Alger, Algérie : documents algériens
Série culturelle : art
l'art des Berbères
12 pages, 9 illustrations - n°78 - 15 décembre 1956

Très antérieur à l'Islam, il a traversé apparemment immuable les onze siècles qui se sont écoulés depuis la conquête musulmane et a survécu au déclin de l'art que les conquérants ou leurs successeurs avaient propagé. Il ne semble avoir connu ni renouvellement, ni évolution. Son histoire est d'ailleurs d'autant plus difficile à écrire qu'elle s'est déroulée en dehors des centres où se fait d'ordinaire l'histoire, capitales de royaume ou foyers de culture.

mise sur site le 8 - 04 - 2005
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------------Pour définir l'Art Berbère et essayer de dégager sa personnalité, il convient d'abord de le distinguer des arts qui, ayant coexisté avec lui, ayant fleuri sur la même terre, lui sont demeurés étrangers ou ne l'ont influencé que partiellement et sporadiquement.
------------Après avoir connu les arts introduits dans l'Antiquité par ses maîtres de Phénicie, de Rome et de Byzance, l'Afrique du Nord a reçu, avec l'Islam, un art oriental, qui devait modifier presque entièrement le cadre de sa vie. Il y aurait lieu d'ailleurs de marquer des époques dans le développement de cet art nouveau, de préciser l'origine et la voie des courants qui l'apportèrent et aboutirent successivement en Afrique du Nord, de délimiter la durée et l'étendue géographique de leur action. On distinguerait une première période où règne, surtout en Berbérie orientale, un art musulman importé de Syrie et d'Iraq, directement ou par l'intermédiaire de l'Egypte ; une seconde période où s'implante au Maghreb et de là rayonne vers l'Est un art venu d'Andalousie, enfin une troisième période où l'hégémonie turque se traduit par l'épanouissement d'un art levantin en Tunisie comme en Algérie, tandis que le Maroc reste fidèle à l'art hispano-mauresque.

------------L'art des Berbères n'a rien connu de semblable. Très antérieur à l'Islam, il a traversé apparemment immuable les onze siècles qui se sont écoulés depuis la conquête musulmane et a survécu au déclin de l'art que les conquérants ou leurs successeurs avaient propagé. Il ne semble avoir connu ni renouvellement, ni évolution. Son histoire est d'ailleurs d'autant plus difficile à écrire qu'elle s'est déroulée en dehors des centres où se fait d'ordinaire l'histoire, capitales de royaume ou foyers de culture. Alors que l'art musulman a fleuri dans Kairouan, Tunis, la Qal'a des Beni Hammâd, Bougie, Fès, Rabat, Marrakech, l'art berbère a poursuivi hors des cités une carrière obscure, mais où s'affirmait son étonnante vitalité. Il est proprement un art rural.

------------Il importe d'ailleurs de rappeler que les populations non citadines de l'Afrique du Nord connaissent deux genres d'existence susceptibles de marquer l'art qu'elles créent à leur usage. Il y a des sédentaires agriculteurs, habitant des demeures généralement groupées en villages, surtout localisés dans les massifs montagneux, et des pasteurs vivant sous la tente, se déplaçant dans les plaines avec leurs troupeaux selon le rythme des saisons.

------------Qu'il soit créé par des sédentaires ou des nomades, l'art berbère présente des caractères évidents d'archaïsme. Il en va de même de tout art rural. C'est un fait bien connu que la campagne invente peu, qu'elle demeure impénétrable aux modes éphémères qu'adoptent les villes, ou qu'elle les accueille avec un retard, mais que, les ayant reçues, elles les conservent longuement, alors que les villes en ont perdu le goût. De là un décalage chronologique qui affecte nos arts ruraux d'Europe et qui s'affirme dans les domaines les plus divers, le costume, le mobilier, le langage, la musique et la danse.

------------Au reste ce n'est pas seulement les modes jadis citadines que l'on retrouve cristallisées dans les campagnes et dont on peut reconnaître plus ou moins aisément l'époque de transmission ; il est des éléments qui échappent à toute chronologie et se dérobent à une détermination précise d'origine. Ces formes d'un art, qu'on qualifiera de primitif plutôt que d'archaïque, semblent nées en quelque sorte spontanément de la technique même et de l'emploi de la matière, du jeu des doigts et du rythme qu'il engendre, tel le décor régulier que crée le croisement des roseaux d'une corbeille, des brins de jonc d'une natte ou des fils colorés d'un tissu, tel encore le tracé rectiligne ou incurvé qui résulte de la structure ou du maniement de l'outil, pinceau ou couteau d'un sculpteur sur bois.

