Alger, Algérie : documents algériens
Série sociale
L'Institut d'Etudes Orientales d'Alger*
ici, le 2-1-2012

* Document n° 18de la série : Culturelle - Paru le 20 mai 1947 - Rubrique LETTRES

42 Ko
retour
 




L'Institut d'Etudes Orientales d'Alger

LE DOUBLE ROLE DES FACULTES.

L'Enseignement supérieur se reconnaît un double rôle : un rôle pédagogique et un rôle de recherche. Le premier est le prolongement naturel de celui de l'Enseignement secondaire dispensé dans les lycées et collèges. Nanti du précieux diplôme de bachelier, ayant satisfait aux épreuves de ce vieil examen, dont périodiquement on souhaite la mort, mais qui survit faute d'un moyen raisonnable de le remplacer, le collégien, promu à la dignité d'étudiant, vient chercher à la Faculté un complément de culture dans le domaine auquel il se sent le plus apte, mieux encore, une discipline, ou, si l'on veut, une technique. Il s'agit moins, en effet, pour le maître, de lui inculquer la Science, toute la Science. que de l'initier au travail qui a permis de la constituer, de le traiter moins en élève qu'en disciple, d'étudier devant lui des questions choisies et limitées, sans craindre de lui montrer que les résultats acquis ne laissent pas d'être provisoires, de lui apprendre à se poser les problèmes et de le munir de la méthode propre à les résoudre.

Cette tâche didactique se double et se complète d'une tâche de recherche. Celle-ci prend, dans un pays comme l'Algérie, une importance évidente, et d'aucuns y ont vu le plus urgent de leurs devoirs La préparation des candidats à la licence leur semblait accessoire en regard de l'exploration d'un monde où tout était à découvrir. Le temps qu'ils passaient à préparer des cours leur paraissait dérobé aux enquêtes scientifiques. La vraie place d'un professeur des Facultés d'Alger était moins sa chaire que le bled, et il pouvait légitimement considérer sa fonction comme une sorte de mission permanente. Sur le rôle de nos Facultés, un débat s'institua, dont on trouverait les échos dans les " Annales Universitaires ". Il ne nous appartient pas de le rouvrir, et l'on peut juger la question quelque peu oiseuse. L'activité scientifique du maître se concilie sans peine avec la formation de ses disciples et elle leur profite même largement. Quelle que soit, au reste, la conception qu'ils s'en font, les membres de nos Écoles supérieures, érigées en Facultés depuis 1909, ont bien rempli leur double rôle. Le niveau des études n'est certes pas inférieur à celui qu'elles atteignent dans les vieilles universités de la Métropole ; quant aux travaux signés par les professeurs, ils font le plus grand honneur à la science française.

De tous les domaines qui sollicitaient leur curiosité, le monde musulman nord-africain, ses croyances, son passé, sa vie matérielle, ses coutumes, sa littérature, son art, ses dialectes, offraient les sujets les plus variés et les plus riches. Les livres et articles de revues qui leur sont consacrés empliraient une imposante bibliothèque. On y trouverait surtout les noms des professeurs de nos Facultés des Lettres et de Droit.

Et sans doute chacun d'eux, géographes, juristes, historiens, philologues, étaient proprement des spécialistes. Mais ici l'étude de la terre et des hommes crée des conditions particulières. Elle exclut une spécialisation trop étroite. Elle exige que le savant s'initie aux résultats acquis dans les domaines qui ne sont pas le sien. L'étude du passé ou celle de la vie présente ne peuvent mutuellement s'ignorer. Un livre comme la magistrale " Histoire de l'Afrique du Nord dans l'Antiquité ", de Stéphane Gsell, suppose une somme prodigieuse de lectures et de connaissances les plus diverses. Le relief du sol et le climat y trouvent place comme l'organisation des sociétés et les survivances des vieux rites magiques. Quelle que soit sa spécialité, le savant doit " se tenir au courant ". Chaque progrès réalisé par une discipline peut profiter aux disciplines voisines, voire étrangères. D'où les avantages évidents des rapports entre chercheurs, des liaisons entre laboratoires ; de là, dans une large mesure, l'utilité des instituts scientifiques nomme notre Institut d'Etudes Orientales.

