Alger, Algérie : documents algériens
Série économique : artisanat
la situation artisanale en Algérie
3 pages - n°55 - 25 janvier 1949

Le dernier concours du meilleur artisan algérien inauguré le 23 Novembre dernier par M. le Ministre, Gouverneur Général de l'Algérie, a marqué une nette amélioration des techniques artisanales ; ce progrès ne doit, à notre avis, constituer qu'une étape dans la marche en avant qui conduira à une véritable rénovation des arts mineurs de l'Algérie.

mise sur site le 13-03-2005
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-----------Il est peu de professions plus difficiles à définir que celle de l'artisan. Les légistes et les économistes n'ont pas encore pu se mettre d'accord sur une formule acceptable et ce n'est pas aujourd'hui que j'essaierai, pour ma part, d'en proposer une ; qu'il me suffise de dire que les artisans auxquels nous nous intéressons se distinguent par la qualité et l'originalité de leurs travaux dont la valeur artistique est indéniable.

LE PASSE

-----------Lorsqu'on jette ses regards sur le passé, on aperçoit, d'une part, un artisanat citadin sévèrement organisé dans des corporations aux règlements rigides, d'autre part un art populaire qui s'exprime à la campagne par le décor des objets utilitaires (vêtement, vaisselle, mobilier, habitat).
-----------A la ville, les artisans ont leur quartier, leurs rues où s'alignent, côte à côte, les petites échopes. Voici la rue des savetiers ; les murs des boutiques s'ornent de babouches multicolores rangées avec soin, l'artisan, penché sur son billot de bois, un lourd tampon de cuivre à la main, lève peu la tête devant lui les acheteurs font leur choix et ne dérangent le patron que lorsqu'ils se sont décidés, ont retenu un article et accepté le prix proposé.
-----------Plus loin le quartier des dinandiers retentit sous les coups de marteaux régulièrement rythmés, des hommes couverts de sueur et de poussière de charbon s'affairent sans prêter attention aux badauds. Le cuivre rouge se plie sous leurs instruments habilement maniés. Il prend forme, il devient récipient (le cuisine, plat large, profond, rince-doigts aux lignes harmonieuses.
-----------Notre promenade nous conduit ensuite à la rue des bijoutiers qui burinent l'argent ou cisèlent l'or en des bijoux dont les ruraux sont aussi friands que les citadins. Dans la rue des tisserands, claquent les tac-tac des navettes inlassables. Une odeur fétide annonce 'la rue des tanneurs. Ici, les couturiers s'affairent, brodent des parements de burnous dont un gamin attentif écarte les fils. Un atelier plus richement installé indique le "Tiraz " où les princes font tisser sur de curieux métiers fort compliqués de splendides étoffes de soie lamées d'or et d'argent.
-----------Partout un peuple affairé, une organisation solide bien que tracassière parfois. Les chefs de corporation, détenteurs des règlements, sont juges, experts, ils veillent au respect de la qualité ; ils décident du nombre des ateliers à admettre, du passage de l'état de compagnon à celui de contremaître,_ puis (le patron. Grâce à eux, la valeur du travail ne s'avilit pas, mais l'art se fige, se cristallise, n'arrive pas à se dégager des thèmes classiques et, l'inspiration étant tarie, il s'abatardit nécessairement à la longue, aucune sève nouvelle ne venant le ranimer.
-----------A la campagne, la division du travail réduite à l'extrême, fait de l'homme un pasteur, un cultivateur, mais aussi, à l'occasion un maçon ou un menuisier, voire un forgeron ou un tisseur de tapis. La femme pourvoit à tous les autres besoins de la famille, tribale ou non. Mère de famille et ménagère, elle sait encore modeler les ustensiles de ménage et les décorer fort habilement ; elle lave, file et teint la laine du troupeau familial dont elle fera les vêtements, des tentures, des couvertures, et aussi, la toile de la tente. Tous ces objets s'ornent d'un décor parfois précieux et toujours remarquable par sa valeur artistique. Travaillant pour elle-même, elle ne compte ni son temps ni sa peine. Les thèmes qu'elle emploie sont connus, ils lui viennent de mère en fille d'un lointain passé où ils ont eu sans doute une signification magique que le temps a fini par estamper ou effacer complètement.

