Alger, Algérie : documents algériens
Série économique
Sur une exposition de tapis de la Commune mixte de Tébessa
mise sur site le 9-9-2011
* Document n° 33 de la série : Économique - Paru le 5 octobre 1947 - Rubrique ARTISANAT

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Sur une exposition de tapis de la Commune mixte de Tébessa


Inaugurée le 14 mai par M. l'Ambassadeur de France Yves Chataigneau, Gouverneur général de l'Algérie, une exposition, organisée par la Commune mixte de Tébessa, sous les auspices du Service technique de l'Artisanat, groupait une centaine de tapis et à peu près autant de tissages variés recueillis dans les tribus diverses de la commune, en particulier dans la grande tribu des Nementcha.

Il n'est sans doute pas exagéré de dire que, pour tout le monde, ce fut une véritable révélation. On est, en général, trop enclin à penser que le tapis de type et de technique traditionnelle est à peu près perdu en Algérie. On connaît assez bien le tapis du Djebel Amour qui parait être une exception
à la règle que nous venons de citer, mais on n'a des notions sur les autres tissages ou tapis que par les musées ou les expositions scolaires, car, pense-t-on, seules les écoles s'efforcent de conserver ce qui fut le patrimoine artistique de ce pays. Quelques voyageurs ou fonctionnaires savent bien qu'on peut trouver encore des tapis ci des tissages dans de nombreuses familles du Sud Constantinois, mais il restait à prouver qu'il y avait là une véritable industrie familiale, une réalité bien vivante, ce dont pouvaient douter encore les plus convaincus. Une exposition comme celle que nous devons aux Administrateurs de la Commune mixte de Tébessa est donc des plus réconfortantes et contient en elle tous les espoirs d'avenir que peuvent souhaiter ceux qui s'intéressent aux destinées de ce pays. Lorsque nous aurons dit qu'une sélection sévère a éliminé plusieurs centaines de pièces de valeur discutable et que les dimensions de la salle d'exposition obligeaient à limiter l'envoi, on aura révélé, du moins nous l'espérons, tout ce qu'on peut attendre du Sud Constantinois qui est loin de se borner à la seule Commune mixte de Tébessa.

Dans le grand hall de la Chambre de Commerce, étendus sur le sol, accrochés sur les murs, descendant du haut du balcon du premier étage, longuement déployés, dressés comme de hautes flammes ou encore cascadant dans des ondulations multicolores, partout des tapis, des tentures où dominent des rouges de toutes nuances, des taches bleues, des taches jaunes, du vert, des occellations oranges ou roses, toute une symphonie chaude et pourtant très nuancée... Les hauts fûts de colonnes disparaissent sous les immenses tentures qui les drapent.

Au milieu de la salle, une pyramide savamment composée met en ,valeur d'immenses tapis qui s'épanouissent en étoile. A droite, une grande tente nomade apporte la couleur locale. C'est un véritable éblouissement. Une immense carte situe la région de Tébessa, ses tribus et ses fractions de tribus.

Dans le fond, vers l'escalier qui conduit au premier étage, une petite salle est réservée à la documentation. Au premier étage, le métier sur lequel sont exécutés tous ces tissages est monté rudimentaire
ment. Deux hommes y tissent avec ardeur, aidés de deux femmes dissimulées par l'ouvrage, car elles travaillent derrière la nappe de fils tendus.

Tout le long du balcon, de nouveaux tapis de tous genres, des statistiques fort instructives continuent à fixer l'attention. Mais nous allons revenir en arrière et, à la faveur des enseignements de cette exposition, essayer de distinguer les types de tapis et tissages qui se trouvent là réunis, de rappeler ce qu'on peut savoir de leur origine, en décrire sommairement les techniques et indiquer les profits que les artisans peuvent encore en attendre.

LES TAPIS.

Malgré la multiplicité des compositions et des décors, il est assez aisé de distinguer deux genres de tapis et trois genres de tissages.

Certains tapis mesurant environ 6 m. de long et 2 m. de large utilisent uniquement la ligne comme élément de décor. Ils de divisent, en général, en trois champs à peu près égaux dans lesquels sont disposés des étoiles à huit branches, des crochets, des zigzags, et ils sont encadrés par une bande de 20 à 30 cm. de large ornée de crochets ou de zigzags.

