Alger, Algérie : documents algériens
Série culturelle : villes d'Algérie
Souvenirs de l'Alger d'autrefois
8 pages, 3 photos - n° 68 - 15 avril 1953

-Tout cela a bien changé ! Ce que l'on fait de nos jours est certes conforme au progrès, il faut le reconnaître, mais " les anciens" ne peuvent évoquer, sans le regretter, le pittoresque d'antan ; car le cadre de leur jeunesse ne fut pas le "VIEIL ALGER ", mais le "BEL ALGER"
mise sur site le 4-04-2005
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LE QUARTIER D'ISLY.

----------Nous possédons sur El-Djezaïr, la cité barbaresque, des documents iconographiques publiés à diverses époques ; ils sont souvent fantaisistes, mais ne sont pas dépourvus d'intérêt, ni même parfois d'utilité historique.
----------Plus près de nous, la gravure, la peinture et même la photographie à ses débuts nous ont transmis, avec plus de précision, les images de ce que furent en 1830, avant les regrettables destructions nécessitées par l'adaptation à l'européenne de la ville, les rues Bab-Azoun, Bab-El-Oued, de la Marine, la place du Gouvernement (elle fut au début Place Royale), et tous les quartiers voisins; nous pouvons donc aujourd'hui retrouver l'aspect de ces parties disparues de notre cité et des curieux monuments, hélas anéantis par l'activité trop hâtive des démolisseurs ; coins d'un passé aboli, d'un charme spécial, qui excitèrent la curiosité et l'admiration non seulement des premiers arrivés mais aussi des visiteurs des premières années, attirés par l'antique réputation d'Alger, coins délicieux auxquels se sont Substitués malheureusement les tristes constructions des temps modernes
----------On peut retrouver, dans maintes vues, ce que furent, notamment le square et la place Bresson, nous pouvons retrouver également le développement des anciens remparts turcs, avec leurs bastions et leurs épaisses murailles hérissées de merlons avec leurs deux portes principales : Bab el Oued etBab-Azoun, cette dernière lugubrement célèbre par les sinistres crochets "les ganches" sur lesquels on précipitait les condamnés - ils y restaient accrochés jusqu'à ce que mort s'en suive.
----------Mais sur le quartier d'Isly, sur cet endroit devenu le centre de l' Alger moderne, c'est à dire celui qui s'étend s'étend de la place Bugeaud aux Facultés, y comprise la partie qui domine le Palais Universitaire et qu'on appelait " Le village d'Isly ". (nous en parlerons plus loin) sur cette partie donc, nous sommes peu renseignés, il faut dire qu'elle fut longtemps la campagne isolée, la brousse où l'on osait à peine s'aventurer sans risques de toute sorte, aussi était-on peu tenté de la peindre, de la dessiner ou de la photographier; c'est peut-être ce qui motive la pénurie de documents. Il n'y a, croyons-nous, que de rares prises de vues photographiques éparses dans des publications, revues ou magazines illustrés permettant de nous rendre compte de ce que furent autrefois les rues d'Isly, Michelet et leurs alentours
----------Dans ces temps là deux communes autonomes existaient côte à côte: Alger et Mustapha. La limite de l'agglomération algéroise s'arrêtait à l'angle des "Ecoles Supérieures " et du "chemin Pasteur " devenu la rue Lys du Pac ; au-delà c'était Mustapha (les vieux algériens prononçaient Moustapha), Cette commune se divisait en deux parties : tout d'abord Mustapha Supérieur où se trouvait comme aujourd'hui le palais d'Eté du Gouverneur Général et où s'élevaient de somptueuses villas entourées de jardins parfumés; là, vivait une sorte d'aristocratie composée d'opulents propriétaires et, pendant la saison d'hiver, des étrangers, dont certains étaient notoires. Au-dessous c'était Mustapha Inférieur, quartier modeste allant de l'Agha au Ruisseau avec le Champ-de-Manoeuvres et le quartier de Belcourt. La colline qui domine cette région, n'était pas encore bâtie et la fameuse grotte de Cervantés se trouvait comme jadis perdue parmi les lentisques, la broussaille et les oliviers
----------Essayons de faire revivre ce quartier d'Isly tel que nous l'avons connu et comme le connurent ceux qui vécurent avant nous.