-----------Le signe s'est isolé de la chose signifiée, il a été différemment compris, niais il s'est traduit par les mêmes symboles. Cependant, la tradition, aussi impérieuse soit-elle, n'empêche pas totalement l'inspiration nouvelle et, contrairemnt à ce que nous trouvons dans les corporations citadines, il n'est pas impossible de s'évader des vieux thèmes ancestraux et l'on peut qualifier sans crainte d'artistes certaines potières kabyles dont l'inspiration sait se renouveler sans cesse ou le grave reggam (tisseur de tapis) du Sud constantinois qui se vante de n'avoir jamais refait le même tapis et qui n'a d'autres modèles sôus les yeux que ceux qu'il " porte dans sa tête,".
-----------Lorsqu'on jette un coup d'oeil sur ce passé récent, pas encore entièrement disparu d'ailleurs, on observe, en résumé, d'un côté un artisanat constitué: l'artisanat cidatin; d'un autre côté, un travail familial qui ne vise qu'aux besoins stricts du groupe et ignore le commerce, mais qui constitue un des aspects les plus attachants de l'art populaire nord-africain.

LA SITUATION ACTUELLE

-----------Que subsiste-t-il de cet ancien état de choses? L'artisan s'est rapidement étiolé, il végète actuellenient. Certaines corporations ont complètement disparu ,les autres survivent si difficilement qu'il n'est pas téméraire de prédire leur fin prochaine. L'organisation s'est effacée, les artisans dispersés, abandonnés à eux-mêmes, se débattent dans les pires difficultés ; la qualité de leurs travaux est médiocre et tend de plus en plus à s'avilir.
-----------Le travail familial des ruraux, en se commercialisant, s'est considérablement abâtardi. Après quelques années de succès qui ont pu faire croire que l'artisanat citadin ferait place à un artisanat rural, riche, prospère, les commandes se sont raréfiées. Par ailleurs les familles exploitées par des intermédiaires peu scrupuleux ont renoncé à un travail qui n'était pas rénumérateur; ou bien elles n'ont plus voulu produire en dehors des besoins du groupe ou bien, et c'est le plus fréquent, le métier s'est perdu, le groupe lui-même ayant trouvé ailleurs les objets qui lui étaient nécessaires pour vivre.
-----------Que s'est-il produit pendant ces dernières années ? Tout d'abord, le développement de la grande industrie en Europe a eu des contrecoups jusque dans un pays où les moyens de production n'ont pas varié. La facilité accrue des transports a permis l'importation de produits de manufacture qui ont envahi les marchés. Les effets ont été presque immédiats pour l'artisanat citadin. Frappés terriblement par la concurrence, les tisserands ont cru pouvoir lutter en se libérant des contraintes de la corporation et ont. voulu produire vite et à meilleur marché. Le résultat ne s'est pas fait attendre : leurs travaux de moins en moins soignés ont détourné la clientèle traditionnelle qui pourtant apportait encore des laines à travailler. La mode elle-même s'en est mêlée ; le citadin préféra bientôt le costume européen à l'habillement de ses aïeux. L'ouvrier lui-même trouva plus commodes les " bleus " qui gênaient moins ses mouvements. L'Armée, en vendant ses surplus, a couvert des milliers de Musulmans de bourgerons et de treillis. La campagne, à vrai dire, a beaucoup plus résisté à cette évolution, mais elle la suit à son tour et le tisserand voit fondre d'année en année une clientèle déjà clairsemée. Il aurait peut-être pu lutter en recherchant ailleurs d'autres acheteurs ; les Européens, les touristes auraient volontiers fait l'acquisition d'objets originaux mais il aurait fallu qu'ils fussent soignés et qu'ils présentassent de réelles qualtés artistiques : En se refusant à cet effort le tisserand s'est lui-même condamné irrémédiablement.