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Art archaïque, art primitif, les ruraux berbères ont pratiqué l'un et l'autre. Leur conservatisme, leur surprenante fidélité aux traditions venues du fond des âges s'affirme surtout dans les genres de travaux auxquels s'adonnent les femmes. Il y a en effet lieu de distinguer ici des techniques exclusivement féminines et des techniques masculines. L'acquisition des premières, dont les produits sont destinés à l'usage domestique, fait en quelque sorte partie de la discipline familiale. Les procédés, les formules se lèguent de mères en filles. Les secondes, dont les produits peuvent être l'objet d'un commerce, sont créées par des artisans spécialisés.
------------Le conservatisme qui s'affirme dans les arts féminins s'explique sans peine par les conditions de vie des ouvrières, par la claustration que leur imposent les mœurs musulmanes, par la rareté de leurs contacts avec le monde extérieur et pour tout dire par l'étroitesse de leur horizon intellectuel. Dans la société berbère plus que dans toute autre, la femme est gardienne des traditions ancestrales, des croyances populaires, des vieux rites magiques et des formes périmées de langage. Nous y joindrons les métiers d'art comme le tissage et la poterie décorée, que nous examinerons tout à l'heure.
------------Les techniques qui s'offrent à l'activité masculine, bien que soumises elles aussi aux conditions que créent l'isolement et le particularisme rural, sont plus sujettes à la contamination de l'art citadin. Le fait que les artisans sortent de leur village, que leurs produits sont exécutés sur commande ou se vendent au marché expose ces techniques aux variations de la mode ou à une évolution retardataire. La fabrication des tapis, la sculpture sur bois, la bijouterie nous permettront d'en constater les effets.
------------Pour ces arts masculins se posera donc la question des influences successives. Mais en fait pour toutes les techniques que les Berbères, hommes ou femmes, pratiquent encore, se pose la question des origines et ce problème inéluctable rejoint ceux qui ont rapport à l'origine des Berbères eux-mêmes et de leur langue. Ils n'ont pas encore trouvé de solution unanimement admise.

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------------D'un premier coup d'œil jeté sur les pièces qui meublent la salle berbère, au musée Stéphane Gsell d'Alger, qui en garnissent les vitrines ou en vêtent les murs, se dégage un caractère archaïque qui différencie ces créations des œuvres d'art musulman. Les Berbères ont le goût du décor ; mais ce décor ne fait intervenir qu'une géométrie élémentaire, le plus souvent formée de droites circonscrivant des surfaces réduites (carré, losange, triangle) ou de cercles divisés en sections rayonnantes. L'imitation de la nature est absente de cet art ornemental ainsi que les autres éléments qui constituent l'arabesque. Notons toutefois des exceptions singulières, notamment dans les ouvrages de poterie, des représentations anthropomorphes ou animales qui semblent les premiers balbutiements d'un art figuratif, mais qui sont restés à l'état d'ébauches. A part ces très rares objets, l'art des Berbères est proprement un art abstrait, une pure création de l'esprit guidé par un instinct profond et des traditions sans âge.
------------Tel est surtout celui que nous trouvons dans les tissages des nomades et, en premier lieu, dans le genre de tissage qui constitue l'accessoire essentiel de la vie de ces pasteurs, le flidj, longue pièce d'étoffe robuste, qui, assemblée à des pièces semblables, cousue côte à côte, compose la tente. Exécuté par les femmes sur un métier horizontal très bas, fait de laine mélangée de poil de chameau, le flidj est décoré de bandes longitudinales, parfois et selon les traditions propres aux diverses tribus, très sobres de ton ou bien de couleurs très variées à dominante rouge. ------------On notera, avec l'échelle très réduite des éléments décoratifs, la répartition symétrique et axée des bandes ainsi décorées, en sorte que cette parure extérieure de la tente se présente en longs registres verticaux qui lui confèrent une allure quasi architecturale.

