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       Tlemcen  
      Agadir et Tagrart. 
      Vue de la plaine qui s'étend à 
        ses pieds, Tlemcen apparaît allongeant la traînée claire 
        de ses maisons et de ses minarets sur un plateau, dominé lui-même, 
        en arrière-plan, par un plateau ers élevé, dont le 
        soleil couchant fait rougeoyer les escarpements rocheux. On imaginerait 
        difficilement paysage plus harmonieux et plus large, position plus propice 
        au développement d'une ville. La plaine la nourrit de ses champs 
        et, jadis, des troupeaux de ses pâturages. Le plateau supérieur 
        lui envoie les eaux les plus pures. Leur abondance, judicieusement utilisée, 
        explique la luxuriance des vergers qui l'enveloppent. Tlemcen, ville des 
        jardins et des fruits : oliviers et figuiers lui font une couronne de 
        verdure qu'illuminent au printemps les bouquets des cerisiers en fleurs 
        ou des amandiers, dont le vent promène le parfum ; et les petits 
        chemins y serpentent, bordés de sureaux et de roses. Cette parure 
        végétale faisait déjà sa gloire à l'époque 
        antique, quand elle portait le nom savoureux de Pomaria. 
         
        A vrai dire, Pomaria n'était pas exactement la. Tlemcen que nous 
        connaissons. Le centre romain s'étendait immédiatement à 
        l'Est de la ville actuelle, mais sur le même plan, dans cette partie 
        de la campagne tlemcenienne qui a reçu le nom berbère d'Agadir. 
        Au XIe siècle, les Almoravides, ces grands nomades sahariens parents 
        des Touareg, qui avaient conquis le Maroc, vinrent poser leur camp à 
        l'Ouest d'Agadir-Pomaria. La cité étant prise, le camp des 
        assiégeants donna naissance à une ville nouvelle, qu'on 
        appelait Tagrart, ville militaire, résidence officielle des gouverneurs 
        étrangers. Pendant plusieurs siècles, les deux centres coexistèrent, 
        ayant chacun son rempart, réunis ensuite par un rempart unique. 
        Puis la vieille ville, devenue un quartier de pauvres gens, tomba lentement 
        en ruine ; la végétation envahit les espaces libres et recouvrit 
        les murs écroulés. Tagrart, cependant, s'était emplie 
        de riches demeures, de palais et d'édifices religieux. La future 
        Tlemcen était née. 
         
        Elle garde un souvenir précieux de ces premiers possesseurs marocains. 
        Les Almoravides qui allaient, en Espagne, arrêter les progrès 
        de la reconquête chrétienne, se posaient en zélés 
        propagateurs de la foi. Chaque étape de leur expansion était 
        marquée par des mosquées nouvelles. Tlemcen conserve la 
        Grande Mosquée, qu'ils élevèrent, suivant l'usage, 
        le long de la voie principale qui traversait la ville d'une porte à 
        l'autre. Il semble qu'elle ait été d'une simplicité 
        ascétique dans son premier état ; mais elle reçut, 
        en 1126, des enrichissements qui en firent un des édifices les 
        plus beaux, une des uvres les plus rares de l'Islam occidental. 
        Par son ordonnance générale et plus encore par son décor, 
        par le cadre du mihrâb, la niche indiquant l'orientation des prières, 
        et par la coupole ajourée qui la précède, elle trahit 
        l'influence de l'art musulman d'Espagne. Elle est la fille de la splendide 
        Mosquée de Cordoue et inaugure, sur la terre africaine, la floraison 
        de l'art hispano-mauresque. 
         
        Les Almoravides avaient fait de Tlemcen un bastion avancé de leur 
        domaine marocain. Leur puissance n'aura qu'un temps ; mais d'autres les 
        remplaceront, qui annexeront la ville à leur tour. Désormais, 
        le Maroc pèsera lourdement sur ses destinées. Elle tentera 
        de s'en affranchir. Dans la première moitié du XIIIe siècle 
        elle conquerra son indépendance en devenant le siège de 
        la dynastie des Abd-elWâdides. Le royaume de ces souverains berbères 
        s'étend de la Moulouiya aux abords de Bougie, soit le département 
        d'Oran et presque tout le département d'Alger. Tlemcen en fut la 
        capitale un peu excentrique. Elle devait le demeurer jusqu'au début 
        du XVIe siècle. Ces trois cents ans furent son âge d'or. 
        le temps où elle compta comme cité royale. 
         
