Alger, Algérie : documents algériens
Série sociale
Une Expérience Universitaire :
Le stage du Chenoua
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ici, le 18-
12-2011
* Document n° 14 de la série : Culturelle - Paru le 20 février 1947 - Rubrique UNIVERSITÉ d'ALGER

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Une Expérience Universitaire :
Le stage du Chenoua

REINTEGRER L'UNIVERSITE DANS LA VIE.

Pour peu qu'ils soient conscients, qu'ils s'intéressent à leur métier respectif et qu'ils soient encore l'un et l'autre dignes de leur titre, l'étudiant comme le professeur reconnaissent que les conditions de la vie moderne et les structures anciennes de l'Université créent une situation difficile. Comment, en effet, résoudre l'antinomie : acquérir (ou diffuser) une culture spécialisée qui suppose de longues .?.t patientes plongées dans l'histoire du passé, acquérir (ou diffuser) une culture générale qui, pour " coller à la vie " nécessite de multiples ouvertures et même une action dans le monde qu'il ne s'agit pas seulement de connaître mais de faire.

Antinomie à la fois théorique et pratique qui suppose la résolution d'un problème (découverte d'un humanisme qui tient compte des leçons de l'histoire du passé et des exigences du présent) et le dénouement d'une situation : réinvention d'une université où la vie soit humaine, c'est-à-dire où il soit possible:

- de travailler dans des conditions hygiéniques (salles de cours, salles de travail, bibliothèques spacieuses et aérées, repas, logements pour étudiants bon marché et sains) ;

- de se connaître et de se réunir entre étudiants (clubs, maisons des lettres, sciences, ou maison internationale, comme à Paris) ;

- de retrouver la formule même qui a donné son nom à l'université " communauté des étudiants et des maîtres " avec tout ce qu'implique la notion de communauté comme connaisance directe, travail partagé, vie rapprochée.

PASSAGE A L'ACTION.

Devant une telle situation et sans prétendre faire une expérience à portée universelle, trente étudiants et un professeur de la Faculté des Lettres d'Alger ont résolu à la fin de l'année scolaire 1945-46, de tenter une expérience - ne serait-ce que pour prouver aux sceptiques qu'elle était possible. On est en mesure de dire maintenant que l'expérience a réussi et qu'elle est en passe de se perfectionner et de s'étendre.

Notons, en les juxtaposant seulement, un certain nombre de considérations d'ordres divers qui ont déterminé tel ou tel aspect du stage universitaire du Chenoua. Le professeur de latin avait noté que :

      1° Ses étudiants - même lorsqu'ils étaient appliqués - travaillaient sans conviction profonde, persuadés qu'ils étaient que langue morte et culture vivante s'excluaient normalement.

      2° Ses étudiants, même lorsqu'ils avaient des connaissances, étaient incapables de les utiliser et de les mettre en valeur légitimement, par exemple à l'occasion des examens, la règle du jeu leur restant en général mystérieuse jusqu'au jour fatal.

      3° Par suite de la cherté de la vie, ces étudiants abandonnés à eux-mêmes étaient mal nourris lorsqu'ils n'étaient pas dans leur famille et arrivaient aux examens de fin d'année dans un état physique déplorable.

      4° Le malaise universitaire exigeait plus et mieux que de simples expédients comme compléter et rectifier les carences fonctionnelles de l'Université par des cercles d'études en dehors des séries de cours, par des " balades ", par des camps de vacances.

Le pays se prêtant admirablement à l'entreprise, il fallait choisir un endroit particulièrement beau, y trouver une installation suffisamment confortable et découvrir expérimentalement l'équilibre entre l'étude du latin (sans compter celle des autres matières littéraires représentées), la vie communautaire et les méthodes actives (hébertisme, baignade, escalades, etc...).

Tout cela se trouva dans le grand hôtel du Chenoua, hôtel situé sur la plage et à cinq minutes des contreforts du massif du Chenoua - hôtel vide en mai et se prêtant ainsi parfaitement à une " occupation " universitaire massive.