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----------Chez les ruraux, le manque d'organisations a été la cause essentielle du mal.
-----------Tout d'abord le fait même que le travail familial devenait plus intéressé devait fatalement coinpromettre sa valeur artistique. La tisseuse pour qùi le temps ne comptait pas composait jadis avec amour des travaux pour lesquels il fallait dépenser des trésors de patience, elle eut désormais le souci de produire davantage, excitée en cela par les intermédiaires au compte de commerçants en articles orientaux. Le touriste exigeait peu, le commerce était prospère mais la condition de la rurale ne s'améliorait pas pour autant. Les produits devinrent vite médiocres et ne surent plus retenir l'attention des voyageurs que la crise mondiale rendait par ailleurs plus rares et plus difficiles. Peu à peu, la tisseuse renonça à travailler et les bazards crurent pouvoir remplacer les articles traditionnels par des centrefaçons manufacturées. Entre 1930 et 1939, on pouvait trouver dans les souks de Tunis des tapis de Kairouan exécutés sur métiers mécaniques à Lyon, des cuivres ciselés emboutis en série à Turin, des services à café imitant les articles orientaux, importés (le Tchécoslovaquie ou (lu Japon. Bref, l'artisanat allait à grands pas vers sa mort.
-----------En Algérie, les écoles de l'Académie avaient cependant, sous l'impulsion de personnes aussi dévouées que compétentes, entrepris un sérieux effort de redressement. C'est, on peut le dire de suite, grâce à elles que certaines productions n'ont pas complètement disparu et que notre action demeure possible malgré le retard. Mais une question mérite d'être posée. A quoi bon maintenir ce que l'évolution condamne et faire renaître ce que le progrès a rejeté en arrière ?... Tout effort d'ailleurs ne sera-t-il pas vain et atificiel ?
-----------Je vais m'efforcer de répondre à cette question qui m'a été faite maintes fois.

LES RAISONS D'UNE RENOVATION

-----------Tout d'abord, il ne s'agit pas pour nous de nous opposer à l'évolution normale des techniques car nous sommes persuadés que cette lutte est impossible. C'est dire que quelques métiers aux moyens trop rudimentaires doivnt disparaître nécessairement ou s'ils le peuvent s'adapter aux conditions nouvelles en se modernisant. Condamnés. Ils le sont parce que leurs produits ne présentent ni originalité ni valeur artistique et ne peuvent, à ce titre, intéresse1 une clientèle de choix, toujours attirée vers l'exotisme de bon aloi.
-----------Ce qui nous intéressé, ce que nous voulons sauver c'est justement ce qui appartient en propre à ce pays, cet art si particulier, si attachant qui ne peut laisser indifférent ; et ceci, nous le voulons pour des raisons d'ordre culturel, d'ordre économique et d'ordre social.
-----------Du point de vue culturel, l'art populaire, qui est devenu l'artisanat actuel, constitue les trois quarts du patrimoine artistique de -ce pays. C'est un devoir de le sauver, de sauver ce paticularisme qui rend si attrayant le pays nord-africain. Ne cherche-t-on pas, dans ce même esprit, à sauver et à faire revivre nos arts régionaux français ? Il serait désespérant que rien ne fut tenté alors qu'il est encore temps même si pour cela il fallait un effort financier sans espoir de rentabilité.
-----------Mais que l'on se rassure, l'artisanat ne sera pas qu'une spéculation intellectuelle chère à quelques curieux.
Du point, de vue économique, ia question mérite également une attentive étude. Nombreuses sont en Algérie, lés régions où la nature est particulièrement avare de ses dons. L'élevage y est difficile, la culture presque impossible et cependant des hommes y vivent qui méritent qu'on s'intéresse à leur sort. Si l'artisanat peut être un complément de ressources nous devons tout faire pour le développer ; or l'expérience nous a prouvé ailleurs que la chose était possible à condition que le problème soit bien posé et les moyens d'action étudiés avec soin et compétence.
-----------Enfin, du point de vue social, l'artisanat, compris sous la forme du travail familial, tout en assurant un complément de ressources au mélange, maintient la femme au foyer. Ménagère et mère de famille avant tout, elle utilise ses loisirs à des travaux de tissage ou (le broderie qui pourront parfois être d'un précieux secours dans le modeste budget familial.
-----------La nécessité d'une rénovation n'a pas échappé à l'Administration algérienne. Nous avons déjà eu l'occasion de développer les projets du Service de l'Artisanat et d'exposer les premières réalisations obtenues. (Documents Algériens n° 33 - Série économique - du 5 Octobre 1947). Nous ne reviendrons donc pas sur cette question.
-----------Le dernier concours du meilleur artisan algérien inauguré le 23 Novembre dernier par M. le Ministre, Gouverneur Général de l'Algérie, a marqué une nette amélioration des techniques artisanales ; ce progrès ne doit, à notre avis, constituer qu'une étape dans la marche en avant qui conduira à une véritable rénovation des arts mineurs de l'Algérie.

LGOLVIN