sait quel style personnel allait lui conférer Eugène Fromentin dans ses deux livres rapportés d'Algérie.

-------------Un mois de séjour à Alger devait provoquer chez les Goncourt une évolution plus complète, une orientation plus durable. Le 10 décembre 1849, c'étaient deux écrivains qui se rembarquaient pour la France. Edmond nous l'apprendra lui-même en republiant les articles de l'Éclair dans les Pages retrouvées. " Ces notes écrites par nous sur notre carnet de voyage d'aquarelliste, notes sans aucun doute bien inférieures aux futures descriptions de Fromentin - ont pour elles l'intérêt d'être les premiers morceaux littéraires rédigés par nous devant la beauté et l'originalité de ce pays de soleil. Et j'ajoute que ce sont ces pauvres premières notes qui nous ont enlevé à la peinture et ont fait de nous des hommes de lettres. "
-------------Nous voudrions savoir ce que les peintres qu'ils étaient encore avaient rapporté d'Alger. On cannait d'eux quelques types de la rue, un porteur montant un escalier, une négresse, des enfants arabes, quelques motifs d'architecture, une vue de la porte Bâb-Azoûn, une tente dressée près (le la même porte, un moulin à huile. La vieille ville, dont le goût classique de Fromentin devait redouter le caractère exceptionnel et quasi-romantique, leur inspira-t-elle des études que nous avons perdues' " Il y a dans ces ruelles, écrivait Jules de Goncourt, des effets de clair de lune prodigieusement beaux, des décors tout faits pour des scènes d'égorgement. " Et le souvenir de Decamps, qui avait en pays turc observé et traduit avec puissance des décors analogues, les accompagnait dans leurs randonnées. " A chaque pas, chaque maison, un tableau de Decamps ", diront-ils.
-------------Ce prestigieux exemple était de nature. soit à guider, soit à décourager les jeunes peintres qui cherchaient encore leur voie. Ils allaient trouver l'expression plus personnelle de leurs souvenirs algériens en rédigeant leurs notes. Elles leur révélaient à eux-mêmes leurs dons d'écrivains. Dans " ces pauvres premières notes ", comme Edmond les appellera, s'indique déjà cette " écriture artiste ", dont ils introduiront la mode, cette prose plastique, soucieuse de fixer le détail caractéristique, de rendre l'aspect fugitif des choses, leur forme et leurs nuances, ce style à facettes, qui semble fait de petites touches de couleur, ce pointillisme littéraire, où la sensibilité visuelle des anciens peintres se devine, voire le goût de l'exotisme, qui les mènera plus tard à la découverte de l'art d'Extrême-Orient.
-------------Ainsi que chez Eugène Fromentin, la rencontre des frères de Goncourt avec Alger avait déterminé une transposition d'art, une métamorphose plus ou moins complète des artistes eux-mêmes. Comme par un sortilège de la vieille terre africaine, le pays qui avait attiré les peintres, les incitait à oublier leur passé : mais il enrichissait du même coup le trésor des lettres françaises.


Georges MARÇAIS Membre de l'Institut.