Le grand hôtel (site http://alger-roi.fr par B.Venis)
Le grand hôtel (site http://alger-roi.fr par B.Venis)


LES CONCOURS.

Les " aventuriers " du Chenoua croyaient, du moins pour la plupart, à la valeur de l'idée. Restait à la réaliser matériellement et financièrement. En l'absence de tout crédit prévu pour une telle initiative, il fallait s'en tirer avec les moyeus du bord. Ce furent :
      1° Le concours effectif de la Direction des Mouvements de Jeunesse, qui, après avoir offert un local qui, pour des raisons absolument indépendantes de la volonté de l'Inspecteur principal, ne put être utilisé, fournit un ravitaillement précieux permettant de réduire les frais d'hôtel, et enfin un camion pour le transport-retour des voyageurs.

      2° Le dévouement des parents d'une étudiante qui, habitant aux environs du Chenoua, ouvrirent une vaste souscription parmi leurs parents et amis, souscription qui rapporta 20 000 francs.

      3° La sympathie active de tous les parents des étudiants venus au stage, la générosité des uns aidant à compenser en toute discrétion la modestie de moyens des autres.

      4° La gentillesse des hôtes du Chenoua qui, après avoir consenti un prix (200 francs) inférieur au prix habituel, ne négligèrent rien pour bien nourrir les étudiants et leur offrir, en plus des chambres, une grande salle réservée exclusivement à leurs travaux et à leurs distractions.

Avertis, le Recteur de l'Université et le Doyen de la Faculté des Lettres eurent le tact de laisser faire.

Au total, grâce à ces concours, pour un stage de douze jours, les étudiants eurent à payer, selon leurs moyens, une somme variant entre 1 600 frs et 2.400 frs, tous frais de séjour, de nourriture et de transport étant payés.

ORGANISATION.

Les stagiaires, garçons et filles, sont d'abord répartis en six équipes selon les certificats de licence préparés, le latin restant en quelque sorte le dénominateur commun. Ainsi se forment :
      l'équipe de latin-pur,
      l'équipe dg latin-grec,
      l'équipe de latin-français,
      l'équipe de philologie,
      l'équipe de latin-anglais,
      l'équipe de philosophie.

Pendant tout le stage, l'équipe restera l'unité organique, la base de l'organisation, aussi bien pour la répartition du travail que pour la réalisation des distractions. Le nombre des stagiaires ayant oscillé entre 23 et 32 (certains pris par des obligations d'enseignement n'ayant pu faire tout le stage), l'équipe comprenait une moyenne de 3 à 6 étudiants, l'un d'eux étant chef d'équipe. Les chefs d'équipe se concertaient avec le professeur une fois par jour pour contrôler, et modifier même parfois, la marche du stage d'après l'état physique et intellectuel des stagiaires.

Les garçons, moins nombreux (comme c'est l'habitude, depuis la guerre, dans nos Facultés des Lettres), une fois regroupés en deux chambres, les étudiantes se voient assigner une chambre par groupe de 2 ou de 3, selon la composition même des équipes. Les travaux d'ensemble ayant lieu dans une grande salle d'études, les chambres - en dehors des heures de repos - ne sont utilisées que pour les travaux d'équipe, et bien souvent on leur préfère la plage ou un coin de bois ou de prairie.

Ce stage ayant lieu dans le mois même de l'examen, le travail intellectuel est accentué (plus qu'il ne sera fait dans les stages prévus pour l'année 1946-47).
Le temps de travail intellectuel peut aller (et va normalement au cours de ce stage) jusqu'à 9 heures (Cf. horaire ci-dessous). Il est réparti variablement chaque jour à l'intérieur de chaque équipe, entre le travail individuel et le travail en commun, compte tenu du niveau de chacun et de l'état de ses révisions d'auteurs du programme.

