L'Institut d'Etudes Orientales d'Alger
LE DOUBLE ROLE DES FACULTES.
L'Enseignement supérieur se reconnaît un double rôle
: un rôle pédagogique et un rôle de recherche. Le premier
est le prolongement naturel de celui de l'Enseignement secondaire dispensé
dans les lycées et collèges. Nanti du précieux diplôme
de bachelier, ayant satisfait aux épreuves de ce vieil examen,
dont périodiquement on souhaite la mort, mais qui survit faute
d'un moyen raisonnable de le remplacer, le collégien, promu à
la dignité d'étudiant, vient chercher à la Faculté
un complément de culture dans le domaine auquel il se sent le plus
apte, mieux encore, une discipline, ou, si l'on veut, une technique. Il
s'agit moins, en effet, pour le maître, de lui inculquer la Science,
toute la Science. que de l'initier au travail qui a permis de la constituer,
de le traiter moins en élève qu'en disciple, d'étudier
devant lui des questions choisies et limitées, sans craindre de
lui montrer que les résultats acquis ne laissent pas d'être
provisoires, de lui apprendre à se poser les problèmes et
de le munir de la méthode propre à les résoudre.
Cette tâche didactique se double et se complète d'une tâche
de recherche. Celle-ci prend, dans un pays comme l'Algérie, une
importance évidente, et d'aucuns y ont vu le plus urgent de leurs
devoirs La préparation des candidats à la licence leur semblait
accessoire en regard de l'exploration d'un monde où tout était
à découvrir. Le temps qu'ils passaient à préparer
des cours leur paraissait dérobé aux enquêtes scientifiques.
La vraie place d'un professeur des Facultés d'Alger était
moins sa chaire que le bled, et il pouvait légitimement considérer
sa fonction comme une sorte de mission permanente. Sur le rôle de
nos Facultés, un débat s'institua, dont on trouverait les
échos dans les " Annales Universitaires ". Il ne nous
appartient pas de le rouvrir, et l'on peut juger la question quelque peu
oiseuse. L'activité scientifique du maître se concilie sans
peine avec la formation de ses disciples et elle leur profite même
largement. Quelle que soit, au reste, la conception qu'ils s'en font,
les membres de nos Écoles supérieures, érigées
en Facultés depuis 1909, ont bien rempli leur double rôle.
Le niveau des études n'est certes pas inférieur à
celui qu'elles atteignent dans les vieilles universités de la Métropole
; quant aux travaux signés par les professeurs, ils font le plus
grand honneur à la science française.
De tous les domaines qui sollicitaient leur curiosité, le monde
musulman nord-africain, ses croyances, son passé, sa vie matérielle,
ses coutumes, sa littérature, son art, ses dialectes, offraient
les sujets les plus variés et les plus riches. Les livres et articles
de revues qui leur sont consacrés empliraient une imposante bibliothèque.
On y trouverait surtout les noms des professeurs de nos Facultés
des Lettres et de Droit.
Et sans doute chacun d'eux, géographes, juristes, historiens, philologues,
étaient proprement des spécialistes. Mais ici l'étude
de la terre et des hommes crée des conditions particulières.
Elle exclut une spécialisation trop étroite. Elle exige
que le savant s'initie aux résultats acquis dans les domaines qui
ne sont pas le sien. L'étude du passé ou celle de la vie
présente ne peuvent mutuellement s'ignorer. Un livre comme la magistrale
" Histoire de l'Afrique du Nord dans l'Antiquité ", de
Stéphane Gsell, suppose une somme prodigieuse de lectures et de
connaissances les plus diverses. Le relief du sol et le climat y trouvent
place comme l'organisation des sociétés et les survivances
des vieux rites magiques. Quelle que soit sa spécialité,
le savant doit " se tenir au courant ". Chaque progrès
réalisé par une discipline peut profiter aux disciplines
voisines, voire étrangères. D'où les avantages évidents
des rapports entre chercheurs, des liaisons entre laboratoires ; de là,
dans une large mesure, l'utilité des instituts scientifiques nomme
notre Institut d'Etudes Orientales.
