Alger, Algérie : documents algériens
Série monographies : Sahara
Le Hoggar et ses écoles nomades
8 pages - n° 15 - 15 août 1955

----------En 1947, l'école de TAMANRASSET (deux classes) fut ouverte. Les enfants du village, hésitant au début, vinrent nombreux au cours de la première année scolaire. Mais il n'y avait que des fils de Harratins, les noirs de l'oasis Afin de ne pas troubler l'équilibre de ce pays, il était nécessaire de scolariser les nomades comme les sédentaires
----------Puisque les Touareg ne venaient pas à l'école, c'est l'école qui alla à eux.

mise sur site en août 2005
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LE PAYS

----------Limité en gros par les 1er et 8è degrés de longitude Est et les 19è et 27è degré de latitude Nord, le Hoggar couvre une superficie de 350.000 km2,
----------C'est une région montagneuse au centre du Sahara dont le relief tourmenté rend difficile toute pénétration. Les terribles déserts qui entourent le Hoggar semblent avoir conservé ce pays dans un isolement dont nous avons récemment rompu le terme,
----------Le climat de type désertique subit des modifications dues à l'altitude, ce qui permet des pâturages autorisant un élevage de caractère extensif pratiqué par des nomades.
----------Les hautes vallées des oueds possèdent des nappes aquifères peu abondantes, et soumises aux irrégularités des précipitations atmosphériques. La terre arable quoique rare, est utilisée par des cultivateurs noirs qui l'irriguent en captant les eaux accumulées sous les alluvions par un curieux système de foggara. Ainsi vivent cinquante-quatre centres de cultures, dont TAMANRASSET est l'un des principaux

La population

----------Ce pays possède environ 12.000 habitants, dont une population nomade et une population sédentaire, la première pratiquant l'élevage du chameau et des chèvres, la seconde cultivant du blé en hiver, du mil et des tomates en été.
----------Du point de vue ethnique, on peut distinguer deux groupes importants :
----------1°) des blancs : les touareg vraisemblablement des berbères. Ils sont nomades et ce sont eux qui nous intéressent dans cette étude ;
----------2°) des noirs : leur origine est controversée : autochtones ou issus du Soudan, soit directement, soit passés par le TOUAT.
----------Les caractéristiques somatiques de ces deux groupes sont bien connues ; elles ont été étudiées par de nombreux ethnologues.
----------Les Touareg sont au nombre de 4.500 environ.
----------Parmi la population noire, il faut distinguer deux groupes, d'abord les serviteurs des Touareg (iklan), environ 1.800 individus qui furent razziés autrefois au Soudan ; ils vivent la vie familiale touarègue, habitent sous la tente, et on à charge les travaux domestiques. Le deuxième groupe de population noire est constitué par les quelques 4.000 sédentaires qui vivent dans les centres de cultures du Hoggar. On les nomme " harratin" ; ils sont vraisemblablement originaires du Sahara central, ils travaillent les jardins appartenant aux Touareg,
L'élément nomade de. cette population paraît, à divers titres le plus attachant ; il est constitué par les Touareg. Ces Touareg, dont la littérature s'est emparée, forment un groupement social intéressant. replié sur lui-même, attaché à ses traditions, dont le système économique encore basé sur le troc est une véritable gageure. La structure sociale de cette population est encore actuellement identique à celle qui existait au Hoggar avant notre arrivée." Cette organisation est une conséquence des facteurs géographiques qui subsistent presque tous.
----------L'originalité des moeurs de ce petit peuple, l'archaïsme de la société encore féodale, joints à l'attrait qu'exercent les Touareg, méritent l'attention particulière de l'administration française, et plus spécialement celle de l'enseignement.
----------Les Touareg forment une confédération de tribus commandée par un chef suprême : l'Amenokal, qui est élu, mais doit avoir une ascendance noble. Le titre d'Amenokal confère la propriété de la terre, mais ce droit est exercé suivant les coutumes orales.
----------Au sein des tribus existe un système de castes très étanches, entretenu par la famille encore matriarcale.
----------Les tribus nobles, qui autrefois assuraient la protection de la confédération et fournissaient les guerriers, sont actuellement au nombre de trois : les KEL RELA, plus puissants et plus nombreux, chez lesquels se choisit l'Amenokal ; les TDJEHE MELLET et les TAITOKS, (la presque totalité de cette tribu a émigré au Soudan) .
----------Ces nobles, jadis riches de pillages exécutés sur les confédérations voisines, ou au dépens des caravanes qui traversaient leurs terres de parcours sans avoir payé les droits de protection, sont pauvres à présent. La paix française a supprimé l'essentiel de leurs revenus.
----------Les vassaux, que l'on nomme " Imrad " en langue tamahaq, sont répartis en dix-neuf tribus. Leur rôle était, autrefois, d'élever les chameaux pour le compte des nobles, afin de fournir les bêtes nécessaires pour les caravanes et les rezzous Pasteurs avant tout, ils conduisaient les caravanes et pouvaient être appelés en renfort quand une expédition prenait une ampleur anormale.
----------Chaque famille touarègue possédait des esclaves noirs qui étaient chargés des travaux domestiques. Ils sont actuellement libérés de leur condition d'esclave, mais ils restent attachés à la famille qui les nourrit, comme domestiques. En fait, leur existence n'a pas changé.
----------Enfin, vivent dans les centres de cultures des noirs libres, les harratins qui cultivent la terre pour le compte des Touareg suivant des contrats précis et respectés.

