Une Expérience
Universitaire :
Le stage du Chenoua
REINTEGRER L'UNIVERSITE DANS
LA VIE.
Pour peu qu'ils soient conscients, qu'ils s'intéressent à
leur métier respectif et qu'ils soient encore l'un et l'autre dignes
de leur titre, l'étudiant comme le professeur reconnaissent que
les conditions de la vie moderne et les structures anciennes de l'Université
créent une situation difficile. Comment, en effet, résoudre
l'antinomie : acquérir (ou diffuser) une culture spécialisée
qui suppose de longues .?.t patientes plongées dans l'histoire
du passé, acquérir (ou diffuser) une culture générale
qui, pour " coller à la vie " nécessite de multiples
ouvertures et même une action dans le monde qu'il ne s'agit pas
seulement de connaître mais de faire.
Antinomie à la fois théorique et pratique qui suppose la
résolution d'un problème (découverte d'un humanisme
qui tient compte des leçons de l'histoire du passé et des
exigences du présent) et le dénouement d'une situation :
réinvention d'une université où la vie soit humaine,
c'est-à-dire où il soit possible:
- de travailler dans des conditions hygiéniques (salles de cours,
salles de travail, bibliothèques spacieuses et aérées,
repas, logements pour étudiants bon marché et sains) ;
- de se connaître et de se réunir entre étudiants
(clubs, maisons des lettres, sciences, ou maison internationale, comme
à Paris) ;
- de retrouver la formule même qui a donné son nom à
l'université " communauté des étudiants et des
maîtres " avec tout ce qu'implique la notion de communauté
comme connaisance directe, travail partagé, vie rapprochée.
PASSAGE A L'ACTION.
Devant une telle situation et sans prétendre faire une expérience
à portée universelle, trente étudiants et un professeur
de la Faculté des Lettres d'Alger ont résolu à la
fin de l'année scolaire 1945-46, de tenter une expérience
- ne serait-ce que pour prouver aux sceptiques qu'elle était possible.
On est en mesure de dire maintenant que l'expérience a réussi
et qu'elle est en passe de se perfectionner et de s'étendre.
Notons, en les juxtaposant seulement, un certain nombre de considérations
d'ordres divers qui ont déterminé tel ou tel aspect du stage
universitaire du Chenoua.
Le professeur de latin avait noté que :
1° Ses étudiants - même
lorsqu'ils étaient appliqués - travaillaient sans conviction
profonde, persuadés qu'ils étaient que langue morte et culture
vivante s'excluaient normalement.
2° Ses étudiants, même
lorsqu'ils avaient des connaissances, étaient incapables de les
utiliser et de les mettre en valeur légitimement, par exemple à
l'occasion des examens, la règle du jeu leur restant en général
mystérieuse jusqu'au jour fatal.
3° Par suite de la cherté
de la vie, ces étudiants abandonnés à eux-mêmes
étaient mal nourris lorsqu'ils n'étaient pas dans leur famille
et arrivaient aux examens de fin d'année dans un état physique
déplorable.
4° Le malaise universitaire exigeait
plus et mieux que de simples expédients comme compléter
et rectifier les carences fonctionnelles de l'Université par des
cercles d'études en dehors des séries de cours, par des
" balades ", par des camps de vacances.
Le pays se prêtant admirablement à l'entreprise, il fallait
choisir un endroit particulièrement beau, y trouver une installation
suffisamment confortable et découvrir expérimentalement
l'équilibre entre l'étude du latin (sans compter celle des
autres matières littéraires représentées),
la vie communautaire et les méthodes actives (hébertisme,
baignade, escalades, etc...).
Tout cela se trouva dans le grand hôtel du Chenoua, hôtel
situé sur la plage et à cinq minutes des contreforts du
massif du Chenoua - hôtel vide en mai et se prêtant ainsi
parfaitement à une " occupation " universitaire massive.

Le grand hôtel (site http://alger-roi.fr
par B.Venis)
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LES CONCOURS.