Fig. 1. - Tissage berbère
Fig. 1. - Tissage berbère

------------Le genre de décor, que nous rencontrons dans les flidj et que nous trouverions également dans les grands bissacs, les musettes, les sangles et les housses de montures, appartient à ce que nous sommes tentés de considérer comme de l'art primitif et apparemment spontané. Toutefois il est permis de se poser à son sujet la question d'origine ; on peut également se demander quelle en est l'extension géographique et, partant, s'il est légitime de le considérer comme spécifiquement berbère. On remarquera que les nomades arabes du désert de Syrie fabriquent des tissages semblablement ornés. Cette parenté de style suggère l'hypothèse, soit d'une transmission de modèles d'Est en Ouest au cours du MoyenAge, soit plutôt de contacts beaucoup plus anciens, d'une communauté d'inspiration se maintenant dans des collectivités lointainement parentes, d'un rayonnement dont le foyer unique reste à déterminer.
------------L'oeuvre des tisseuses berbères trouve également chez les sédentaires (fig. 1) de remarquables emplois dans le costume féminin. La grande et la petite Kabylie, l'Aurès et divers villages tunisiens, produisent encore de très belles pièces de ce genre. Ces pièces, beaucoup plus larges que hautes, composent des vêtements qui se drapent à la manière du peplos antique. Le Mzâb a également des manteaux taillés et cousus que portaient naguère les hommes. Les uns et les autres de ces tissages sont décorés par des bandes verticales diversifiées par la largeur et la nature du décor alternant avec des bandes vides. Ces bandes verticales pleines et vides, sont symétriquement disposées de part et d'autre -d'un axe. Le plus souvent les bandes pleines sont elles-mêmes meublées de petites bandes transversales, allant d'un bord à l'autre. Les deux extrémités des bandes vides portent fréquemment un ou plusieurs motifs triangulaires qui se détachent en silhouette -sur le fond.

------------Sous la tente des nomades, le tâg (ou draga), une très longue pièce tissée isole le quartier des hommes du quartier des femmes. Le décor de cette séparation se décompose en panneaux encadrés par des bandes latérales. La tenture étant dressée, nous retrouvons ici la verticalité qui s'affirme comme un parti décoratif assez caractéristique de l'art berbère.
------------Le tâg, pour l'exécution duquel les hommes semblent s'être substitués aux femmes, établit en quelque sorte la transition entre le tissage, œuvre féminine, et le tapis à points noués, dont un homme dirige l'élaboration (fig. 2).

------------Cet homme, c'est le reggâm, curieuse figure d'artiste nomade qui, fidèle à la tradition, y apporte cependant des variantes, combine diversement les éléments appris selon son inspiration ou le goût du client, qui " invente de mémoire " et se vante de ne jamais faire deux fois la même pièce. Les tapis à haute laine du Djebel Amour qu'il compose, alors que les femmes se bornent à remplir les surfaces délimitées par son dessin, constituent le meuble presque unique de la tente, garnissant le sol et servant de couverture, de divan ou de lit. Ils présentent une remarquable unité de couleur (à dominante rouge et bleu sombre ou noir) et de décor. On notera, dans les schémas constructifs de ce décor, la prédominance des lignes diagonales, qui engendrent le treillis, le losange ou le triangle, et, dans les éléments de remplissage, l'emploi fréquent du trait " pectiné " bordé de dents de peigne, parfois terminées en crochet.

------------Le caractère archaïque de cette ornementation, l'emploi exclusif d'une géométrie élémentaire et la sobriété de la palette incitent à considérer ce genre de tapis comme très ancien. Toutefois la question de son origine prête à discussion et l'on hésite à y reconnaître une création purement berbère.

------------Il convient de rappeler d'une part, que les populations du Djebel Amour sont d'origine arabe, descendants des nomades arabes de l'invasion Hilâlienne (XIè siècle), que le vocabulaire des tisseurs et tisseuses est entièrement arabe, que certains éléments du décor se rencontrent dans les tapis orientaux et que la technique du point noué est assez spécifiquement asiatique.

------------Par contre, on doit souligner le fait que les tapis du Djebel Amour sont invariablement terminés par deux bandes qui consolident le champ des points noués. Or ces bandes sont tissées et leur caractère berbère n'est pas niable. On notera également l'évidente parenté de ces tapis comme facture et composition avec ceux que fabriquent au Maroc les montagnards incontestablement berbère du Moyen-Atlas. Origine autochtone et développement local ou importation asiatique ; entre les deux solutions l'incertitude est permise.