L'INSTITUT D'ÉTUDES ORIENTALES ET SON RÔLE DIDACTIQUE.
Son droit à l'existence, officiellement reconnu par un arrêté
du Ministre de l'Éducation Nationale, date du 8 janvier 1934. ;
mais il y avait longtemps - bien près de dix ans - que l'idée
était " dans l'air ", et que la formule avait été
ébauchée. Des discussions assez longues avaient notamment
porté sur le nom qu'il convenait de lui donner. Un Institut d'études
orientales dans Alger, ville du Maghreb, semblait à certains un
défi à la géographie. A quoi l'on répondra
que le domaine de l'Institut est proprement un monde
que l'Islam, né en Orient, a, dans une large mesure, orientalisé,
quant à sa langue, sa civilisation, ses institutions juridiques
et son genre de vie. Au reste, on se réservait de déborder
le cadre que son état-civil semblait lui imposer ; et personne,
en fait, ne devait se plaindre de voir l'Institut s'intéresser,
selon les préférences des chercheurs qu'il groupait, à
la préhistoire nord-africaine ou aux dialectes berbères.
Comme l'enseignement supérieur lui-même, cet institut d'université
répond à un double besoin : assume une tâche didactique
et une tâche scientifique. La première s'exprime d'abord
par une grande affiche ou, pour dire les choses plus noblement, par un
tableau de coordination. L'étudiant algérien, métropolitain
ou étranger y trouve groupés les enseignements des Facultés
des Lettres et de Droit consacrés à la civilisation musulmane
et aux pays nord-africains. Avant que les Universités métropolitaines
sortant de la tourmente et devant pourvoir des chaires nouvelles, aient
quelque peu dépouillé Alger des spécialistes qui
y avaient affirmé leur maîtrise, l'affiche de l'Institut
réunissait les noms de quinze professeurs arabisants, historiens,
géographes, ethnographes et juristes, et il offrait à l'avidité
des étudiants une somme hebdomadaire de 40 heures de leçons.
Alger, grande Université de la France d'outre-mer, apparaissait
- on souhaite qu'il apparaisse encore - comme le centre le plus qualifié
pour permettre une initiation à l'islamologie et à la culture
arabe. Est-il nécessaire d'ajouter que l'enseignement doctrinal
et le travail de bibliothèque se complètent ici des facilités
incomparables qu'offre le pays aux esprits curieux pour parler et pour
observer, pour se familiariser avec la réalité vivante ?
SON RÔLE SCIENTIFIQUE.
Si, toutefois, l'existence de l'Institut ne se manifestait que par une
liste de cours imposante et un copieux emploi du temps, il n'aurait démontré
qu'une partie - la plus modeste - de son utilité. Il veut être,
il est surtout, un Institut de recherche et, pour employer un mot dont
s'effarouche quelque peu l'individualisme français, de " travail
en équipe ". " Les membres de l'Institut, a dit M. Pierre
Martino, s'efforcent de créer entre eux des contacts plus effectifs
que ceux qui naissent de voisinages de portes, ou de rencontres dans la
rue. Tous les mois, une séance les réunit ; chacun est invité
à faire part des travaux qu'il prépare, à exposer
les résultats qu'il croit avoir acquis. C'est le moyen d'essayer
un point de vue, de provoquer des objections utiles, qui auraient bien
garde de s'offrir à l'esprit de l'auteur ". Il va sans dire,
en effet, que l'exposé de chaque séance est suivi d'une
discussion qui profite aux auditeurs comme à l'orateur du jour.
Celui-ci est parfois amené à réviser ses conclusions,
à en atténuer la rigueur ou à chercher de nouveaux
arguments pour les étayer.
Aux séances mensuelles, qui groupent non seulement les professeurs
des Facultés mais les arabisants non universitaires, voire les
étrangers séjournant en Algérie - on y vit des savants
de Belgique et de Hollande -, les sujets les plus divers sont traités.