----------De nos jours, tout a totalement changé. Il ne reste rien de ce qu'a vu notre jeunesse, mais le souvenir en est vivace dans la mémoire de quelques anciens dont le nombre se raréfie d'année en année.

----------Nous aidant de nos seuls souvenirs personnels, nous convions le lecteur à nous suivre dans une promenade dans un monde disparu.

----------Nous allons partir de la limite des deux communes voisines, c'est-à-dire des Facultés ou du Lycée de Jeunes Filles ; de là, nous suivrons la rue d'Isly jusqu'à la place Bugeaud. Dans ce parcours nous constaterons combien le changement a été total.

----------A notre gauche se trouve le Parc d'Isly, appelé parfois le Square d'Isly. Il s'étendait du Lycée Delacroix jusqu'à l'immeuble où existe aujourd'hui une succursale de la Cie Algérienne et où, naguère, était l'hôtel Excelsior qui eut, dès sa fondation, en fin 1904, une très grande vogue.
----------Le Parc d'Isly fut un lieu de repos et de distractions familiales ; sous ses ombrages aux odeurs balsamiques, on se réunissait, on jouait au croquet ; les pensionnaires du Lycée, le jeudi, y venaient en promenade et s'y livraient à d'interminables parties de " barres" jeu scolaire désuet, oublié, inconnu même des générations sportives contemporaines. En profondeur, le jardin allait à peu près jusqu'à la rue Berthezène, après c'était un fouillis d'épaisses végétations : arbres divers, buissons touffus qui escaladaient la pente d'un coteau pour s'arrêter au Télemly (l'admirable promenade disparue), là où est l'actuelle rue de l'Estonie. ----------Dans ces fourrés, à la saison nous allions cueillir des fleurs de cyclamens. Où débute maintenant la rue Zola, se dressait une fontaine, la plupart du temps à sec ; elle avait autrefois orné la place de Chartres avant d'être transportée et reconstruite en ce lieu. En 1903, on la déplaça de nouveau pour la remonter au square Nelson ; elle y est toujours dans la partie réservée à un jardin d'enfants.
----------Une barrière de bois en retrait, le long de la rue d'Isly, séparait le Parc d'un large trottoir garni d'arbres et de bancs où de vieilles darnes, de paisibles retraités, venaient se reposer, deviser et, en hiver, prendre le soleil ; cet endroit s'appelait " les bancs", quand on se donnait rendez-vous " aux bancs", chacun savait sans hésitation où il fallait aller.
----------En 1902, au Parc d'Isly que déjà menaçait une destruction prochaine, s'installait un village d'authentiques esquimaux; on le visitait comme une attraction d'exposition.. Il était établi sur l'emplacement du Lycée Delacroix en bordure du chemin Pasteur. Un de ses hôtes atteint de fièvre typhoïde mourut à l'hôpital de Mustapha ; il s'appelait Maruspeleck. C'était le 5ème décès qui se produisait dans la tribu depuis son départ des régions nordiques.
----------Au mois de mai de la même année on essaya de créer sous les derniers arbres encore debout un café concert en plein air; ce fut Provost le fondateur et directeur du Casino de la rue d'Isly qui eut l'idée de cette organisation en vue de spectacles pour l'été. On y servait, avant la représentation, des dîners par petites tables éclairées par des photophores; sous les arbres, l'aspect, le soir, était charmant. La conception était heureuse, mais l'établissement n'eut qu'une existence éphémère. Dès le début on y eut froid, la saison ayant été tardive cette année-là, le public en oublia le chemin, s'en désintéressa et il disparut comme le parc lui-même peu après. Ce café concert avait été baptisé les " Ambassadeurs " ou l'Eldorado, je ne sais pas au juste.
----------Il me revient en mémoire qu'en 1898, lors des malencontreux troubles anti-juifs fomentés par Max Régis et qui bouleversèrent Alger, les étudiants pour protester contre la nomination et la présence à l'Ecole de Droit du professeur Levy, se mirent en grève et un beau jour, après toutes sortes de manifestations, se réunirent au Parc d'lsly , en un pique-nique joyeux et bruyant ; des chansons furent composées sur ce sujet.
----------Sur une partie des terrains fut édifié le bâtiment de la Ligue e l'Enseignement inauguré en avril 1903 par le Président Louhet. " LA LIGUE " devint le Lycée Delacroix.
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De l'autre côté de la rue d'Isly, à droite, en suivant le même chemin, nous rencontrons un autre jardin faisant pendant à celui que nous venons de décrire, c'est le parc du Club Gymnastique tout enclos de barrières de bois. En été, on y donnait des fêtes de jour et de nuit; on dansait sous les arbres qui, pendant la période chaude exhalaient une délicieuse odeur de résine; que de joyeuses et jolies filles, aujourd'hui vieilles grands-mères, et arrières grands-mères y venaient danser des valses, des polkas, des scottishs, des quadrilles endiablés et l'ostendaise; de cette danse il me reste à peine le souvenir, je l'ai pratiquée, mais je serai incapable actuellement d'en retrouver le pas ni même la musique.
----------Ce parc allait approximativement de la rue Charras au boulevard Laferrière ; en contrebas il était longé par ce qui est maintenant la partie gauche du boulevard Baudin, de la rue Rameau au square Laferrière ; et ainsi nous parvenons à la porte d'Isly et aux remparts ; jusqu'ici nous étions " extra muros ". .
----------Ne franchissons pas encore la porte : arrêtons-nous un instant pour la regarder - on ne peut dire l'admirer - car, en vérité, elle n'avait rien d'artistique.