Création de l'école

----------En 1947, l'école de TAMANRASSET (deux classes) fut ouverte. Les enfants du village, hésitant au début, vinrent nombreux au cours de la première année scolaire. Mais il n'y avait que des fils de Harratins, les noirs de l'oasis Afin de ne pas troubler l'équilibre de ce pays, il était nécessaire de scolariser les nomades comme les sédentaires
----------Puisque les Touareg ne venaient pas à l'école, c'est l'école qui alla à eux.

Les classes nomades

----------Je fus chargé de faire un essai de classe nomade afin de juger si le système était viable.
----------Les Touareg, comme tous les primitifs, avaient peur de cette nouveauté qu'était l'école ; ils ne voyaient aucunement l'utilité d'envoyer leurs enfants en classe. Ils craignaient que l'instituteur soit une sorte d'espion de leur vie quotidienne. L'école, pensaient les nomades, pourrait lutter contre leurs aspirations religieuses ; enfin, les raisons qui étaient les plus valables, mettaient l'accent sur le fait que dans les tribus imrads, les enfants participent aux travaux quotidiens, et qu'une jeune Targui doit rester attaché à son campement pour s'instruire de son métier de nomade.
En conclusion de l'essai de classe nomade, j'insistai sur le fait que ce peuple devait rester nomade. D'autre part, nous avons tenu à respecter les coutumes touarègues, il semblerait donc anormal que l'école vienne les bousculer.

----------Nous devons constater que la vie paisible, conséquence de l'occupation française, a fait disparaître les manifestations artistiques propres aux Touareg : récits, chants, réunions propices aux joutes de l'esprit, fécondées autrefois par les activités guerrières. L'un des buts de l'école se trouve donc tout tracé : recréer une spiritualité, une vie active de l'esprit qui tend à se scléroser dans les cadres rigides de l'Islam. Enfin, il semble normal que la langue française devienne le moyen de ' relation entre Français et Touareg.
----------Cette école qui fut accueillie avec méfiance ne tarda pas à s'inclure dans la vie du pays grâce à la foi des instituteurs nomades dans leur travail quotidien, et il faut le dire aussi, grâce à la droiture des chefs touareg qui reconnurent honnêtement combien leurs craintes furent vaines.

Les enfants

----------Je ne parlerai pas des enfants noirs de centres de cultures qui sont en tous points semblables à leurs frères des oasis du Sahara.
----------Les enfants touareg, qui fréquentent les classes nomades retiendront particulièrement notre attention.
----------Ce sont des enfants solides et résistants, il y a une assez grosse mortalité infantile qui conditionne une sélection naturelle. Jusqu'ici, le taux de cette mortalité infantile n'a pu être établi. Les bébés sont magnifiques, et les médecins ont toujours remarqué l'excellent état physique des enfants de 6 à 15 ans.
----------Le jeune Targui pousse au grand air, courant après les chèvres et les chameaux, grimpant sur les collines à la recherche des lézards et des petits rongeurs, faisant inconsciemment son apprentissage de nomade.