Les " aventuriers " du Chenoua croyaient, du moins pour la plupart,
à la valeur de l'idée. Restait à la réaliser
matériellement et financièrement. En l'absence de tout crédit
prévu pour une telle initiative, il fallait s'en tirer avec les
moyeus du bord. Ce furent :
1° Le concours effectif de la
Direction des Mouvements de Jeunesse, qui, après avoir offert un
local qui, pour des raisons absolument indépendantes de la volonté
de l'Inspecteur principal, ne put être utilisé, fournit un
ravitaillement précieux permettant de réduire les frais
d'hôtel, et enfin un camion pour le transport-retour des voyageurs.
2° Le dévouement des parents
d'une étudiante qui, habitant aux environs du Chenoua, ouvrirent
une vaste souscription parmi leurs parents et amis, souscription qui rapporta
20 000 francs.
3° La sympathie active de tous
les parents des étudiants venus au stage, la générosité
des uns aidant à compenser en toute discrétion la modestie
de moyens des autres.
4° La gentillesse des hôtes
du Chenoua qui, après avoir consenti un prix (200 francs) inférieur
au prix habituel, ne négligèrent rien pour bien nourrir
les étudiants et leur offrir, en plus des chambres, une grande
salle réservée exclusivement à leurs travaux et à
leurs distractions.
Avertis, le Recteur de l'Université et le Doyen de la Faculté
des Lettres eurent le tact de laisser faire.
Au total, grâce à ces concours, pour un stage de douze jours,
les étudiants eurent à payer, selon leurs moyens, une somme
variant entre 1 600 frs et 2.400 frs, tous frais de séjour, de
nourriture et de transport étant payés.
ORGANISATION.
Les stagiaires, garçons et filles, sont d'abord répartis
en six équipes selon les certificats de licence préparés,
le latin restant en quelque sorte le dénominateur commun. Ainsi
se forment :
l'équipe de latin-pur,
l'équipe dg latin-grec,
l'équipe de latin-français,
l'équipe de philologie,
l'équipe de latin-anglais,
l'équipe de philosophie.
Pendant tout le stage, l'équipe restera l'unité organique,
la base de l'organisation, aussi bien pour la répartition du travail
que pour la réalisation des distractions. Le nombre des stagiaires
ayant oscillé entre 23 et 32 (certains pris par des obligations
d'enseignement n'ayant pu faire tout le stage), l'équipe comprenait
une moyenne de 3 à 6 étudiants, l'un d'eux étant
chef d'équipe. Les chefs d'équipe se concertaient avec le
professeur une fois par jour pour contrôler, et modifier même
parfois, la marche du stage d'après l'état physique et intellectuel
des stagiaires.
Les garçons, moins nombreux (comme c'est l'habitude, depuis la
guerre, dans nos Facultés des Lettres), une fois regroupés
en deux chambres, les étudiantes se voient assigner une chambre
par groupe de 2 ou de 3, selon la composition même des équipes.
Les travaux d'ensemble ayant lieu dans une grande salle d'études,
les chambres - en dehors des heures de repos - ne sont utilisées
que pour les travaux d'équipe, et bien souvent on leur préfère
la plage ou un coin de bois ou de prairie.
Ce stage ayant lieu dans le mois même de l'examen, le travail intellectuel
est accentué (plus qu'il ne sera fait dans les stages prévus
pour l'année 1946-47).
Le temps de travail intellectuel peut aller (et va normalement au cours
de ce stage) jusqu'à 9 heures (Cf. horaire ci-dessous). Il est
réparti variablement chaque jour à l'intérieur de
chaque équipe, entre le travail individuel et le travail en commun,
compte tenu du niveau de chacun et de l'état de ses révisions
d'auteurs du programme.
De plus, chaque matin, 2 ou 3 équipes sont soumises dans les conditions
normales - si rarement réalisées en Faculté - à
l'épreuve d'un examen de licence. Celui-ci est corrigé en
commun l'après-midi même, les uns corrigeant les travaux
des autres, et la note accordée étant vérifiée
après révision par le professeur. Celui-ci au cours des
deux premières heures d'examen de la matinée répond
aux questions individuelles, contrôle la façon dont les étudiants
travaillent pratiquement, répartissent leur effort, manient leur
dictionnaire (l'usage de celui-cin'étant toléré qu'au
bout d'une heure de travail).