L'ancienne porte d'Isly vers 1905
L'ancienne porte d'Isly vers 1905
(Au fond à droite amorce de l'actuelle rampe Bugeaud)

----------Elle était incluse dans les remparts construits au cours des années 1842-1845 ; ces ouvrages devaient protéger l'extension de la nouvelle ville au delà des anciennes murailles turques. De ce côté, la blancheur grisâtre du monument ressortait entre la verdure des gazons et des broussailles qui poussaient librement sur les glacis qui l'enserraient. On avait cherché à lui donner du côté qui regardait Mustapha (c'était par là qu'on entrait en ville) une apparence monumentale. Un profond fossé la séparait du reste de la chaussée ; un pont-levis soutenu par de gros piliers en maçonnerie rétablissait la communication ; on racontait qu'en cas d'alerte, il pouvait être relevé. Cela était-il possible, je ne sais, ce qu'il y a de certain c'est qu'il était solidement établi comme un pont tout court. De lourds vantaux doublés de fer hérissés d'énormes clous à tête ronde, pouvaient clore les deux voûtes de la porte. Que de fois les étudiants en liesse s'amusaient au milieu de la nuit à les fermer ce qui provoquait les
imprécations véhémentes des maraîchers qui attendaient avec la file de leurs charrettes l'heure permise (trois heures du matin) pour entrer en ville et gagner les Halles centrales qui, en ce temps là, étaient au marché de la Lyre.

----------Pour donner à cette porte un imposant aspect on l'avait dotée de colonnes accouplées surmontées de pauvres chapiteaux et soutenant une corniche qui n'était pas dépourvue d'élégance. Lors de sa démolition, les colonnes furent transportées au square Nelson où elles se dressent formant une sorte de pergola qu'agrémentent des guirlandes pourprées de bougainvilliers. Entre les deux colonnes médianes, se remarquait un écriteau portant en grandes lettres noires : "Défense de trotter sur les ponts levis ". Cette prohibition fut-elle toujours observée ? Il me semble bien que non, j'ai le souvenir d'un formidable bruit de ferraille, de frémissement, quand passaient de lourds véhicules, notamment les omnibus - Place du Gouvernement-Plateau Saulières " (0 fr 10 le parcours).
----------Rappelons que la porte d'Isly fut édifiée en 1850, et démolie en 1905. Rappelons aussi que les habitants d'Alger-Mustapha la désignaient par un pluriel, ils disaient "les portes " sans doute parce qu'il y avait deux voûtes, l'une cour l'aller, l'autre pour le retour
----------Franchissons "les portes" , passons sous ces voûtes si redoutées de ceux qui avaient leur logis à Mustapha et qui devaient le regagner la nuit; cette crainte était justifiée, car jusqu aux "Ecoles Superieures " l'endroit était complètement isolé, mal éclairé, dépourvu de bâtiments, propice, grâce aux fourrés du parc d'Isly , aux embuscades et aux attaques des rôdeurs.
----------Nous voilà en ville, "intra-muros", à l'intérieur de cette ceinture de murailles dans laquelle Alger étouffait, dont elle a eu beaucoup de mal à se libérer , elle était devenue inutile puisque elle ne protégeait pas la populeuse agglomération mustaphéenne déjà presque aussi importante que celle d Alger,

