Alger, Algérie : documents algériens
Série culturelle

Saâdeddine Bencheneb
Prix Littéraire de l'Algérie pour 1944

mise sur site le 10-6-2011
* Document n° 6 de la série : Culturelle - Paru le 30 juin1946 - Rubrique PRIX LITTERAIRE

18 Ko
retour
 

Saâdeddine Bencheneb
Prix Littéraire de l'Algérie pour 1944

M. Saâdeddine Bencheneb, qui a reçu le grand prix littéraire de l'Algérie pour deux ouvrages qui viennent de paraître en librairie, est né à Alger en 1907. Diplômé d'études supérieures classiques, il est actuellement professeur à la médersa d'Alger, et chargé d'un cours complémentaire de littérature arabe moderne à la Faculté des Lettres. Il est fils du professeur Mohammed Bencheneb, grand arabisant et grand érudit, dont les travaux sur l'histoire littéraire de l'Afrique du Nord font autorité et rendent toujours les plus grands services.

Après avoir publié, depuis une quinzaine d'années, des études dans diverses revues (Revue Africaine, Fontaine, Bulletin des Études Arabes, Revue d'Alger, Ach-Chihab, Cahiers de l'Est) sur la littérature arabe, classique et dialectale, le théâtre arabe d'Alger et d'Orient, la chanson, la métrique, la poésie melhoûn, l'argot, etc., il vient de publier les deux ouvrages qui lui ont valu en 1944 le grand prix de littérature de l'Algérie : une anthologie de la poésie arabe moderne, et un recueil de contes algérois.

Une anthologie de la poésie arabe contemporaine.

On parle souvent de la littérature arabe contemporaine et de sa renaissance, la nahda, mais on la connaît fort mal en France, faute de traductions. Un choix bien fait de poèmes parus depuis un demi siècle est donc chose particulièrement heureuse et il faut remercier M. Bencheneb de nous l'avoir donné. Cette anthologie va d'un Ismaïl Sabri (1855-1923) qui chanta la comète de Halley, annonciatrice d'un nouvel âge, et de l'illustre Chawqui (1868-1932), le Victor Hugo égyptien, jusqu'aux jeunes poètes contemporains de l'Orient, comme Mahmoud Taha, ou de l'Occident, comme l'Algérien Mohammed El Id Hammou Ali, et le Tunisien Chabbi, prématurément disparu, en passant par les célèbres Hafid Ibrahim, Khalil Matran, Marouf Rousafi, Yégen, Mahmoud et Aqqad, Khalil Djebran, Amin Raïhani, qui écrivirent en Egypte, au Liban, en Syrie, à Eagdad, ou même en Amérique.

La renaissance de la littérature arabe.

Dans un article de la Revue d'Alger sur " l'influence de l'esprit français sur l'Orient arabe moderne " M. S. Bencheneb a montré comment les contacts intellectuels avec la culture française, lors de l'expédition de Bonaparte en Égypte et sous le règne de Méhémet Ali ont joué un rôle stimulant dans la renaissance de la pensée orientale, ont " arraché le monde musulman à sa vie moyenâgeuse pour le faire entrer dans le cycle moderne D. r a décrit les échanges intellectuels qui se sont multipliés dans la seconde moitié du XIX' siècle : envoi d'étudiants,missions, écoles, voyages, conférences, traductions, liens d'amitié, etc... " Le génie français a formé une partie de l'élite arabe moderne. C'est une vérité première ". Il a indiqué aussi les affinités qui peuvent se discerner entre l'esprit français et l'Islam, un Pascal et un Ghazzali, par exemple, un Ibn Khaldoun et un Montesquieu.

Il a analysé les raisons pour lesquelles la pensée arabe, où la lettre avait tué l'esprit, s'était vidée de sa propre substance o comment, sous le coup de fouet de l'influence extérieure, elle s' était retrouvée en quelque sorte elle-même, renouvelée et comment elle s'était remise en marche, non sans tâtonnements, mais avec résolution.

Certes, les poètes français, s'ils ont eu le privilège de fournir la plus abondante et la plus féconde lecture à l'Orient, n'en ont pas eu le monopole. Khalil Matrân s'enthousiasme pour Shakespeare, Milton, Byron, Shelley ou Tennyson. Al-Aqqâd se fait le panégyriste de Goethe et des philosophes allemands, et Ar-Raïhâni, Djabrân, de jeunes Syriens émigrés en Amérique, sentent s'éveiller leur vocation à la lecture d'Emerson, de Carlyle, de Walt Witman. Ainsi la poésie arabe moderne s'est rénovée en s'alimentant à toutes les sources européennes et extra-européennes. Les historiens, les philosophes, les romanciers de tous les pays ont contribué à la culture des écrivains arabes modernes... ,

Et voici comment s'est faite cette rénovation, dont l'exemple est d'un intérêt général pour l'histoire de l'esprit humain et des littératures : les exemples admirés ont inspiré le dégoût des conventions régnantes, le désir d'une expression authentique et le retour à certaines valeurs de la propre tradition arabe au sein de laquelle un choix très net était opéré.