Abandonnant les " patients " dans la deuxième partie
de leur travail écrit, il soumet pendant le même temps -
fin de la matinée - les membres d'une équipe à des
interrogations orales dans les mêmes conditions qu'à l'examen.
HORAIRE.
Loin d'être théorique, et compte tenu de telle ou telle décision
du conseil des chefs d'équipe, celui-ci est scrupuleusement observé
à la lettre (ou plutôt au sifflet) afin que le rendement
maximum de chacun et de l'ensemble soit obtenu :
6 h. 30 : Lever.
6 h. 45 : Hébertisme (sur la plage).
7 h. : Toilette.
7 h. 30 : Temps libre.
8 h. 15 : Petit déjeuner.
8 h. 45 : Travail (3 h. et demie).
12 h. 15 : Détente (pratiquement : bain).
12 h. 30 : Repas (avec chants).
13 h. 30 : Détente (pratiquement : swing).
14 h. : Travail (3 heures).
17 h. : Temps libre (utilisation individuelle ou collective : bain, ballade,
chants préparatoires de la soirée). En fait, le travail
a trop souvent débordé sur ces deux heures.
19 h. : Repas.
20 h. : Travail (1 heure et demie).
21 h. 30 : Veillée (jeux, chants, musique, théâtre,
compositions originales), dirigée à tour de rôle par
une équipe.
22 h. 15-23 h. 15 : Travail (toléré).
23 h. 30 : Extinction des feux.
N.B. - Le travail est organisé de telle sorte que pour ceux qui
sont fatigués, les heures qui lui sont consacrées après
le repas du soir sont faculta tives. En fait, tout le monde travaille
jusqu'à la veillée, moment qui permet de regrouper les équipes,
de détendre les stagiaires et de les soumettre à une émulation
d'un autre genre que celle de la préparation à un examen
de licence.
En fait, certaines soirées - pourtant rapidement préparées
- ont été d'une qualité artistique excellente, en
particulier le dernier soir où fut jouée la " Revue
du Stage ".
Le dimanche, l'horaire est modifié de façon à permettre
l'organisation d'une grande promenade (exemple : les ruines de Tipaza
ou la montée du Chenoua).
RESULTATS ATTENDUS ET... INATTENDUS.
Conçu pour essayer de voir comment pallier à certains défauts
de la vie de Faculté, le stage a été pleinement encourageant
sur les points suivants :
1) Apprentissage de la règle
du jeu des examens.
2) Apprentissage de la correction
des copies.
3) Economie de temps et rendement
maximum, grâce au dosage sans cesse révisé.
4) Succès aux examens dans
une proportion supérieure à celle des étudiants qui
n'avaient pu venir au stage.
5) Progression rapide de la valeur
esthétique du chant et des veillées.
6) Création d'une franche et
saine atmosphère de camaraderie qui a rendu supportable un rythme
de travail accéléré.
Par ailleurs, il faut noter qu'ont été réduites à
néant les prévisions pessimistes quant au travail dans un
cadre agréable et une atmosphère aussi joyeuse.
Alors que dans les conditions normales de la vie de Faculté il
suffit bien souvent qu'un étudiant n'ait pas envie de travailler
pour persuader son entourage de l'imiter, les cadres mêmes de la
vie d'un stage font qu'il suffit au contraire qu'un seul élément
de l'équipe soit disposé à bien travailler pour que
tous ses co-équipiers soient facilement convaincus de la nécessité
de faire de même. C'est ainsi que le professeur, voyant s'intensifier
le nombre d'heures de travail et se réduire l'horaire des détentes,
des bains et des sorties, a dû, au milieu du stage, opérer
une brusque réduction de l'horaire de travail durant une journée,
afin que les stagiaires se remettent d'un excès d'effort intellectuel.
PROLONGEMENTS IMMEDIATS... ET LOINTAINS.