Fig. 2. - Tapis du Djebel Amour

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------------L'étude des bois sculptés pose des problèmes parfois embarrassants mais qui semblent moins difficiles à résoudre. Cet art rural est exclusivement masculin et d'ordinaire pratiqué par des artisans spécialisés. Il s'est perpétué jusqu'à une époque récente dans diverses régions connues comme de peuplement berbère telles que la Grande et la Petite Kabylie, l'Aurès et ses abords.
------------Le goût de la parure qui s'y manifeste s'applique exceptionnellement à des éléments d'architecture comme les portes de maisons, mais surtout à des objets mobiliers naguère usuels. Les Kabyles ont ainsi décoré de grands coffres élevés sur quatre pieds massifs, des fourreaux d'épées, des marques à pains et pâtisseries, dont on se servait à Alger. Les abords orientaux de l'Aurès fabriquaient des poires à poudre (fig. 3) en disques aplatis et pourvus d'un versoir. Le décor, qui ignore le relief, ne fait intervenir que des défoncements de section triangulaire. Cette facture présente un caractère archaïque évident et semble déterminée par l'outillage très simple - couteau et gouge - dont dispose l'artisan.

Fig. 3. - Poire à poudre de 1'Aurès
Fig. 3. - Poire à poudre de 1'Aurès

------------Cependant, à l'analyse, la sculpture sur bois se révèle complexe dans ses thèmes et ses éléments. On croit y reconnaître des emprunts aux arts qui ont fleuri dans les villes africaines et qui ont pu successivement enrichir cet art rural. Des cannelures juxtaposées semblent copiées sur celles des bases romaines. L'arc en fer à cheval plein cintre affirme avec évidence l'intrusion de l'architecture musulmane.
------------Cependant, ce qui domine, c'est la tradition héritée de la Berbérie chrétienne, cet art des modestes basiliques villageoises que le quatrième et le cinquième siècle virent s'élever chez les orthodoxes ou les hérétiques donatistes des mêmes régions, et auquel nous devons des consoles soutenant les charpentes, des pilastres de cancels et des reliquaires.

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- ------------Plus encore que la sculpture sur bois, la bijouterie, métier d'hommes, est du ressort d'artisans spécialisés. En dehors des villes, où ces artisans sont presque invariablement des Juifs, certaines régions, certains villages ont vu se perpétuer un art dont la genèse et le développement suggèrent les mêmes questions que celles qui nous ont déjà arrêtés. Nous nous en tiendrons aux parures féminines que
Fig. 4. - Bijoux kabyles
Fig. 4. - Bijoux kabyles

fabriquent des bijoutiers musulmans de la tribu des Beni Yenni, spécialement au village de Taourirt Mimoun, situé en Grande Kabylie au Sud de Fort-National. Ces bijoux d'argent fondus, ou repoussés et ciselés, qu'enrichissent des émaux cloisonnés et des cabochons de corail, consistent en diadèmes formés de plaques articulées, en grands médaillons circulaires à pendeloques, en boucles d'oreilles, en bracelets et anneaux de chevilles, en étuis à amulettes et en fibules permettant de fixer le vêtement drapé des femmes berbères, de part et d'autre de la poitrine.

fig.5 : Fibule kabyle
fig.5 : Fibule kabyle

------------Une première question concerne l'émail cloisonné, technique savante, des os recherches d'atelier, voire de laboratoire, qu'on imagine mal comme poursuivies dans un village de la montagne berbère. Nous croyons reconnaître là un exemple typique de métier citadin dont la ville a oublié l'usage, mais qui, adopté par la campagne, s'y est conservé depuis des siècles ; et nous sommes tentés de voir, dans nos bijoutiers émailleurs de Kabylie, les disciples attardés des orfèvres andalous du Moyen-Age, auteurs des agrafes des gardes d'épées - telles les fameuses épées dites de Boabdil - qu'ils enrichissaient de ciselures et d'émaux. Il va sans dire que les voies et agents de transmission (immigration de fugitifs d'Espagne ?) et le centre de diffusion de cette technique (Bougie ?) nous demeureront sans doute toujours inconnus.
------------Si l'émail cloisonné encore en usage chez les ruraux berbères nous permet d'entrevoir un enrichissement dû aux étrangers, la composition des bijoux eux-mêmes et en particulier des fibules kabyles (ibzimen, sing, abzim), nous suggère l'idée d'un héritage reçu des ancêtres et dont l'adoption se perd dans le passé. La forme est classique et d'un beau caractère. L'épingle de la fibule, au haut de laquelle un coulant retient le cercle ouvert où l'on engage les bords de l'étoffe à fixer, est couronnée d'une plaque large et plus haute que l'épingle elle-même. Cette " tête d'épingle " affecte en Kabylie la forme d'un triangle au sommet duquel s'épanouit un fleuron et qui porte à sa base deux petits pédoncules. Notons que les fibules à couronnement triangulaire se rencontrent de même chez diverses populations du Maroc. ------------Le triangle semble d'ailleurs un thème ancien dans la bijouterie musulmane du pays berbère. Nous possédons des pendentifs d'or filigrané antérieurs au milieu du XIè siècle, trouvés sur les confins occidentaux de Tunisie ; ils présentent cette silhouette triangulaire caractéristique. On sait d'autre part quel rôle remarquable joue le triangle dans l'art rural qui nous occupe. Les tissus nous l'ont montré ; nous allons en rencontrer de nouveaux emplois dans la poterie berbère.