        Tlemcen ville royale, Mansoura et le siège 
        de Tlemcen. 
         
        Ce n'est pas au reste qu'elle ait cessé de trembler et que ses 
        voisins marocains ne lui aient fait vivre de bien mauvais jours. Ceux-ci, 
        les Mérinides, rois de Fès, étaient puissants et 
        avides, et, dans leur effort d'expansion, ils rencontraient Tlemcen à 
        la première étape. Combien de fois les Tlemceniens connurent-ils, 
        au retour de la belle saison, la douloureuse surprise de voir, du haut 
        de leurs remparts, l'armée marocaine déboucher sur la route 
        de l'Ouest, monter ses tentes et dresser ses catapultes A la fin du XIIIe 
        siècle, elle subit un blocus qui dura huit années. Ce fut 
        une terrible épreuve. Dans 
        Tlemcen, isolée du reste du monde, la famine régnait, de 
        jour en jour plus cruelle ; cependant que l'assiégeant demeurait 
        à sa porte et, pour montrer qu'il n'était pas pressé 
        de s'en éloigner, remplaçait son camp par une ville véritable, 
        qui regorgeait de biens et qui enserrait dans ses puissantes murailles 
        ses palais et sa grande mosquée. 
         
        Les palais ont disparu ; mais le vaste quadrilatère de l'enceinte 
        avec ses tours flanquantes et les ruines de la mosquée ont subsisté 
        jusqu'à nos jours. Le fier rempart de pisé rose argenté 
        de lichens s'allonge à travers les oliviers et les vignes ; quant 
        à la mosquée, elle se signale au loin par son minaret, ou 
        plus exactement par la moitié de son minaret, de sa tour magnifique, 
        haute encore de près de quarante mètres, dont la pierre 
        taraudée d'entrelacs était presque entièrement incrustée 
        de terre émaillée. 
         
        Mansoura, abandonnée puis réoccupée au cours du XIVe 
        siècle, fut une sorte de capitale des Mérinides en face 
        de Tlemcen ; elle fut sur le point de supplanter sa rivale - comme Tagrart 
        avait jadis supplanté Agadir-Pomaria - quand les princes marocains 
        eurent arraché Tlemcen à ses maîtres légitimes. 
        Ils devaient l'occuper de 1337 à 1359. 
         
        L'interrègne marocain. 
         
        Les Tlemcéniens n'eurent pas trop à se plaindre de ces vingt-deux 
        ans d'interrègne mérinide. Toutefois, ce ne fut pas la cité 
        proprement dite qui profita de la munificence des étrangers et 
        de leur activité de bâtisseurs, mais plutôt la banlieue. 
        Si leur ambition conquérante s'exprime dans Mansoura la guerrière, 
        leur ferveur religieuse se révèle dans El-Eubbâd la 
        mystique. Les saints du pays n'eurent pas de dévots plus empressés 
        que les rois de Fès. Entre tous, le patron de Tlemcen, l'ascète 
        andalous Sidi Bou Medine, qui reposait depuis deux siècles sur 
        une hauteur voisine de la ville, fut l'objet de leur culte : manifestation 
        d'une piété sincère à l'égard des e 
        amis de Dieu ", désir de participer à la protection 
        qu'ils étendaient sur la région conquise, manuvre 
        politique en vue de gagner la sympathie de leurs nouveaux sujets. Quoiqu'il 
        en soit, c'est au Mérinide Abou'l-Hasan que nous devons d'admirer, 
        près du tombeau du Saint, la mosquée de Sidi Bou Médine 
        et son porche monumental, avec son grand arc illuminé de céramique 
        et l'escalier montant tout droit sous les stalactites de sa coupole ; 
        c'est au même prince que nous devons la médersa voisine de 
        ]a mosquée et sans doute d'autres fondations encore, qui font de 
        ce petit village d'Oranie une terre bénie pour les pèlerins 
        musulmans, une terre d'élection pour les amateurs d'art. Succédant 
        à son père, le Sultan Abou Inân bâtit plus près 
        de Tlemcen, au pied du mur nord de la ville, la charmante mosquée 
        dédiée à Sidi'I-Haloui, autre ascète andalous. 
        Dans ces uvres, l'art hispano-mauresque, si exubérant à 
        l'Alhambra de Grenade, se révèle élégant et 
        sobre et d'un équilibre, d'une pureté de proportions presque 
        classiques. 
         