S'il est vrai que la dernière veillée - endiablée
- se termina un peu mélancoliquement par l'adaptation d'un chant
du soir : " Bonsoir le Chenoua, où la paix du soir tient tous
les coeurs unis, Bonsoir le Chenoua, les jours qu'on y passe à
jamais sont bénis ", il est vrai aussi que les stagiaires,
forts de leur " aventure " se séparèrent, non
comme des gens tournés vers un moment exceptionnel de leur passé,
mais comme des gens décidés à recommencer, d'abord
comme étudiants, ensuite comme professeurs. Dans quelques années,
ce n'est pas un, mais trente Chenouas qui seront possibles.
Sans voir aussi loin, il est permis de noter que :
1° Pendant les semaines qui suivirent
et jusqu'à la fin de l'année scolaire, les équipes
constituées au Chenoua continuèrent à travailler
à Alger dans des conditions analogues.
2° Loin de se couper du reste
de la Faculté et de constituer une " bande à part ",
les participants du stage expliquèrent ce qu'ils avaient fait à
leurs camarades restés à Alger et animèrent la vie
de la Faculté.
3°L'expérience faite, les
stagiaires comprirent la possibilité et la nécessité
de cette communauté indispensable entre étudiants et professeurs,
communauté qui, ainsi qu'il a été dit plus haut,
est la définition même de l'Université.
4° Le brassage psychologique et
social qui s'est opéré à l'occasion de cette expérience,
groupant des étudiants d'opinions et de milieux très différents,
a été pour eux l'occasion d'un enrichissement moral et intellectuel
très certain (en dehors même des acquisitions techniques
dans les matières enseignées).
N.B. - Dans les stages à venir, qui seront gradués et moins
rapprochés de l'examen, il est prévu que le sport, l'art,
la littérature contemporaine, les préoccupations sociales
(particulièrement la préparation au métier de professeur),
l'initiation aux techniques essentielles de la vie moderne (journalisme,
cinéma, etc...), prendront une place plus grande, une partie des
veillées devant être réservée à cet
effet.
PROJETS D'AVENIR.
I. - L'année scolaire 46-47
est en cours. Trois stages gradués sont prévus :
a) A Tikjda - 2° quinzaine de
février (expérience : humanisme + ski) ;
b) A Sidi-Madani - 2e quinzaine de
mars ;
c) A Chenoua-Plage, en mai.
N.B. - Pour dissiper des équivoques, il est bien précisé
qu'au cours de ces stages, il est fait du travail essentiellement pratique
se ramenant à un entraînement intellectuel. Il n'est fait
aucun cours " ex cathedra ", ceux-ci étant réservés
à l'ensemble des étudiants dans l'enceinte de la Faculté,
où le professeur, une fois revenu du stage, doit rattraper les
heures de cours qu'il n'a pu faire pendant sa durée.
II. - Entre les stages et pour compléter
la culture donnée à la Faculté, il est prévu,
à partir de la fin de janvier, une série de conférences
et de cercles d'études culturels. Afin d'organiser une sorte de
permanence de l'organisation, il va être créé à
cet effet, au cours de ce même mois, l'association des " Camarades
du Chenoua " ouverte à tous les étudiants qui en manifesteront
le désir, le comité de patronage devant grouper des personnalités
du Gouvernement Général et de l'Université.
Le gros point noir était jusqu'à présent la question
financière. Pour que l'expérience soit concluante il faut
qu'elle se développe, il ne faut pas que des questions d'argent
puissent exclure tel ou tel étudiant incapable de payer les frais
de stage. Le Gouvernement Général de l'Algérie ayant
compris l'intérêt qu'il y avait à favoriser le développement
d'une expérience universitaire d'un style moderne - expérience
dont la Métropole pourra d'ailleurs largement profiter et dont
elle pourra s'inspirer - des possibilités plus grandes permettront
sans doute de passer de l'aventure d'hier aux constructions positives
de demain.
André MANDOUZE,
Maître de Conférences de Langues et de Littérature
latines à la Faculté des Lettres de l'Université
d'Alger
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