Alger, Algérie : documents algériens
Série culturelle : histoire
Le maréchal Bugeaud
4 pages - n°45 - 30 mars 1950

-Thomas-Robert Bugeaud, le caporal d'Austerlitz, le maréchal du roi, repose aux Invalides. Mais il est toujours parmi nous, avec son auréole de splendides vertus

mise sur site le 21-02-2005
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----------Le 10 juin 1849, Bugeaud, le maréchal agronome, le bourru bienfaisant, mourait à Paris du choléra. Triste fin pour un soldat, dont le seul nom évoque un passé prodigieux.
----------Né à Limoges, le 17 octobre 1784, fils de Messire Ambroise Bugeaud, chevalier de la Piconnerie, Marquis de la Rybolerie, et de dame Françoise Sutton de Clouard, Thomas-Robert Bugeaud devait se révéler à la fois homme de guerre, colonisateur et administrateur de grand mérite.
----------Est-il besoin de rappeler ici les étapes algériennes de celui qui fut caporal à Austerlitz en 1805 ? Peut-être ; mais brièvement. Car il y aurait beaucoup trop à dire ; rien ne fut plus complexe que cette rude période, durant laquelle Bugeaud, critiqué, approuvéé, clairvoyant mais parfois aussi incompréhensible, dans ses décisions comme dans son jugement, connut toutes les gloires et toutes les misères du pouvoir.
----------En 1836, il libère Tlemcen et gagne ses épaulettes de lieutenant-colonel. Mais les difficultés commencent aussitôt. Le ministère Moté-Guizot, le roi, prêchent la prudence, le maréchal Clauzel demande des renforts. Son intention est de libérer Constantine. On freine ses élans. On lui mesure les renforts. Cependant, il manche sur la ville le 21 novembre 1836 et malgré l'héroïsme de Changarnier, il échoue. Le duc de Nemours écrira à ce sujet au général Bro : " Je prends ma part de notre échec. On nous a envoyés contre une citadelle avec des moyens insuffisants pour la réduire ! De Paris, le ministre ne voit pas les difficultés qui entravent à chaque pas notre marche dans ce pays. "
----------L'Emir Abdelkader met la situation à profit pour bloquer de nouveau le camp de la Tafna. Le désastre de Constantine, le désarroi qui l'accompagne, vont servir ses desseins. A Paris on reparle d'évacuation et Bugeaud, partisan à ce moment de l'occupation restreinte, appuie ces tendances.Il est envoyé à Oran, cependant que Damrémont, son vieux rival, est envoyé à Alger.
----------A Oran, Bugeaud s'entretient aussitôt avec les chefs du Makhzen ; et accueille avec satisfaction les protestations pacifiques de l'Emir La discussion s'engage. Elle est assez difficile. Mais Bugeaud, de son propre chef, fait de larges concessions. I e 30 mai 1837, il .signe le traité de la Tafna, que Louis-Philippe ratifie le 15 juin.
----------Rentré en France peu après, Bugeaud revient en Algérie en 1840. Il faut, pour la nouvelle orientation politique du roi Louis-Philippe, dont les visées algériennes sont appuyées par son fils aîné, un " homme d'action doué d'un certain sens politique, aimé des troupes, capable de concevoir et d'exécuter un programme d'ensemble ". Cet homme ce sera Bugeaud. Il est nominé Gouverneur général le 29 décembre 1840. Et la lutte recommence contre Abdelkader, de plus en plus agissant. Mais les moyens mis à la disposition de Bugeaud sont cette fois considérables. Les ducs de Nemours et d'Aumale sont là. Lamoriciêre, Changarnier, Bedeau, Tempoure, Baraguey d'Hillier sont là aussi.
----------Au printemps de 1843, l'Emir accuse une défaite dont le retentissement sera immense.
----------En effet, le 16 mai, la Smalah, soit trois cent soixante-huit douars et plus de 2.ooo hommes, tombe, sans coup férir, entre les mains des cinq cents cavaliers de Yusuf, Morris, Jamin et du duc d'Aumale
----------Le 17 juillet. Bugeaud est nommé Maréchal de. France. Un an après, le 14 août 1844, il défait Moulay-Mohammed, fils du Sultan du Maroc, sur les bords de l' Oued-Isly. et reçoit le titre de Duc d'isly.
----------Précisons qu'à partir de ce moment, les armes de Bugeaud, d'azur au chevron d'or accompagné en pointe d'une étoile d'argent, au chef de gueules chargé de trois étoiles d'argent. furent parties au 2. " d'or à l'épée de sable en pal ; de sable au soc de charrue d'or, posé en bande ".
----------Adjonction qui évoque, on le devine, la fameuse devise " Ense et Aratro ". par la charrue et par l'épée.
----------Mais entre temps et à la suite de divergences d'opinion avec le Gouvernement, le maréchal Bugeaud a demandé son remplacement. Le duc d'Aumale lui succède au poste du Gouverneur général.
----------On sait la suite, assez brève. Février 1848, ministère du comte Molé. Émeuteà Paris, ministère T'hiers. Bugeaud est nommé commandant des troupes de Paris et ministre de la Guerre.
----------Le 9 juin 1849 (note du site : plus haut, c'est le 10 !!!), il meurt à Paris, emporté par le choléra.
----------L'Émir Abdelkader, dans une de ses lettres, où il exprime les sentiments les plus élevés et les plus généreux, a rendu au maréchal Bugeaud, le pieux et très significatif hommage, que nous transcrivons ici : " Ce grand Maréchal Bugeaud m'a fait la guerre comme un ennemi noble et loyal ; il m'a appris à aimer, à apprécier, à admirer les Français. Les lettres qu'il m'a écrites pour m'engager à devenir l'ami de sa nation, les conseils qu'il m'a donnés et qui étaient ceux d'un père et d'un sage plutôt que ceux d'un adversaire, ne sortiront jamais de ma mémoire. Son image. comme la première étoile qu'on découvre à l'horizon du désert, m'est souvent apparue dans les moments pénibles de nia carrière agitée et son souvenir ne s'éteindra qu'avec nia vie. "
------L'œuvre de colonisation de Bugeaud fut considérable, tant au point de vue militaire que civil. On a certes beaucoup écrit sur le soldat-laboureur, qui fonda en 1819 le premier comice agricole de la Dordogne dont il fut le député et qui se plaisait à affirmer que " l'Agriculture est le plus heureux passe temps que puisse se créer l'homme de bien le vrai philanthrope ".
----------L'histoire, quoiqu'on en ait dit, n'a pas oublié œuvre pacifique en Algérie du grand soldat qui, des sa mise en fonctions, d'un mot, résuma à Thiers son point (de vue : " Soyez forts en Algérie ou abandonnez tout à fait. " Il fallait installer la sécurité sur les terres afin de pouvoir a travailler.
La tâche fut rude. Mais Bugeaud avait un programme d'action. 1l l'exposa, dès 1840 à la Chambre.
----------Le plan de Bugeaud s'inspire de deux idées fondamentales
----------1) Pendant un certain temps, la colonisation algérienne doit être d'allure essentiellement militaire.
----------2) Civil ou militaire, le petit colon est le meilleur.
----------En 1843, une visite dans le Sahel l'émeut et le chagrine. Le tableau qui s'offre à ses yeux n'est guère brillant. Les émigrants recrutés sans discernement dans la Métropole, minés par 1a maladie et par l'alcool dont ils abusent. font de mauvaise besogne.
----------Bugeaud envoie des troupes avec ordre de défricher. Et il écrit
----------" J'ai fait l'essai du travail en commun : la discipline militaire n'a pu faire disparaître les inconvénients . Elle les a seulement atténués. Ces inconvénients sont le défaut de zèle pour la communauté. ce qui entraîne une grande perte de temps et de force. Si, d'autre part, on ne marie pas immédiatement les colons on court le risque de ne pas les voir prendre goût au travail, on retarde pendant plusieurs années l'établissement de la famille. "