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------------Cet art de terre nous ramène à l'activité féminine. Seules les femmes fabriquent ces poteries destinées aux besoins domestiques, rarement mises en vente sur les marchés, plats, marmites, amphores, pot et naguère lampes à pied ; et, bien que leur procédé de fabrication soit des plus rudimentaires, elles créent parfois des pièces qui, par le galbe et la distribution du décor, pourraient rivaliser avec les vases de la Grèce antique. Ces poteries sont modelées sans tour, montées aux boudins d'argile et lissées avec une planchette ou un galet. La terre nue ou revêtue d'un engobe de terre blanche est décorée à l'aide d'un pinceau fait d'une touffe de poils que réunit en leur milieu une boulette d'argile. Des terres ocreuses, la laque, des jus de plantes, le bitume, fournissent la couleur, où figurent uniquement le noir et le rouge. Certaines pièces sont vernies avec un enduit de résine. Toutes sont cuites en plein air dans un brasier de bois d'écorce ou de bouse de vache.
------------Les centres ruraux où traditionnellement travaillent des potières sont fort nombreux et disséminés à travers les trois pays de l'Afrique du Nord. Chaque région a ses procédés, sa palette et ses décors. Une étude d'ensemble reste à faire ; elle permettrait, semble-t-il, de distinguer les poteries du Sud plus barbares, comme celles de l'Aurès, des poteries des régions côtières, plus délicates et d'une composition plus savante ; pour l'Algérie, on distinguerait les poteries de l'Ouest de celles de la Kabylie, où figurent de grandes surfaces rouges, et de celles du Constantinois.
L'ornementation des plats est fréquemment disposée selon un thème rayonnant ; celle des vases, qui généralement laisse la base vide, s'ordonne symétriquement de part et d'autre de l'anse ou du versoir, en panneaux limités par des cadres tracés du col à la panse. Nous retrouvons là la composition par bandes verticales que nous avons remarquée dans les tissus. Les mêmes éléments décoratifs s'y rencontreraient aussi ; le même rôle constructif des diagonales, engendrant des treillis et des damiers, et, dans le détail, la fréquence du losange et du triangle.
------------La question de l'origine des poteries berbères a déjà fait fermenter les esprits et couler de l'encre. Arnold Van Gennep, étudiant les poteries kabyles a montréles analogies qu'elles présentaient avec la céramique chypriote, égéenne et crétoise à décor rectiligne ( A. Van Genepp, Etudes d'Ethnographie Algérienne, Les poteries kabyles, ext. de la Revue d'Ethnographie et de Sociologie, 1911.). Le Docteur Gobert pense que ces ressemblances n'impliquent aucune filiation (E.-G. Gobert, Les poteries modelées du paysan tunisien, ap. Revue Tunisienne, 1940, pp. 119-193.). L'ancienneté même du décor peint sur vase de terre lui apparaît comme peu admissible. Des tessons de style berbère trouvés dans des excavations du rocher de Constantine en même temps que des poteries tournées datables du Ier et du IIè siècle de notre ère (Cf. G. Marçais, Notice sur les poteries trouvées dans la grotte des Pigeons à Constantine, ap. Recueil des notices et mémoires de la Société archéologique de Cons tantine, 1914, pp. 175 ss.) semblaient fournir une preuve de cette ancienneté. Le Docteur Gobert élève des doutes sur la rigueur de la méthode qui amena cette découverte et partant il conteste la légitimité des indices qu'on en pourrait tirer. Rien, d'après lui, ne prouve que l'Afrique du Nord antique ait connu la poterie rurale décorée de peinture.
------------La naissance de la poterie peinte dans les différentes régions du pays berbère lui semble un phénomène quasi spontané et sporadique, chaque école s'étant développée " sans autre lien avec les voisines que les tendances générales du tempérament, des manières de sentir et des moyens matériels ". Toutefois le Docteur Gobert, s'inspirant des remarques de Louis Poinssot, admet l'enrichissement du répertoire des potières par une transposition de technique, par la traduction en peinture sur terre cuite des décors de tissus importés de Syrie et familiers aux nomades chameliers. " Il semble plausible, écrit-il, que le décor rural losangé, le plus répandu aujourd'hui dans le Maghreb, est né de la fusion de vieux motifs locaux (Attestés notamment, dans les tatouages.) et d'apports venus d'Asie. " Le travail du Docteur Gobert. paru en 1940 est une contribution précieuse à l'étude de l'art des Berbères.
------------Depuis sa publication, Mlle Miriam Astruc a versé au débat des pièces de grande importance, qui renouvellent en partie notre information (M. Astruc, Supplément aux fouilles de Gouraya, ap. Libyca, II, 1954, pp. 9 ss.). Ce sont des coquilles d'oeufs d'autruches exhumées de la nécropole punique de Villaricos, sur la côte d'Espagne, au Nord du cap de Gata (fig. 6). Le décor de certaines de ces coquilles présente, avec celui des poteries et plus encore avec celui des tissages berbères des ressemblances frappantes (fig. 7). Ce décor s'organise en larges bandes verticales encadrées de bordures et meublées de petites bandes transversales superposées. Ces bandes pleines alternent avec des bandes moins garnies ou même vides, sauf aux extrémités, où un motif triangulaire se détache en silhouette sur le fond blanc. Le remplissage en treillis formé par des lignes diagonales est: fréquent. Les triangles posés au haut et au bas des panneaux vides sont sommés de fleurons rappelant ceux qui enrichissent la silhouette des fibules Kabyle.;.
------------Ces coquilles décorées sont datables du VIè siècle au IVè siècle avant J.C. La matière vient évidemment d'Afrique et les rapports réciproques que ces importations impliquent sont encore attestées par la trouvaille d'objets de même famille sur la côte algérienne. La nécropole punique de Gouraya (à l'Ouest de Cherchel) a fourni des coquille, semblablement ornées de peintures, très comparables à