" En lisant Descartes dans le texte français ou dans une traduction que leur faisaient oralement leurs amis, beaucoup de poètes arabes ont dégagé pour leur propre compte la valeur de la raison humaine et, dans Rousseau, ils ont appris à percevoir et aimer la nature. Et ils se sont révoltés contre le passé le plus lointain de leur littérature et son passé le plus proche. Désormais il fallait à la fois se garder d'imiter les grands poètes de la période pré-islamique et ceux du début de l'islam : il fallait se détourner de tous ceux qui pendant quatre ou cinq cents ans, n'avaient pas cessé de contrefaire ces poètes inimitables. Les regards lassés devaient ose porter ailleurs, vers l'âge d'or de la littérature arabe, au IV' siècle de l'Hégire, et vers l'Occident. "
Réapparition de la pensée d'une part, du sentiment de l'autre. Retour au naturel.

" On rejeta le verbalisme, les acrobaties métriques, les pointes spirituelles, les conventions. Trop longtemps la poésie avait été un simple jeu et le poète un amuseur de cour. Il faut désormais qu'elle soit ce qu'elle est : l'élan lyrique de la sensibilité et de l'imagination. Le poète qui jusque-là s'était contenté de regarder le monde et d'en décrire les aspects, puisera son inspiration dans le frémissement de son esprit devant le problème de la destinée humaine. Le naturel reprend ses droits, en même temps que le poète devient " un magicien ", qui scrute la création et fait parler les choses, comme dit Ahmed Chawqi.

Influence française et tradition orientale.


Il ne s'agit pas d'une imitation servile. Tous les courants littéraires occidentaux : romantisme, parnasse, naturalisme, impressionnisme, symbolisme, cubisme, futurisme, surréalisme, sont représentés dans la littérature orientale. Mais " le génie français est essentiellement dynamique il provoque l'action personnelle, il donne l'essor à l'esprit, il ne le subjugue pas, il ne l'asservit pas. Le philosophe égyptien ne pense pas comme Descartes : il a appris à penser au lieu de sophistiquer ". Le poète syrien ne sent pas comme Lamartine : il a appris à sentir, à sentir authentiquement, a exprimer son émotion avec sincérité, non de façon conventionnelle et verbale, comme aux époques de la décadence.

La pensée arabe peut alors reprendre contact avec sa véritable tradition vivante. Et l'on constate amis qu'un Taha, Husayn " formé à la méthode de Taine et de Renan, s'apparente également, et peut- être davantage, à Ibn Khaldoun ", qu'un Chawqui se rapproche d'un Moutanabbi ou d'un Al-Buhturi plus encore que d'un Victor Hugo.

" De très nombreux poètes arabes, écrit M. S. Bencheneb dans l'introduction à son anthologie La Poésie arabe moderne, ont découvert leur personnalité dans des recueils poétiques français et c'est là une des raisons majeures qui ont incité à présenter cette anthologie au public français. If pourra voir quel bon pain a souvent donné le levain de France. Chawqi, Sabri, qui vécurent quelques années en France, retrouvèrent dans Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Musset, Th. Gauthier, le même lyrisme que chez les poètes arabes de l'époque abbaside, Abou-Nowas, Al-Motanabbi, Al-Maarri, et ce fut pour eux et pour d'autres une révélation car le sens même de la poésie avait été perdu et ceux qui se croyaient poètes n'étaient que des versificateurs. "
Le style de traduction de M. S. Bencheneb s'inspire aussi d'un idéal de naturel et d'élégante authenticité. Il s'efforce de ne rien retrancher et de ne rien ajouter, de donner des textes l'image la plus fidèle. Le livre qui s'adresse au grand public et à tous les amis de la poésie, comporte des notices et des explications qui accentuent sa valeur documentaire.

Les contes d'Alger.

Quant aux Contes d'Alger, ils intéresseront aussi bien les lettrés que les techniciens du folklore, l'honnête homme, le grand public et les érudits. Ce livre aussi comble une lacune. On a publié des recueils de contes kabyles, de contes tunisiens, de contes marocains, arabes ou berbères, des histoires recueillies dans l'Oranie, d'autres rassemblées (par le regretté Desparmet) à Blida On n'avait jamais
encore exploré sérieusement le folklore de la ville d'Alger laquelle conserve une vieille population citadine, bourgeoise ou artisanale, très réduite sans doute et submergée par d'autres éléments, mais raffinée et, aux traditions attachantes.

Chaque famille, note M. S. Bencheneb, " possède son répertoire, son fonds de dix, vingt, trente contes, dont certains sont inconnus dans d'autres familles ".