----------Le Targui est propre, s'il ne se lave pas, c'est par manque d'eau ou de commodités ; et également pour ne pas ôter trop souvent le bleu-gras que l'indigo des vêtements laisse sur sa peau, ce qui le protège de la siccité de l'air. A vrai dire, notre conception occidentale de la propreté n'a plus de sens ici, la sécheresse de l'air empêche la sueur de perler, et l'on se salit assez peu ; d'autre part, la terrible insolation rend toute chose stérile, si bien que très peu de plaies s'infectent.
----------Je crois cependant que le manque de commodités est le plus sérieux obstacle à une vie plus hygiénique ; en effet, lorsque les grands élèves de 17 à 25 ans viennent à TAMANRASSET, où la douche de l'école est à leur disposition, ils en usent fréquemment et avec plaisir.
----------Dans les campements nobles, les enfants ne sont pas employés à la garde des chèvres, nous avons donc les enfants dès l'âge de cinq ans. Dans les tribus imrads les enfants assurent le gardiennage des troupeaux, les élèves ne viennent en classe qu'à partir de 9 ans, encore faut-il arranger les horaires pour ne pas troubler les coutumes, puisque tel est le désir de l'école.
----------On ne peut pas parler d'âge de sortie de l'école car peu à peu le travail scolaire fait partie des usages du campement et les adultes viennent en classe quand ils ont du temps libre. leur fréquentation est un peu fantaisiste, mais l'essentiel c'est qu'ils viennent spontanément vers le maître.

Possibilités intellectuelles :

----------Lorsqu'ils sont au travail, les Touareg sont capables de concentrer leur attention, mais cette concentration est fugitive, ce qui sans doute est la conséquence du manque d'habitude du travail intellectuel ou bien une tendance naturelle à la rêverie et au farniente, quand ils ne sont pas dans l'action coutumière de la vie nomade. L'éducation doit à la longue créer l'habitude de concentrer l'attention.

----------La mémoire, en général est excellente, par atavisme, pourrait-on dire, car toute tradition est orale en pays touareg. Elle est, de plus, très bien entraînée, surtout en ce qui concerne la vie nomade, car il faut retenir des itinéraires, se souvenir des points caractéristiques qui les jalonnent, reconnaître les traces de sa monture, celles des hommes et de tous les animaux du désert, enfin toutes les coutumes doivent être gravées dans l'esprit.
----------Le rôle de l'éducateur consiste à utiliser cette mémoire si vive et si sûre en introduisant le travail scolaire dans la vie quotidienne des Touareg.
----------Je ne pense pas que les Touareg aient une imagination particulièrement développée ; ils se représentent assez difficilement l'avenir, d'où leur imprévoyance. Les manifestations artistiques sont rares et revêtent un aspect traditionnel ; les légendes et les chants épiques tendent à disparaître, ils ne se renouvellent plus. Tout au plus, discerne-t-on une imagination de type affectif assez vague qui se manifeste par une coquetterie dans la mise extérieure comme dans l'équipement des montures. Il faut aussi noter un sens parfois poétique de la métaphore.
----------Comme tous les primitifs, les Touareg ne sont pas habitués à l'abstraction réfléchie, les idées générales ne leur sont que difficilement accessibles. Beaucoup de Touareg, pour ne pas dire presque tous, sont peu habitués à exprimer des raisonnements en forme, presque toujours leurs raisonnements sont implicites, si bien que .très souvent leurs déductions nous paraissent étonnantes et qu'il faut un temps de raisonnement pour retrouver la chaîne.

----------S'ils comprennent bien un exposé rationnel, le poids de leurs croyances et de leurs coutumes sociales, allié à une vie mentale plus portée vers l'affectivité que vers la raison, leur fait rejeter parfois les conclusions obtenues. Par exemple, pour beaucoup d'individus, les mêmes causes ne produisent pas obligatoirement les mêmes effets. En fait, les principes de notre logique ne sont pas sous-jacents dans leurs raisonnements.

Caractères moraux :

----------L'enfant targui est docile quand il a admis le maître, mais il garde toujours une grande susceptibilité. Volontiers têtu, il est courageux certes, mais pas toujours au sens scolaire du terme ; capable cependant d'efforts de courte durée, la persévérance n'est pas sa qualité dominante, à loin près.