Fig. 7. - Tissage berbère
celles d'Espagne mais d'un travail plus grossier et que l'on présume du IVè siècle. Enfin une tombe du même lieu a procuré à M. Missonnier un vase modelé à décor noir et rouge (fig. 8 F. Missonier, Fouilles dans la nécropole puniqu : de Godcayaa, ap. Melanges d'archéologie et d'histoire. Ecole française de Fo;nne, 1933. L, pp. 105-107, tig. 9.). Des bandes verticales meublées de losanges y alternent avec des panneaux vides sur le champ desquels des triangles se détachent en silhouette. Nous avons là une traduction possible par la céramique locale du décor de coquilles importées.
------------Outre ces pièces trouvées sur la rive d'en face, Mlle Astruc suggère des rapprochements avec la céramique punique considérée comme du VIIè-Vè siècle (Cf. P. Cintas, Céramique punique, pl. LXVI, n 92 et 233), avec la céramique beaucoup plus savante des Cyclades (Cf. Dugas, Céramiques des Cyclades, pl. III 2 b.), voire une analogie inattendue avec un vase trouvé à Tépé Giyan, près de Nehavend (Cf. Contenau et Ghirshman, Fouilles de Tépé Giyan, p. 27).

Fig. 8. - Vase Missonnier

------------Que le décor à bandes verticales pleines alternant avec des champs plus aérés (comme les métopes et triglyphes d'une frise dorique), que les éléments géométriques qu'on y trouve, les treillis de losanges et les triangles, soient encore d'un usage courant dans nos tissages et dans nos poteries, cela ne nous laisse-t-il pas entrevoir une solution possible, du problème de leurs origines ? Il semble permis d'en inférer qu'aux anciens peuples de la mer, les Phéniciens notamment, revient peut-être une part de la genèse de l'art des Berbères.

Georges MARÇAIS.