----------On mit des années à comprendre qu'il fallait la démolir, mais cette entreprise n'était pas permise sans restrictions (la démolition fut commencée en 1895), il fallait "qu'une grille destinée à abriter la défense en cas d'attaque, separât la ville ancienne des nouveaux quartiers (Randan).

----------Ah, cette grille ` à quelles plaisanteries, â quels sarcasmes et impitoyables critiques n a-t-elle pas donné lieu? Elle avait été établie sur un socle de solide maçonnerie d'environ 0 m. 75 à 1 m de hauteur, d'où elle dressait ses barreaux terminés d'une façon 'menaçante en pointes de lances ; l'ensemble pouvait avoir 2 mètres à 2 m. 50 de haut. S'agissait-il d'un essai, ou était-ce la réalisation d'une moderne conception de la défense des places ? On l'ignore. Un beau matin, on fut surpris de voir appliquées contre les barreaux d'épaisses plaques de tôle percées de meurtrières et hérissées du côté de Mustapha de longues piques acérées pareilles à des baïonnettes, étrange dispositif qui devait en cas d'assaut embrocher les assaillants; ce bizarre agencement ne dura pas longtemps, on le fit vite disparaître.

----------Après tant d'années, on peut se demander qui avait conçu celte réalisation baroque, heureusement le ridicule tue le et il a tué la grille Elle disparut; elle aurait coûté, disait-on, très cher: elle fut vendue plus tard, pour un prix modique à un propriétaire du Sahel qui, avec ses restes a, parait-il, entoure et clôturé son domaine,

----------Cependant pour édifier ces grilles ( il en existait une semblable du côté de la porte Bab el Oued) il avait fallu ménager un large espace qui est devenu au nord le boulevard Guillemin-Farre et au Sud le boulevard Laferrière-Foch Sans elles, nous étions, peut-être menacés d'une mesquine avenue comme hélas on en a réalisé en maints endroits de l'Alger moderne . A ce point de vue, elles ont servi à quelque chose

----------Après ce souvenir donné à ces ouvrages militaires qui firent la joie des habitants des deux communes, revenons au point où nous nous sommes arrêtés une fois dépassée la porte d'Isly ; de ce côté, rien de remarquable. c'étaient deux voûtes de fortification toutes simples sans aucune ornementation

 

-----------Devant nous s'ouvre la rue d'Isly, à cette époque bordée de hauts caroubiers infiniment plus ornementaux et pittoresques que les ficus " en zinc" raides et sans grâce qui les ont remplacés.
---------A notre gauche, nous remarquons un glacis à base maçonnée à hauteur d'homme et planté dans sa partie supérieure de maigres eucalyptus, ce glacis rejoignait celui qui, de ce côté, s'appuyait à la porte. Il limitait en arrière une montée qui conduisait au commencement du Télemly. Parfois, sur le rebord de la portion maçonnée, comme en une sorte de margelle, de vieux arabes. des négresses installaient les petits tas de mandarines, de figues ou de dattes qu ils offraient aux passants moyennant un sou,

----------De l'autre côté limitant cette montée, à droite (c'est actuellement l'avenue Pasteur) se trouvait la maison Alcay. Elle fut construite entre 1875 et 1876, je crois, peut-être le fut-elle antérieurement. Pendant longtemps, isolée, elle a été là l'unique immeuble édifié avec une certaine recherche ; en ces dernières années il a été surélevé de plusieurs étages.