L'INSTITUT D'ÉTUDES ORIENTALES ET SON RÔLE DIDACTIQUE.


Son droit à l'existence, officiellement reconnu par un arrêté du Ministre de l'Éducation Nationale, date du 8 janvier 1934. ; mais il y avait longtemps - bien près de dix ans - que l'idée était " dans l'air ", et que la formule avait été ébauchée. Des discussions assez longues avaient notamment porté sur le nom qu'il convenait de lui donner. Un Institut d'études orientales dans Alger, ville du Maghreb, semblait à certains un défi à la géographie. A quoi l'on répondra que le domaine de l'Institut est pro
prement un monde que l'Islam, né en Orient, a, dans une large mesure, orientalisé, quant à sa langue, sa civilisation, ses institutions juridiques et son genre de vie. Au reste, on se réservait de déborder le cadre que son état-civil semblait lui imposer ; et personne, en fait, ne devait se plaindre de voir l'Institut s'intéresser, selon les préférences des chercheurs qu'il groupait, à la préhistoire nord-africaine ou aux dialectes berbères.

Comme l'enseignement supérieur lui-même, cet institut d'université répond à un double besoin : assume une tâche didactique et une tâche scientifique. La première s'exprime d'abord par une grande affiche ou, pour dire les choses plus noblement, par un tableau de coordination. L'étudiant algérien, métropolitain ou étranger y trouve groupés les enseignements des Facultés des Lettres et de Droit consacrés à la civilisation musulmane et aux pays nord-africains. Avant que les Universités métropolitaines sortant de la tourmente et devant pourvoir des chaires nouvelles, aient quelque peu dépouillé Alger des spécialistes qui y avaient affirmé leur maîtrise, l'affiche de l'Institut réunissait les noms de quinze professeurs arabisants, historiens, géographes, ethnographes et juristes, et il offrait à l'avidité des étudiants une somme hebdomadaire de 40 heures de leçons. Alger, grande Université de la France d'outre-mer, apparaissait - on souhaite qu'il apparaisse encore - comme le centre le plus qualifié pour permettre une initiation à l'islamologie et à la culture arabe. Est-il nécessaire d'ajouter que l'enseignement doctrinal et le travail de bibliothèque se complètent ici des facilités incomparables qu'offre le pays aux esprits curieux pour parler et pour observer, pour se familiariser avec la réalité vivante ?

SON RÔLE SCIENTIFIQUE.


Si, toutefois, l'existence de l'Institut ne se manifestait que par une liste de cours imposante et un copieux emploi du temps, il n'aurait démontré qu'une partie - la plus modeste - de son utilité. Il veut être, il est surtout, un Institut de recherche et, pour employer un mot dont s'effarouche quelque peu l'individualisme français, de " travail en équipe ". " Les membres de l'Institut, a dit M. Pierre Martino, s'efforcent de créer entre eux des contacts plus effectifs que ceux qui naissent de voisinages de portes, ou de rencontres dans la rue. Tous les mois, une séance les réunit ; chacun est invité à faire part des travaux qu'il prépare, à exposer les résultats qu'il croit avoir acquis. C'est le moyen d'essayer un point de vue, de provoquer des objections utiles, qui auraient bien garde de s'offrir à l'esprit de l'auteur ". Il va sans dire, en effet, que l'exposé de chaque séance est suivi d'une discussion qui profite aux auditeurs comme à l'orateur du jour. Celui-ci est parfois amené à réviser ses conclusions, à en atténuer la rigueur ou à chercher de nouveaux arguments pour les étayer.