 

-----------L'idée est lancée. Bugeaud promet aux soldats libérés, car c'est à eux surtout qu'il s'adresse, un établissement confortable, s'ils acceptent de rester et de s'installer comme colons. Soixante-trois seulement, sur un millier qui sont pressentis, répondent à son appel. Ils sont dirigés sur Fouka. Béni-Méred et Mahelma, centres d'expérience de Bugeaud.
----------Mais, des défections se produisent, parmi les soixante-trois concessionnaires. Il faut, à tout prix fixer les autres. Il faut créer des foyers. Bugeaud demande au maire de Toulon de rechercher dans sa bonne ville, vingt jeunes filles d'excellentes conditions morale et physique. Ce qui est bientôt fait. Un beau jour les soldats laboureurs accueillent leurs futures au débarcadère. Au bout de deux mois, après échanges, ruptures et raccommodement on se met d'accord. La cérémonie collective du mariage, civil et religieux. a lieu en grande pompe. On défile dans les rues d'Alger, musique en tète. Ce furent là, les mariages au tambour du " Père Bugeaud ", lesquels ne contribuèrent pas moins à sa déjà si grande popularité.
----------Mais revenons à nos colons. Les mariages au tambour, s'ils ne donnent pas les résultats attendus, n'en constituent pas moins un essai qui mène Bugeaud à rechercher de nouveaux systèmes de " fixation. "

----------Il écrit au Ministre de la Guerre
----------" Ce ne sont pas des soldats libérés qu'il faudrait pour la colonie militaire ; outre qu'on n'en trouverait pas assez à la première difficulté, au premier découragement ils se rebutent et demandent à s'en aller. Il faudrait des hommes avant plusieurs années de service à faire, voulant se consacrer à la profession touchant à l'agriculture. "