----------Nous voyons à droite une placette ombragée de micocouliers dont tout un côté est bordé d'édifices. D'abord un bâtiment massif, sans caractère, c'était un corps de garde, je n'y vis jamais de soldats, mais on affirmait qu'il y en eut autrefois. Il n'avait qu'un rez-de-chaussée à arcades, il formait l'angle de la placette et d'un court chemin en pente qui descendait vers la rue de Constantine, en face de l'esplanade disparue où était le Conseil de Guerre - il y est toujours, mais autour de lui tout s'est modifié. En ce point la chaussée passait à travers un passage ménagé entre les remparts, passage qu'on qualifiait du nom de a Porte de Constantine ..

----------Faisant suite à ce corps de garde, se trouvait un monument religieux, l'Eglise Anglicane, dont l'aspect élégant et charmant agrémentait ce coin et corrigeait ce que la bâtisse militaire voisine avait de rébarbatif et de laid. Elle était au début de ce qui plus tard sera le boulevard Bugeaud et s'édifiait sur une sorte de falaise dominant la rue de Constantine, au-dessus de laquelle une rotonde percée dde petites fenêtres formait intérieurement le salon du desservant.

----------Ce temple fut bâti en 1870 et consacré en 1871 par l'évêque de Gibraltar.
----------Il avait été conçu dans le style anglo-saxon, commun en Angleterre à beaucoup d'églises Protestantes.
----------Elle faisait bonne figure avec son toit pointu garni de tuiles roses surmonté d une croix de belle apparence ; une large ouverture arrondie, garnie d'un vitrail, parait sa façade tournée vers la placette, tandis qu'une petite construction du même style que l'ensemble, s'appuyait en saillie sur la façade de l'édifice. Elle aussi était surmontée d'une croix pareille, mais de moindre dimension, à celle qui domine le toit. Au milieu était percée une petite ouverture de forme romane, comme celles qui, plus grandes, s ouvraient de chaque côté de cette avancée, qui faisait penser au mirab d'une mosquée

----------On admirait à l'intérieur de beaux vitraux fabriques en Grange-Bretagne et des plaques de beaux marbres sur lesquelles étaient gravés les noms des sujets britanniques décédés à Alger et les dates de faits historiques dont certains remontaient à 1550.

----------L'Hôtel des Postes occupe le terrain compris entre le corps de garde et le fosse comble. Son annexe s'élève sur l'emplacement de l'Eglise anglicane et de son jardinet. Mais où placer la Porte d'Isly , au milieu de tous ces édifices modernes ? C'est difficile de le faire avec exactitude, peut-être pourrait, on la situer à l'endroit où se trouvent les barrières des T.A.

----------Obliquons à gauche,nous nous retrouvons en face de la perspective de la rue d'Isly et tout au fond la silhouette de la statue du Maréchal Bugeaud. D'un côté, à gauche il y a la Maison Alcay deja mentionnée, et, à droite, un terrain vague, puis une maisonnette à un étage qu'il serait trop pompeux de décorer du nom de villa ; l'autorité militaire la louait pour un modique loyer à des ménages d'officiers un peu plus loin venait le quartier du Train qui occupait un vaste espace ; enfin, à l'angle de la rue Tivoli (Maréchal Bosquet aujourd'hui), on trouvait un modeste rez-de-chaussée, muni de vitrines ; il servait de magasin d'exposition à un entrepreneur très connu à l'époque, Hippolyte Martel. Là étaient mis en montre des ornements de jardins, jets d'eau à une ou plusieurs vasques en fonte, des statues représentant des éphèbes montés sur une colonnette, portant une torche ou tout autre objet qu'on adaptait à l'éclairage au gaz. Ces statues d'un mauvais goût ingénu étaient destinées (je ne puis vraiment dire à orner) à supporter l'appareil d'éclairage donnant la lumière dans les vestibules d'entrée des maisons, au bas des escaliers ; il en existe encore quelques spécimens dans de vieilles demeures, mais on les a adaptés à l'électricité, ce qui ne les a pas embellies.
----------Un admirable et vigoureux bougainvillier, aux éclatantes bractées, parait cette pauvre construction qui, sans lui, aurait été sans aucun caractère.