----------Les jeunes Touareg sont d'un scrupuleuse honnêteté, le vol est inconnu et le mensonge honni. Je n'ai encore jamais vu un Targui mentir sciemment, il s'abstient de parler s'il doit le faire contre sa pensée.

----------Pour compléter ce portrait il faut ajouter une courtoisie et une noblesse de caractère innées, ainsi que le sens aigu de la dignité personnelle, Je les crois suggestibles et impressionnables, cela tient sans doute à une habitude d'envisager la vie sous un angle plus sentimental que rationnel. On les prétend mendiants, ou du moins quémandeurs, c'est là juger avec des concepts occidentaux, il faut voir dans leur attitude le corollaire de l'hospitalité du désert. Chez lui la Targui donnerait tout ce qui lui appartient à un invité qui en exprimerait le désir ; il lui semble donc tout naturel de demander simplement ce qui lui manque, mais il est discret, n'insiste pas et comprend le refus, lorsqu'il a déjà jugé depuis longtemps le bon coeur de celui qui dit : non.

Superstitions :

----------Il devient difficile d'établir une liste des superstitions touarègues ; elles constituaient autrefois l'explication du monde, elles étaient une somme de connaissances ayant les résonances que l'on imagine, dans la vie familiale. Les génies (Kel Essouf), le monde sensible, expliquaient toute la nature, tous les phénomènes d'une façon anthropomorphique. Or l'Islam est apparu et s'est développé depuis l'occupation française ; il a apporté l'unité et la simplicité d'explication. Le Dieu Unique, Omnicient et Omnipotent explique tout ; il a refoulé les anciennes croyances sans les détruire entièrement. Cette évolution, somme toute assez récente rend les Touareg un peu honteux de leur ancienne foi. Comme tous les néophytes, ils restent souvent muets quand on les interroge sur ce sujet, et ce n'est que petit à petit, lors d'une conversation familière, que l'on peut enregistrer une histoire, ou une anecdote révélant un trait marquant' de leurs superstitions.

Organisation de l'école

----------A TAMANRASSET fonctionnent deux classes sédentaires ; elles reçoivent les fils des harratins du village, les fils des. commerçants mozabites et quelques petits Français. Une troisième classe est destinée à donner aux fils des cultivateurs un enseignement agricole. Enfin, une classe de filles a été ouverte l'an dernier.
----------Toutes ces classes sédentaires sont semblables à celles qui existent dans le Sahara.
----------Les classes nomades installées dans les campements suivent les Touareg dans leurs migrations annuelles.

 

-----------Chaque maître possède une petite tente qui constitue son appartement privé ; une table et une chaise pliantes, un lit de camp et un matelas pneumatique en forment le mobilier. Il faut ajouter un matériel de cuisine adapté aux besoins du pays.
----------Deux chameaux de bât servent au ravitaillement en eau, ou sont utilisés pour les petits déplacements.
----------Un " boy " rétribué par la commune, assure la vie matérielle du maître nomade : cuisine, ravitaillement en eau, recherche des chameaux, cantine scolaire, construction de zériba (hutte de branchages), etc. Ce domestique est auprès du maître nomade ce qu'est l'Iklan pour le Targui.
----------Une grande tente de 5 X 5 mètres est affectée à chaque classe, le matériel y est stocké ainsi que la pharmacie, c'est là que travaillent les enfants.
----------Parfois, lorsqu'on est assuré d'un séjour de deux mois, on construit une zériba ; malheureusement, faute de grosses branches il est souvent impossible de fabriquer ce modeste abri, qui là-bas semble un luxe.
----------Il n'y a pas d'internat du fait de notre organisation nomade, mais il y a une cantine, dont les ressources proviennent d'une subvention gouvernementale. Suivant les tribus, la cantine fonctionne différemment. Chez les nobles, on ne pourrait pas servir un repas chaud chaque midi, ce serait une sorte de vexation. Les enfants ont cependant besoin d'un supplément d'alimentation ; voici comme nous agissons : deux fois par semaine, le maître invite ses élèves à un repas copieux, ainsi les susceptibilités sont ménagées et chaque jour le " boy " de l'école nomade- sert un thé traditionnel. Dans les tribus imrads, les enfants mangent tous les jours à la cantine, un repas chaud et abondant : couscous, bechena, etc... Le thé n'est alors qu'une récompense occasionnelle.
----------Ces classes ont besoin d'être ravitaillées, les maîtres nomades ont besoin de sentir que l'on s'occupe d'eux à l'oasis (courrier personnel et administratif, opérations postales, etc...) là est le rôle du directeur.
----------Doté d'un camion DODGE 4x 4, destiné au transport des classes nomades et à leur ravitaillement, je dois toujours avoir la voiture en état de marche, pour le cas d'un long déplacement de l'une des classes ou pour l'évacuation d'un maître malade. Je me rends chaque mois dans chacune des trois classes nomades.
----------Grâce à la batterie du camion, nous faisons le soir des séances de projections fixes. Nous n'avons malheureusement pas de cinéma, ni de radio, ni de magnétophone, qui seraient des moyens de pénétration remarquables.