De plus, chaque matin, 2 ou 3 équipes sont soumises dans les conditions normales - si rarement réalisées en Faculté - à l'épreuve d'un examen de licence. Celui-ci est corrigé en commun l'après-midi même, les uns corrigeant les travaux des autres, et la note accordée étant vérifiée après révision par le professeur. Celui-ci au cours des deux premières heures d'examen de la matinée répond aux questions individuelles, contrôle la façon dont les étudiants travaillent pratiquement, répartissent leur effort, manient leur dictionnaire (l'usage de celui-cin'étant toléré qu'au bout d'une heure de travail).
Abandonnant les " patients " dans la deuxième partie de leur travail écrit, il soumet pendant le même temps - fin de la matinée - les membres d'une équipe à des interrogations orales dans les mêmes conditions qu'à l'examen.

HORAIRE.

Loin d'être théorique, et compte tenu de telle ou telle décision du conseil des chefs d'équipe, celui-ci est scrupuleusement observé à la lettre (ou plutôt au sifflet) afin que le rendement maximum de chacun et de l'ensemble soit obtenu :
6 h. 30 : Lever.
6 h. 45 : Hébertisme (sur la plage).
7 h. : Toilette.
7 h. 30 : Temps libre.
8 h. 15 : Petit déjeuner.
8 h. 45 : Travail (3 h. et demie).
12 h. 15 : Détente (pratiquement : bain).
12 h. 30 : Repas (avec chants).
13 h. 30 : Détente (pratiquement : swing).
14 h. : Travail (3 heures).
17 h. : Temps libre (utilisation individuelle ou collective : bain, ballade, chants préparatoires de la soirée). En fait, le travail a trop souvent débordé sur ces deux heures.
19 h. : Repas.
20 h. : Travail (1 heure et demie).
21 h. 30 : Veillée (jeux, chants, musique, théâtre, compositions originales), dirigée à tour de rôle par une équipe.
22 h. 15-23 h. 15 : Travail (toléré).
23 h. 30 : Extinction des feux.

N.B. - Le travail est organisé de telle sorte que pour ceux qui sont fatigués, les heures qui lui sont consacrées après le repas du soir sont faculta tives. En fait, tout le monde travaille jusqu'à la veillée, moment qui permet de regrouper les équipes, de détendre les stagiaires et de les soumettre à une émulation d'un autre genre que celle de la préparation à un examen de licence.

En fait, certaines soirées - pourtant rapidement préparées - ont été d'une qualité artistique excellente, en particulier le dernier soir où fut jouée la " Revue du Stage ".

Le dimanche, l'horaire est modifié de façon à permettre l'organisation d'une grande promenade (exemple : les ruines de Tipaza ou la montée du Chenoua).

RESULTATS ATTENDUS ET... INATTENDUS.

Conçu pour essayer de voir comment pallier à certains défauts de la vie de Faculté, le stage a été pleinement encourageant sur les points suivants :
      1) Apprentissage de la règle du jeu des examens.
      2) Apprentissage de la correction des copies.
      3) Economie de temps et rendement maximum, grâce au dosage sans cesse révisé.
      4) Succès aux examens dans une proportion supérieure à celle des étudiants qui n'avaient pu venir au stage.
      5) Progression rapide de la valeur esthétique du chant et des veillées.
      6) Création d'une franche et saine atmosphère de camaraderie qui a rendu supportable un rythme de travail accéléré.

Par ailleurs, il faut noter qu'ont été réduites à néant les prévisions pessimistes quant au travail dans un cadre agréable et une atmosphère aussi joyeuse.

Alors que dans les conditions normales de la vie de Faculté il suffit bien souvent qu'un étudiant n'ait pas envie de travailler pour persuader son entourage de l'imiter, les cadres mêmes de la vie d'un stage font qu'il suffit au contraire qu'un seul
élément de l'équipe soit disposé à bien travailler pour que tous ses co-équipiers soient facilement convaincus de la nécessité de faire de même. C'est ainsi que le professeur, voyant s'intensifier le nombre d'heures de travail et se réduire l'horaire des détentes, des bains et des sorties, a dû, au milieu du stage, opérer une brusque réduction de l'horaire de travail durant une journée, afin que les stagiaires se remettent d'un excès d'effort intellectuel.