Les titres et les résumés qui figurent au registre des procès-verbaux,
attestent cette largeur d'horizon dans le temps comme dans l'espace, puisqu'elle
va de la préhistoire saharienne à une consultation du célèbre
Chaykh Abdou sur le port du chapeau et des langues parlées dans
l'Espagne médiévale jusqu'aux aspects de l'Islam dans l'Archipel
malais.
LES PUBLICATIONS.
Les travaux ainsi soumis à la discussion et mis au point sont naturellement
destinés à la publication. Beaucoup figurent dans les "
Annales de l'Institut ", dont la guerre a quelque peu perturbé
la périodicité, mais qui, cependant, comptera bientôt
six volumes. Là encore, s'affirme un éclectisme qui embrasse
toutes les disciplines pouvant concourir à la connaissance plus
intime de la culture musulmane. La langue et la littérature arabes
y tiennent une large place. Signalons un peu au hasard une étude
de M. Canard sur la forme verbale fa'âli, les enquêtes de
M. J. Cantineau, sur les parlers des Druses et des nomades orientaux,
l'examen des thèmes érotiques de l'ancienne poésie
par M. R. Blachère, et une série d'articles de M. H. Pérès
sur les écrivains arabes modernes. L'Islamologie est représentée
par un travail sur le mysticisme, que signa le regretté Alfred
Bel ; l'histoire, par une ingénieuse révision, due à
M. E. Lévi-Provençal, des idées admises sur la fondation
de Fez, par la publication et la mise en uvre de divers documents
inédits ou mal connus ; l'archéologie musulmane, par des
remarques pertinentes de M. Elie Lambert sur la Grande Mosquée
de Cordoue et par des observations de M. Jean Sauvaget sur les mosquées
iraniennes.
Cependant, la collection des " Annales " ne forme qu'une partie
de la bibliothèque scientifique par laquelle l'Institut d'Etudes
Orientales entend manifester son existence. Dès le principe et
dans l'esprit de ceux qui l'ont constitué, un des buts de l'Institut
fut de mettre à la disposition des travailleurs le moyen de faire
imprimer des uvres d'érudition qui, sans cette aide, risqueraient
de ne pas voir le jour. En dépit des difficultés que rencontre
l'édition française, cette seconde collection compte déjà
une dizaine de volumes in-8", plus deux fascicules d'un " Atlas
linguistique ". Par ce travail, en cours de publication, l'auteur,
M. André Basset, ouvre une voie vraiment nouvelle à notre
connaissance des parlers berbères
Au nombre de ces ouvrages, dont le moins que l'on puisse dire est que
chacun d'eux représente de longues années d'études,
nous nous contenterons de citer la " Grammaire du Palmyrénien
épigraphique " de M. Jean Cantineau, une édition critique
accompagnée d'une traduction abondamment annotée du curieux
roman philosophique d'Ibn Thof ail, par M. Léon Gauthier, un volume
qui sera bientôt suivi d'un second de M. Robert Brunschvig sur la
dynastie des Hafsides, qui gouvernèrent la Tunisie du XIIIe au
XVè siècle, deux études juridiques : l'une sur les
successions dans le droit musulman due à la collaboration de Frédéric
Peltier et de M. G.-H. Bousquet, l'autre sur les Musulmans Yougoslaves,
dont l'auteur, M. Abduselam Balagija, vint poursuivre à Alger ses
études commencées à Belgrade.
Si nous ajoutons à cette énumération, dont on excusera
la sécheresse, une collection riche aujourd'hui de neuf volumes,
de textes de prose et de poésie arabe, dite " Bibliotheca
arabica ", nous aurons dressé le bilan actuel de cette activité
scientifique. On en voit le sens et on en présume l'utilité.
Elle montre que l'Université d'Alger travaille de son mieux pour
maintenir sur cette terre d'Afrique le prestige intellectuel de la France
et, qu'en particulier, rien de ce qui intéresse l'Islam ne lui
demeure étranger.
G. MARÇAIS,
Membre de l'Institut.
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