L'éducateur

----------On conçoit aisément que les maîtres nomades doivent posséder une foi sincère en leur métier. Il est bien entendu indispensable que ces maîtres soient célibataires, qu'ils soient volontaires pour cette vie des camps. Il est souhaitable que lors de leur nomination, on soit assuré de leur résistance physique, de leur équilibre intellectuel et moral, ainsi que la rectitude de leur jugement.
----------Le contrôle pédagogique est assuré par Monsieur l'Inspecteur primaire de Biskra. Il a pu venir l'an dernier et il y a deux ans et grâce à la volonté de l'école nomade, il a pu visiter les classes du campement de l'Amenokal et d'une tribu imrad. Cependant le départ de TAMANRASSET pour l'une des classes nomades est un peu une expédition.
L'adaptation des maîtres au nomadisme est pour l'instant affaire de dons personnels et d'observations journalières. Il serait souhaitable de nommer à TAMANRASSET des adjoints célibataires qui, vivant en milieu touareg, conseillés et dirigés, feraient en même temps que leur classe une sorte de stage de nomadisme. Ils pourraient éventuellement remplacer les maîtres exerçant déjà.

Objectifs intellectuels et sociaux

----------J'expose ici mes vues personnelles. En principe, les objectifs intellectuels et sociaux sont les mêmes que ceux qui sont poursuivis dans les écoles d'Algérie, mais je pense que ce serait faillir à son devoir que de ne pas s'adapter aux habitants et au pays.
----------Je crois qu'il est bon de formuler des buts négatifs qui seront comme un parapet dans notre cheminement.

1°) Ne pas perturber les coutumes.
2°) Se garder de prendre position dans les questions religieuses et, mieux encore, éviter ce sujet de conversation.
3° Ne pas chercher une évolution trop rapide de certains groupes sociaux, afin de ne pas créer un déséquilibre au sein de la confédération touarègue.
4°) Considérer le Hoggar comme une unité géographique, un peu comme une réserve naturelle, et à ce titre, préserver son originalité sociale et économique des actions désordonnées venant de l'extérieur, qu'elles revêtent une allure économique, sociale ou morale.

----------Pour l'instant notre but devrait être de toucher le plus possible de Touareg, de leur apprendre à lire couramment le français, l'écrire sans trop de fautes et le parler aisément sur des sujets ayant trait à la vie journalière des nomades ; compter en usant des quatre opérations et raisonner des problèmes relatifs à leurs préoccupations. Là, pour l'instant doivent se borner nos ambitions dans le domaine des acquisitions purement scolaires.
----------Mais la vie du maître nomade, en perpétuel contact avec les Touareg, permet d'aller au-delà ; elle autorise des conversations sur la France, sur nos coutumes, nos façons de penser, sur la beauté de nos villes, de nos campagnes, sur l'ouvre de nos élites. Propos familiers, pas de cours en forme, mais une adaptation aux coutumes de la " tradition orale ". Ces conversations décousues ne sont jamais froides, ni impressionnantes comme des leçons scolaires, elles suscitent l'intérêt spontané ; elles sont fructueuses par les connaissances qu'elles font acquérir sans effort apparent. Il va de soi que le maître nomade a suffisamment d'adresse pour diriger ces conversations suivant un plan tracé, afin d'éviter des digressions oiseuses ou des redites inutiles. Cet enseignement oral est révélateur de ce qui attire les Touareg ; par les questions qu'ils posent, elles permettront de discerner le sens de leur évolution.
----------Je ne crois pas à l'utilité d'amener les Touareg à un niveau élevé d'instruction ; nous n'en avons pas les moyens et ce ne serait pas un bien, car le nomade instruit se trouvera coupé de sa tribu, de ses habitudes et, fatalement, ne pourra pas rester nomade.
----------C'est alors que se poseront de graves problèmes sociaux. Il faut éviter de faire des déracinés qui n'auront plus le goût de la vie simple des nomades, qui, par préjugés ancestraux refuseront tout travail manuel, et qui auront entrevu, du fait de leurs études, le côté agréable de la vie occidentale, sans avoir subi le côté pénible de la vie civilisé.