----------Après la rue de Tivoli venait un immeuble à un seul étage qui tenait un long côté de l'artère jusqu'à un petit hôtel particulier ; il fut habité par des notabilités de l'époque ; il formait l'angle de la place d'Isly ou Bugeaud, on disait l'un ou l'autre. Ces deux constructions ont été remplacées par l'immeuble du "Bon Marché " de Paris.
----------Nous voici sur la place au milieu de laquelle s'érige depuis le 15 août 1852 l'édifice de l'illustre Maréchal Bugeaud et que nous apercevions depuis la porte dans tout l'alignement de la rue d'Isly. Cette statue est l'oeuvre d'un sculpteur renommé, Dumont ; la même existe à Périgueux, ville natale du célèbre soldat.
----------La statue de Bugeaud a été déplacée il y a quelques années et mise sur le côté, au bas de la rue du Marché.

La place Bugeaud en 1925
La place Bugeaud en 1925

----------Sur cette place, exactement à l'endroit qui se trouve en face de 1a brasserie"Novelty", était un marché pauvre, pauvre, quoique fréquenté et animé. En ce temps lointain, il n'y avait pas de jardinet, mais seulement des arbres sans parterres fleuris ; là, chaque jour, se dressaient des séries de petites tables protégées par une sorte de dais et sur lesquelles des marchands disposaient, les offrant à la vente, de petits tas de fruits: mandarines, oranges, dattes, figues sèches, le tout à un ou deux sous. Des négresses drapées d'une étoffe bleue à larges bandes ocre dans le bas, vendaient dans des paniers plats en vannerie des pains ronds parsemés en leur centre de graines de sésame noircies par la cuisson au four, ou bien encore des sardines enrobées dans de la farine, frites trois par trois, qu'elles disposaient dans leurs paniers tout imprégnés d'huile. Accroupies devant leurs marchandises, elles attendaient patiemment le chaland, abritées du soleil ou d'une ondée par un vieux parapluie. Ah ! ce marché de la Place Bugeaud, comme il occupe le souvenir de nos années d'écolier où nous achetions des fruits que nous mangions en allant au Lycée ou en en revenant.
----------Après la Place Bugeaud, la rue d'Isly, dans la portion allant vers le square Bresson, était bordée de maisons qui ont toutes été remplacées par des immeubles modernes ; à signaler qu'à l'endroit où se trouvait naguère encore le charmant théâtre de l'Alhambra, existait un caravansérail où se logeaient les convois venant du Sud.
----------D'ailleurs la rue d'Isly, comme nous allons le voir, était l'endroit où se groupaient les caravansérails ou fondoucks, primitives hôtelleries pour les hommes et les animaux qui arrivaient des oasis et des régions sahariennes.
----------L'immeuble où se trouve la brasserie Novelty (angle rue d'Isly et place Bugeaud) a remplacé un élégant hôtel particulier qu'habitèrent les intendants généraux et où se donnèrent de brillantes réceptions.