        Sidi-bel-Hassen. - Le musée. 
         
        Cependant, le plus authentique chef-d'uvre de cet art subtil et 
        délicat que conserve Tlemcen est dans la ville même et il 
        est une création des Abd-el-Wâdides, maîtres légitimes 
        du royaume. En 1296, un de ces princes, Abou Saki, bâtit cette mosquée 
        dite de Sidi Bel Hassen, sans doute selon le vu d'un de ses parents 
        défunts ou pour lui assurer le mérite posthume d'une fondation 
        pieuse ; non maison de prière destinée à la foule 
        des fidèles, mais plutôt oratoire royal, chapelle pour le 
        souverain et ses proches, et qui, en dépit - ou peut-être 
        en raison - de ses dimensions modestes, en dépit de la fragilité 
        de la matière employée et de l'absence prolongée 
        d'entretien, qui n'a guère laissé intacts que quelques panneaux 
        et l'encadrement du mihrâb, donne au visiteur l'impression d'une 
        uvre de beauté souveraine, d'une relique précieuse 
        du passé. 
         
        Ce passé, tout le passé glorieux ou édifiant de la 
        ville royale, survit dans le Musée, dont cette petite mosquée 
        est devenue l'écrin. Les épitaphes exhumées des nécropoles 
        princières y évoquent le souvenir de ses maîtres, 
        hommes et femmes de noble lignage, hauts fonctionnaires du palais ; les 
        marqueteries qui pavaient une de ses médersas nous parlent de Tlemcen, 
        ville érudite, du nombre de ses savants et de ses étudiants 
        ; et cette coudée gravée sur marbre, qui servait de mesure-étalon 
        aux marchands de tissus de la Kaissariya, nous rappelle que Tlemcen fut 
        un grand centre commercial. 
        Tlemcen ville de commerce. 
         
        Sa situation géographique explique son rôle de grand marché. 
        Tlemcen est située au croisement des deux routes les plus importantes 
        de l'Afrique du Nord, de la route Est-Ouest qui, venant de la vallée 
        du Chélif, s'engage par la trouée de Taza vers Fès 
        et le Maroc oriental, de la route Nord-Sud qui, venant de la côte, 
        s'enfonce par le Tafilalet et le Touat au coeur du continent noir. Cette 
        dernière, surtout, assurait sa fortune. Des ports d'Oran et d'Honein, 
        elle recevait les objets fabriqués, les étoffes d'Alméria 
        ou de l'Europe chrétienne qui s'emmagasinaient dans ses entrepôts 
        ; du Soudan, elle impor tait des denrées plus précieuses 
        encore, les bois rares, les gommes odorantes, la poudre d'or, enfin et 
        principalement les esclaves. En relation constante avec ces sources de 
        biens, ses marchands réalisaient de gros bénéfices. 
        Elle comptait une bourgeoisie opulente et, en dehors des heures tragiques 
        où la guerre rôdait autour de ses remparts, la vie y était 
        en somme facile et bonne. 
         
        Est-elle moins bonne aujourd'hui, alors que l'homme s'est ingénié 
        à la compliquer par un progrès matériel dont il se 
        passait jadis ? Sans doute l'existence des citadins est moins périodiquement 
        menacée du blocus et des pillages ; les routes sont plus sûres 
        et la terre nourricière mieux cultivée. Cependant Tlemcen, 
        découronnée de sa dignité de ville royale, devenue 
        une paisible sous-préfecture algérienne, ne se souvient 
        pas sans mélancolie du beau temps des Abd-el-Wâdides, qu'elle 
        connaît d'ailleurs mal, mais que pare le prestige nostalgique des 
        siècles révolus. Bien qu'elle ne les comprennent plus guère, 
        ses monuments lui en parlent, et le charme évanoui survit dans 
        les vieilles chansons de rythme andalous dont ses femmes accompagnent 
        le va-et-vient de la balançoire, quand elles s'assemblent dans 
        les jardins, à la saison des cerisiers en fleurs. 
      Georges MARÇAIS  
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