Aux séances mensuelles, qui groupent non seulement les professeurs des Facultés mais les arabisants non universitaires, voire les étrangers séjournant en Algérie - on y vit des savants de Belgique et de Hollande -, les sujets les plus divers sont traités. Les titres et les résumés qui figurent au registre des procès-verbaux, attestent cette largeur d'horizon dans le temps comme dans l'espace, puisqu'elle va de la préhistoire saharienne à une consultation du célèbre Chaykh Abdou sur le port du chapeau et des langues parlées dans l'Espagne médiévale jusqu'aux aspects de l'Islam dans l'Archipel malais.

LES PUBLICATIONS.


Les travaux ainsi soumis à la discussion et mis au point sont naturellement destinés à la publication. Beaucoup figurent dans les " Annales de l'Institut ", dont la guerre a quelque peu perturbé la périodicité, mais qui, cependant, comptera bientôt six volumes. Là encore, s'affirme un éclectisme qui embrasse toutes les disciplines pouvant concourir à la connaissance plus intime de la culture musulmane. La langue et la littérature arabes y tiennent une large place. Signalons un peu au hasard une étude de M. Canard sur la forme verbale fa'âli, les enquêtes de M. J. Cantineau, sur les parlers des Druses et des nomades orientaux, l'examen des thèmes érotiques de l'ancienne poésie par M. R. Blachère, et une série d'articles de M. H. Pérès sur les écrivains arabes modernes. L'Islamologie est représentée par un travail sur le mysticisme, que signa le regretté Alfred Bel ; l'histoire, par une ingénieuse révision, due à M. E. Lévi-Provençal, des idées admises sur la fondation de Fez, par la publication et la mise en œuvre de divers documents inédits ou mal connus ; l'archéologie musulmane, par des remarques pertinentes de M. Elie Lambert sur la Grande Mosquée de Cordoue et par des observations de M. Jean Sauvaget sur les mosquées iraniennes.

Cependant, la collection des " Annales " ne forme qu'une partie de la bibliothèque scientifique par laquelle l'Institut d'Etudes Orientales entend manifester son existence. Dès le principe et dans l'esprit de ceux qui l'ont constitué, un des buts de l'Institut fut de mettre à la disposition des travailleurs le moyen de faire imprimer des œuvres d'érudition qui, sans cette aide, risqueraient de ne pas voir le jour. En dépit des difficultés que rencontre l'édition française, cette seconde collection compte déjà une dizaine de volumes in-8", plus deux fascicules d'un " Atlas linguistique ". Par ce travail, en cours de publication, l'auteur, M. André Basset, ouvre une voie vraiment nouvelle à notre connaissance des parlers berbères

Au nombre de ces ouvrages, dont le moins que l'on puisse dire est que chacun d'eux représente de longues années d'études, nous nous contenterons de citer la " Grammaire du Palmyrénien épigraphique " de M. Jean Cantineau, une édition critique accompagnée d'une traduction abondamment annotée du curieux roman philosophique d'Ibn Thof ail, par M. Léon Gauthier, un volume qui sera bientôt suivi d'un second de M. Robert Brunschvig sur la dynastie des Hafsides, qui gouvernèrent la Tunisie du XIIIe au XVè siècle, deux études juridiques : l'une sur les successions dans le droit musulman due à la collaboration de Frédéric Peltier et de M. G.-H. Bousquet, l'autre sur les Musulmans Yougoslaves, dont l'auteur, M. Abduselam Balagija, vint poursuivre à Alger ses études commencées à Belgrade.

Si nous ajoutons à cette énumération, dont on excusera la sécheresse, une collection riche aujourd'hui de neuf volumes, de textes de prose et de poésie arabe, dite " Bibliotheca arabica ", nous aurons dressé le bilan actuel de cette activité scientifique. On en voit le sens et on en présume l'utilité. Elle montre que l'Université d'Alger travaille de son mieux pour maintenir sur cette terre d'Afrique le prestige intellectuel de la France et, qu'en particulier, rien de ce qui intéresse l'Islam ne lui demeure étranger.

G. MARÇAIS,
Membre de l'Institut.