La place Bugeaud en 1953
La place Bugeaud en 1953

----------Revenons sur nos pas et longeons le côté droit de la rue allant vers la porte où sont actuellement l'hôtel du Corps d'Armée et le Mont de Piété. En 1890, la Maison Begeay, celle qui avec le quartier du XIXèCorps d'Armée constitue toute une partie de la place, m'existait pas (elle fut bâtie entre 1891 et 1892). A sa place était une construction rudimentaire derrière laquelle il y avait un caravansérail ; en bordure de la rue d'Isly se trouvait un café maure dont les consommateurs accroupis sur le trottoir se livraient des heures durant aux difficiles combinaisons du jeu de dames ou d'échecs.
----------Sur l'emplacement du n" 39 de la rue d'Isly, existait un fondouk extrêmement fréquenté; on y voyait toujours une foule affairée, bruyante, vociférante, pendant que se déchargeaient les ballots. Au coin des rues d'Isly et Négrier qu'on a baptisée du nom de Varenne, était un petit poste de pompiers. On pénétrait dans le fondouk; on se trouvait dans une vaste cour encombrée d'animaux au repos et de colis; dans le fond du rez-de-chaussée, des écuries et au-dessus un étage parcouru par une galerie sur laquelle s'ouvrait des chambres où s'abritaient les caravaniers. C'est là, qu'en 1894 j'allai quérir quatre chameaux pour un char de Touareg que nous fîmes,- jeunes rhétoriciens, -à l'occasion d'une bataille de fleurs ; il eut beaucoup de succès : les chameliers qui cheminaient sur leursbetes, de chaque coté du char étaient comme nous costumés en targui. Il fut gratifié d'un prix d'honneur
----------Plus loin, un autre fondouk, presque en face de l'immeuble où est actuellement la bijouterie Bielle, dont la cour était précédée d'une petite maison à un seul étage, pompeusement appelé comme l'indiquait une enseigne peinte sur le mur : Hôtel du Boulage ; il devait sans doute loger les charretiers venant de Boghari ou de Laghouat. Vers 1887 ou 1888 au bas de cette maison se trouvait un sellier dont le magasin pourvu d'une vitrine en bordure de la rue d'Isly, offrait aux regards des passants un cheval en bois peint, paré de harnais élégants, spécimens de l'art et de l'industrie du tenancier. A la suite venait une maison très simple à 3 ou 4 étages où se trouvait l'Intendance militaire. Elle est restée longtemps debout. Nous voici à la fin de notre promenade rétrospective puisque nous nous retrouvons au bas de la maison Alcay et devant la porte d'Isly,
----------Et voilà, rapidement et peut-être maladroitement esquissé l'ancien aspect du quartier d'Isly ; il est toujours difficile de situer avec exactitude, au milieu des bouleversements et des changements modernes, l'emplacement de ce qui existait antérieurement. Ce quartier est devenu aujourd'hui le plus luxueux de la cité c'est là, qu'avant les dernières guerres, la jeunesse algéroise avait coutume de faire "son persil" : le matin de 11 h. à 12 h., et le soir de 18 h. à 19 h. Cette promenade qui avait été précédée pendant de longues années par la flânerie sous les Arcades Bab-Azoun a cessé maintenant. La vie trépidante, difficile du présent ne permet plus les causeries ambulatoires, les plaisanteries innocentes ; les affaires, les préoccupations, ont fait oublier et périmer la jeune gaietéde naguère.
----------En terminant ce récit, il me reste à dire un mot du "Village d'Isly". Il était situé au-dessus des Facultés. Il était charmant, composé de jolies villas délicieusement agrémentées de jardins. Dominant la rue de Mulhouse, s'élevait la "Villa Sintès", parée d'un crépi rouge elle se dressait au milieu des vieux oliviers entourée de massifs débordant de verdure et de fleurs. Longtemps elle fut une pension de famille recherchée des hiverneurs pour sa situation, son calme et la vue splendide qu'on y avait sur la baie et les montagnes de Kabylie. C'est là que, dans une retraite absolue, s'était réfugié dans les années 1886 et 1888 Saint-Saëns, fuyant la popularité et la curiosité de la foule ; il s'était dissimulé sous le pseudonyme de Charles Sannois. Ce séjour avait précédé celui qu'il fit plus tard à la Pointe-Pescade, dans une maisonnette de style arabe qui appartenait à Madame Laperlier.
----------Tout cela a bien changé ! Ce que l'on fait de nos jours est certes conforme au progrès, il faut le reconnaître, mais " les anciens" ne peuvent évoquer, sans le regretter, le pittoresque d'antan ; car le cadre de leur jeunesse ne fut pas le "VIEIL ALGER ", mais le "BEL ALGER"
(A suivre)

Dr GAUTHIER Président du Comité du Vieil Alger