----------Ces problèmes ne sont pas nouveaux, mais ils n'ont jamais été résolus avec satisfaction. Nous pouvons éviter qu'ils se posent au Hoggar, en essayant de maintenir les Touareg, nomades et les harratins, cultivateurs ; mais rien ne s'oppose, au contraire, à ce qu'ils parlent le français, le lisent, l'écrivent et sachent compter, cela ne peut que les favoriser. Entrant doucement dans leurs coutumes, l'instruction n'y sera pas déplacée, ni génératrice de troubles. Le niveau moyen d'instruction s'élevant peu à peu, il sera possible par la suite d'aller plus loin. Rien cependant n'empêche, si par hasard une intelligence supérieure se révélait, de la cultiver seule et de donner à l'individu d'élite toutes les facilités pour s'instruire, quitte à le faire sortir de son milieu, s'il le désire ; mais, encore une fois, ce ne serait pour l'instant qu'un cas isolé. Il serait, de plus, souhaitable que des éducateurs avertis maintiennent chez cet individu sa dignité personnelle, et ses qualités morales innées.

----------En résumé, l'instruction apparaît dans le milieu touareg comme la meilleure ou la pire des choses, suivant ceux qui la dispenseront. Une lente pénétration peut faire un bien énorme à l'individu, sans troubler la vie harmonieuse de la tribu. Par contre un travail hâtif qui viserait à produire des " certificats d'études " aurait des conséquences néfastes sur le reste de la société touarègue. Gardons-nous de jouer les apprentis sorciers ; quelques individus instruits, et un jeu de statistiques peuvent produire un certain effet sur des esprits non avertis, et faire croire à une réussite, mais pour celui qui vit dans le pays, au contact des Touareg il faut' autre chose de plus important : le bonheur et la liberté de choix pour un petit peuple attachant, qui mérite que l'on s'intéresse sérieusement à lui.
----------Presque toujours en matière d'oeuvre sociale, on ne définit jamais suffisamment les buts. A propos de l'oeuvre d'éducation en milieu touareg, devrait se poser cette question première : doit-on essayer de les maintenir nomades ou doit-on les sédentariser ?

----------Au XXm° siècle, le nomadisme paraît un anachronisme, mais tout ici est anachronique : la société est matriarcale, la vie quotidienne est biblique, l'organisation, féodale, le voile des touaregs sort du fond des âges et leur fidèle compagnon, le chameau, semble antédiluvien. On ne peut rayer tout cela d'un trait de plume. Faire accéder tout cet ensemble à un niveau civique et social supérieur, est-il un bien ? Peut-on grâce à l'éducation en un temps relativement court, faire sauter un millénaire d'évolution naturelle ?
----------Une instruction dispensée trop rapidement amènera fatalement une sédentarisation, or le Hoggar ne possède pas de ressources en terre et en eau suffisantes pour recevoir une population agglomérée plus nombreuse que celle qui y vit actuellement.
----------Quel pourrait être le travail des touaregs devenus sédentaires, en admettant que l'éducation chasse leurs préjugés envers le travail manuel ; il faudrait créer de toutes pièces un artisanat dans un pays qui ne possède aucune matière première et situé loin des débouchés commerciaux.
----------Je ne pense pas que la sédentarisation des touaregs soit un bien pour eux ni pour la France. Leur sédentarisation signifie la mort au sens humain du terme du peu de vie qui règne encore dans cette partie du désert ; c'est aussi la prise en charge par l'Etat d'une population incapable économiquement de vivre d'une façon agglomérée.
----------Il faut donc que les instituteurs nomades aient toujours présents à l'esprit les points suivants

1°) que toute instruction dispensée maladroitement peut aller à l'encontre de l'esprit dans laquelle elle est donnée.