PROLONGEMENTS IMMEDIATS... ET LOINTAINS.

S'il est vrai que la dernière veillée - endiablée - se termina un peu mélancoliquement par l'adaptation d'un chant du soir : " Bonsoir le Chenoua, où la paix du soir tient tous les coeurs unis, Bonsoir le Chenoua, les jours qu'on y passe à jamais sont bénis ", il est vrai aussi que les stagiaires, forts de leur " aventure " se séparèrent, non comme des gens tournés vers un moment exceptionnel de leur passé, mais comme des gens décidés à recommencer, d'abord comme étudiants, ensuite comme professeurs. Dans quelques années, ce n'est pas un, mais trente Chenouas qui seront possibles.

Sans voir aussi loin, il est permis de noter que :
      1° Pendant les semaines qui suivirent et jusqu'à la fin de l'année scolaire, les équipes constituées au Chenoua continuèrent à travailler à Alger dans des conditions analogues.
      2° Loin de se couper du reste de la Faculté et de constituer une " bande à part ", les participants du stage expliquèrent ce qu'ils avaient fait à leurs camarades restés à Alger et animèrent la vie de la Faculté.
      3°L'expérience faite, les stagiaires comprirent la possibilité et la nécessité de cette communauté indispensable entre étudiants et professeurs, communauté qui, ainsi qu'il a été dit plus haut, est la définition même de l'Université.
      4° Le brassage psychologique et social qui s'est opéré à l'occasion de cette expérience, groupant des étudiants d'opinions et de milieux très différents, a été pour eux l'occasion d'un enrichissement moral et intellectuel très certain (en dehors même des acquisitions techniques dans les matières enseignées).

N.B. - Dans les stages à venir, qui seront gradués et moins rapprochés de l'examen, il est prévu que le sport, l'art, la littérature contemporaine, les préoccupations sociales (particulièrement la préparation au métier de professeur), l'initiation aux techniques essentielles de la vie moderne (journalisme, cinéma, etc...), prendront une place plus grande, une partie des veillées devant être réservée à cet effet.

PROJETS D'AVENIR.
      I. - L'année scolaire 46-47 est en cours. Trois stages gradués sont prévus :
      a) A Tikjda - 2° quinzaine de février (expérience : humanisme + ski) ;
      b) A Sidi-Madani - 2e quinzaine de mars ;
      c) A Chenoua-Plage, en mai.

N.B. - Pour dissiper des équivoques, il est bien précisé qu'au cours de ces stages, il est fait du travail essentiellement pratique se ramenant à un entraînement intellectuel. Il n'est fait aucun cours " ex cathedra ", ceux-ci étant réservés à l'ensemble des étudiants dans l'enceinte de la Faculté, où le professeur, une fois revenu du stage, doit rattraper les heures de cours qu'il n'a pu faire pendant sa durée.

      II. - Entre les stages et pour compléter la culture donnée à la Faculté, il est prévu, à partir de la fin de janvier, une série de conférences et de cercles d'études culturels. Afin d'organiser une sorte de permanence de l'organisation, il va être créé à cet effet, au cours de ce même mois, l'association des " Camarades du Chenoua " ouverte à tous les étudiants qui en manifesteront le désir, le comité de patronage devant grouper des personnalités du Gouvernement Général et de l'Université.

Le gros point noir était jusqu'à présent la question financière. Pour que l'expérience soit concluante il faut qu'elle se développe, il ne faut pas que des questions d'argent puissent exclure tel ou tel étudiant incapable de payer les frais de stage. Le Gouvernement Général de l'Algérie ayant compris l'intérêt qu'il y avait à favoriser le développement d'une expérience universitaire d'un style moderne - expérience dont la Métropole pourra d'ailleurs largement profiter et dont elle pourra s'inspirer - des possibilités plus grandes permettront sans doute de passer de l'aventure d'hier aux constructions positives de demain.

André MANDOUZE,
Maître de Conférences de Langues et de Littérature latines à la Faculté des Lettres de l'Université d'Alger