" Ces histoires ne sont pas des élucubrations de vieilles femmes, comme on pourrait le croire et comme on l'a parfois affirmé. Elles constituent un fonds quasi-immuable que les générations ont transmis aux générations, sans y apporter de modifications profondes, de sorte que ces contes d'Alger ne présentent pas seulement de l'intérêt parce que qu'on y retrouve un tableau pittoresque des mœurs et coutumes, mais surtout parce qu'ils rendent sensible l'idéal divers et ondoyant de l'âme algéroise et qu'ils montrent ses caractères constants et permanents... "

Ne sait d'ailleurs pas conter qui veut. " Les femmes qui possèdent ce don sont assez rares. Dans l'Alger du début de ce siècle, il y en avait une dizaine ou une vingtaine qu'on invitait dans les familles bourgeoises pour goûter le charme de leur parole. Je ne veux pas croire que Shehérezade n'a pas existé... "
Naguère, à Tunis, le Bey En Naceur et son cousin le prince Tahar, aux approches du mois de Ramadhân, se disputaient à prix d'or les soirées de la conteuse Doudja.

D'une de ces femmes, M. S. Bencheneb se rappelle qu'elle accompagnait son récit d'une telle mimique, qu'elle possédait un tel art de dire, que même les grandes personnes étaient vivement impressionnées. Sa voix changeait de timbre avec chaque personnage ; elle devenait puissante et sourde quand il s'agissait d'un être méchant, douce et chantante quand il s'agissait d'un héros aimable. Les chiens aboyaient, les lions rugissaient, la nature entière s'animait et prenait la parole .Les contes d'animaux (qui se trouvent au début de ce recueil, acquéraient ainsi le mouvement et la vie des dessins animés qu'on projette aujourd'hui dans les salles de cinéma. Le rat et la souris voguant sur une coquillle de noix, la souris allant emprunter un crible, n'est-ce pas du Mickey avant la lettre ? C'est la même fantaisie, le même délire d'imagination ".

Ce n'est pas l'un des moindres mérites de M. S. Bencneneb que de réussir à évoquer savoureusement tout cela, comme il réussit à transposer heureusement le large lyrisme des poètes savants.

E. DERMENGHEM

BIBLIOGRAPHIE

1) L'Adieu au mois de Ramadhân, Revue Africaine, N° 350-51, 1" et 2' tr. 1932, pp. 104-115.
2) Chansons Satiriques d'Alger, Revue Africaine, N° 355-56, 2' et 3° trim. 1933, pp. 75-117 et 296-352.
3) A propos de l'accent dans la poésie Malhûn, Revue Africaine, N° 358, 1" trm. 1934, pp. 122-125.
4) Les jugements littéraires sur Ibn Hâni, l'Andalou, Ach-Chihâb, tome IX, fasc. 8, 1933, pp.309-315.
5) Le Théâtre Arabe d'Alger, Revue Africaine, N° 364-65, 3' et 4' trim. 1935, pp. 72-85.
6) Etudes de Littarature arabe moderne, Revue Africaine, N° 381-82, 3' et 4' trim. 1939, et N° 382-83, 1" et 2' trim. 1940, pp. 358-382 et 77-92.
7) La Chanson arabe et les Chansonniers Musulmans, Informations Algériennes, N° 58-59, 15 Juil. 1o Août 1941, pp. 1.168-1.171.
8) L'Argot à l'époque classique, Bulletin des Etudes arabes, N° 4, Sept.-Oct. 1941, pp. 109-110.
9) Mikhail Noaima : Mon âme qui es-tu ? in Fontaine, N° 8, Mars-Avril 1940,
10) Djamil Sidgî az-Zahâvi : Sanglots, in Fontaine, N° 9, Mai-Juin 1940.
11) Deux sources d'al-Manfalûti, Revue Africaine, N° 388-89, 3' et 4' trim. 1941, pp. 260-264.
12) A propos de synonymes, in Bulletin des Etudes arabes, A.2, N° 8, Mai-Juin 1942, pp. 70-71.
13 Le Théâtre en Orient aux XIX' et XX° siècles (bibliographie) Bulletin des Etudes arabes 3° A.N° 11, Janv.-Fév. 1944, pp. 22-23.
14) Le Millénaire d'al-Ma'arri, Bulletin des Etudes arabes, A. 4, N° 18, Mai-Juin 1944, pp. 67-69.
15) Sabanîya, Bulletin des Etudes arabes, A. 5, N° 21 Janv-Fév. 1945, pp. 6-7.
16) L'influence de l'Esprit français sur l'Orient arabe moderne, in Les Cahiers de l'Est, Beyrouth, A. N° 2, et La Revue d'Alger, T. III 1945, N° 9, pp. 438-458.
17) Ed. About et al-Muwailihî, Revue Africaine, T. LXXXVIII, 3^ et e trim. 1944, pp. 270-73.
18) La Poésie Arabe Moderne, Oran 1945.
19) Contes d'Alger, Oran 1946.