2) que malgré les efforts des maîtres, les résultats sociaux peuvent paraître décevants, mais qu'il n'en faut pas moins continuer son travail d'une façon méthodique et obstinée ; l'évolution sociale s'exprimera suivant des aspirations intimes et subconscientes des tribus que l'on éduque. Peut-être ne pourra-t-on pas déceler ces aspirations sous-jacentes, suffisamment tôt ; de toutes façons, aller contre serait réserver pour plus tard des troubles de croissance plus graves que les frictions que l'on pourrait éviter en imposant un sens à l'évolution.

----------On peut dire que l'école, par une action lente de pénétration, doit donner aux Touareg les éléments de connaissance et de raisonnement qui leur permettront de s'exprimer librement et de choisir les formes sociales qui correspondront à leurs qualités propres, ainsi qu'à leurs désirs encore informulés.

Influence de l'école

----------Il est très difficile pour un maître d'apprécier l'influence de l'école et de mesurer le chemin parcouru, si ce n'est par une multitude de petits faits sans liaison apparente entre eux.
----------Je me rappelle un accueil assez froid que j'eus au Campement de Bey ag Akhamouk alors qu'il n'était pas encore Amenokal et que j'allais de tentes en campements faire tin essai d'école nomade. A la suite de longues discussions, il me dit tout net : " Jamais mon fils n'ira à l'école ".
----------Actuellement une classe fonctionne dans son campement. Depuis plus de 4 ans, fils et neveux de Bey vont en classe et sont de bons écoliers. Si, par hasard l'un des enfants paraît, de temps en temps, plus attiré par des courses dans le désert que par le travail scolaire, c'est l'Amenokhal lui-même qui le ramène vers le maître.
----------L'an dernier, alors que M.l.'Inspecteur d'Académie de Constantine se rendait dans un campement visiter une classe nomade, il fut abordé par un petit targui de 7 ans qui lui dit :
----------- Je m'appelle Chraïbou, et toi ? tu es l'Inspecteur. Montre-moi ton stylo ? Tiens, dit-il, un peu méprisant, il n'est par comme celui de mon maître.
----------Ce jeune Adjouh M'Thélé n'avait guère qu'une année de scolarité et comme tous ses camarades de classe, il ne parle que le tamahaq et le français, ignorant les quelques rudiments d'arabe que possèdent ses parents.
----------Mais ce qui paraît le plus surprenant à celui qui connaît le Hoggar, c'est la spontanéité de (illisible) car dans un campement touareg les jeunes garçons et fillettes prient ou se cachent dès que passe un étranger.
----------A Tamanrasset, j'ai pu entendre la conversation suivante entre une dame qui passait près de l'atelier de l'Ecole et un jeune hartani.
----------- Que fais-tu ainsi, mon petit, avec ton rabot ?
----------- Je suis en train de fabriquer une chambre à coucher Louis XV.
----------C'était, en effet, l'époque de Noël et nous avions une commande de jouets à exécuter. Mais plus encore que les paroles, le ton de la réponse était amusant ; il semblait refléter l'ennui d'être dérangé dans un travail pressé et coutumier, comme si le style Louis XV était sa spécialité.
----------J'ai pu, cette année, grâce à une subvention du Gouvernement Général, amener un jeune targui en France. ----------Ce garçon de 18 ans qui parle couramment le français et possède la politesse et le savoir-vivre propre à sa tribu, ne s'est jamais trouvé pris au dépourvu que ce soit dans le train où il voyageait seul ou dans le métro, ou à un cocktail littéraire. Son esprit éveillé lui permet d'admirer la Mer de Glace ou les forêts des Vosges, de comprendre, sans l'aimer, l'agitation parisienne.
----------Cependant, ce qui l'émeut par-dessus tout, c'est l'accueil qu'il reçoit ; la gentillesse et la simplicité des amis qu'il se fait rapidement.
----------Malgré tous les spectacles que lui offre la France n'oublie pas son pays, même l'abondance des pâturages normands ne lui fait pas envie car, dit-il, e ces herbes conviendraient mal aux chameaux car elles leur procureraient une bosse qui ne " tiendrait " pas.

Claude BLANGUERNON
Directeur d'Ecole à Tamanrasset