----------Mais Soult, peu enthousiaste, répond : " Il faut d'abord examiner s'il convient d'entretenir à grands frais une armée nombreuse, pour en employer une partie à des travaux agricoles. "

----------De là, naissent de graves difficultés, des dissentiments qui compromettent oeuvre de Bugeaud. paralysent ses effort, : et surtout l'atteignent durement dans sa dignité et aussi dans sa trop grande susceptibilité.
----------Les demandes de concessions n'en affluent pas moins. Les villages prospèrent, la récolte est excellente. On donne désormais aux ménages de colons une concession de 1o hectares, 2 bœufs, 2 vaches, 10 brebis, 1 truie, 1 charrette, 2 charrues et une maison. Le mari continue de toucher sa solde militaire pendant trois ans.
----------Ses adversaires du moment les indigène, ne seront pas écartés d'une vigilance qui s'accompagne" d'une bonhomie, d'une simplicité cordiale, d'un souci permanent de contact direct et de confiance mutuelle ". Ils bénéficieront au contraire de ce rayonnement généreux, innombrable. A les combattre, il avait appris à les connaître, à les estimer. Il les défend en toute occasion. Nous citerons ici, en passant, une anecdote, rapportée par d'ldeville, anecdote très caractéristique à cet égard :
--------- "Par une marinée pluvieuse (lu mois (le mars 1844, M. le Gouverneur général était dans son cabinet, à se faire la barbe ; il entend du bruit dans la rue, regarde et voit un Maltais qui frappait brutalement un Arabe. Sans prendre le temps de passer un habit, le maréchal, la figure encore pleine de savon, les bras nus, descend, appelle la garde, fait arrêter le Maltais et ordonne qu'il soit conduit à la police. "
----------On sait encore que Bugeaud, désireux (le ne pas s'en tenir à des déclarations de principe, essaye (le créer et de faire vivre deux villages arabes, l'un à Guerrouaou en 1845, l'autre à la Rassauta en 186. Mais il rencontre de telles difficultés, les unes, dans l'opposition de la société Fleury qui revendique ses droits sur le terrain à concéder à Guerrouaou ; les autres dans le problème d'irrigation de la Rassauta, que le Maréchal ne peut, à son grand regret, arriver à ses fins.

----------Or, malgré tout son bon sens, malgré la netteté de vues de cet esprit "original, inventif, constructif, curieux de méthode, habile à l'agencement d'un plan, aussi riche d'imagination créatrice que de fermeté"; malgré toute l'ardeur, toute la conviction déployées à la Chambre en 1849, Bugeaud ne parvient pas à se faire entendre, il n'obtient pas que son plan de Colonisation soit enfin réalisé. A vrai dire, il eut suffi, pour donner à ce plan des chances de succès, que le gouvernement de LouisPhilippe consente à tenter un essai loyal.
----------Cette intervention fut son dernier élan, son dernier et émouvant plaidoyer.
----------Déjà la mort le guettait.
----------Alger s'honore de posséder, Place d'Isly, une statue en pied du Maréchal Bugeaud.
----------Dumont, artiste de talent, a su rendre avec un rare bonheur la physionomie et l'attitude si particulières du Maréchal dont Georges Harde nous a laissé un saisissant portrait
----------" Le visage comme le corps, est à la fois puissant et anguleux. Le front, droit, largement découvert, se couronne de cheveux en bataille. Le nez, important, busqué, pointu, dominant deux rides profondes comme des ravins, tombe en abrupt sur une forte bouche aux lèvres rasées. La mâchoire inférieure, très prononcéeo se termine, dans le prolongement du front, par un menton en coup de poing, sans impériale. Sous la peau, imberbe, légèrement grêlée, les muscles, saillants, accusent fortement les changements d'expression. Les sourcils forment une barre épaisse et broussailleuse au-dessus des orbites enfoncés. Mais dans ce relief âprement sculpté, les yeux lancent une lueur gris clair, directe et franche, impropre aux nuances subtiles, inhabile à tromper sur le for intérieur, parfois fulgurante, souvent adoucie et comme voilée de sympathie, dans tous les cas enveloppante et prestigieuse. "
----------Victor Hugo nous a laissé, lui aussi, un portrait de Bugeaud :
----------" Un homme vigoureux, très coloré de visage, marqué de petite vérole. Il avait une brusquerie qui n'était jamais de la grossièreté. C'était un paysan mélangé de l'homme du monde, fruste et rempli d'aisance - n'ayant rien de la lourdeur de la culotte de peau - spirituel et galant. "
----------Thomas-Robert Bugeaud, le caporal d'Austerlitz, le maréchal du roi, repose aux Invalides. Mais il est toujours parmi nous, avec son auréole de splendides vertus.

Fernand ARNAUDIÈS.