Le ton dominant de ces tapis est le rouge foncé, auquel s'ajoutent le bleu foncé, le vert clair, le jaune, parfois l'orangé. Les points de haute laine sont assez gros, mais bien tassés et serrés par un ou deux rangs de trame. C'est le tapis " quetifa " ou " guétif ".

Tous les autres tapis ont un décor floral souvent combiné avec des motifs géométriques analogues à ceux que nous venons de décrire.

LES TISSAGES.

Parmi les tissages, on distingue de très longues pièces de près de 8 mètres de long sur 2 mètres de large. Les matières premières utilisées sont la laine et le poil de chèvre le décor très fin, le tissage très serré en font des objets de grande valeur. Le rouge domine, accompagné de jaune, de vert, de bleu. C'est la " draga " traditionnelle, séparation dans les tentes entre les hommes et les femmes.

Un autre tissage de dimensions analogues se compose de décors beaucoup plus gros. On y retrouve les motifs géométriques décrits plus haut pour le tapis " quetifa ". Le tissage qui utilise uniquement la laine, quoique moins serré que celui de la première pièce, est remarquable de finesse, les couleurs varient beaucoup plus que dans la " draga " traditionnelle. On y relève lu rouge, du jaune, du vert, de l'orangé, du bleu, du rose, du violet. C'est la " draga " moderne. Sa valeur artistique est certes bien moins grande que celle de son aïeule.

Enfin, on note encore des tissages étroits et très longs à décor géométrique en laine et poils de chèvres, analogues à la toile de la tente nomade . ce sont les " flidjs ". De grands sacs décorés et travaillés de semblable façon sont composés de la même bande repliée et cousue. On les nomme les
" gharas " ou " tellis ".

LA QUESTION DES ORIGINES.

Il est bien difficile, voire impossible, de déterminer avec certitude l'origine de ces tissages variés Tout au plus, peut-on échafauder une hypothèse que semblent étayer la technique et l'histoire des tribus.

Le tapis à décor géométrique est très connu en Afrique du Nord. Il est encore assez courant dans le Sud Tunisien, en particulier dans les tribus Zlass et Hamama ; c'est le seul décor connu au Djebel Amour. Enfin, il est très commun dans le Haut Atlas Marocain.

On est tenté de le considérer comme caractéristique de l'art berbère, mais, là encore, ne faut-il pas se hâter de généraliser. Le décor géométrique est fréquent en Arabie même et la tribu Hamama de Tunisie n'a pas de racine berbère puisqu'elle descend des Béni Solayn qui étaient de purs arabes. Par ailleurs, le décor géométrique n'est pas l'apanage d'une civilisation, il se retrouve dans toutes. Il parait plus plausible, par contre, de considérer ce stage de l'évolution artistique comme nettement antérieur à celui du décor floral ; plus simpliste, il semble aussi plus primitif. Ce qu'on pourrait dire avec les moindres chances d'erreur, c'est que le tapis " quetifa " est l'ancêtre du tapis actuel Nementcha. Quant à sa date d'apparition, rien ne permet de la fixer avec quelque chance de succès. Les auteurs arabes parlent bien de tapir, livrés dès le 9e siècle à titre de tributs aux suzerains d'Orient, mais aucun texte ne précise de quels tissages il s'agit (1).

Dans son étude récente : " La Berbérie Musulmane et l'Orient au Moi M Georges Marçais
écrit :

" Aucune certitude ne nous est malheureusement permise en ce qui touche les industries textiles. Nous pouvons du moins affirmer que l'Ifriqiya, où la fabrication des tapis occupe tant de femmes, dans Kairouan et ailleurs, était au IX' siècle connue pour les tapis qu'on y créait. Un document transmis par Ibn Khaldoûn et dont nous avons déjà parlé, la précieuse énumération des redevances versées au calife Al-Mamoûn (813-833) par les provinces de l'Empire, mentionne comme dus par l'Ifriqiya, 13 millions de dirheems plus 120 tapis. Trois pays sont inscrits pour le même genre de redevance en nature ; le Tabazistan (Sud de la Caspienne) arrive en tête avec 600 tapis. L'Ifriqiya vient ensuite ; puis l'Arménie qui n'en doit que 20. Il y a lieu de penser que c'était là une spécialité de l'Ifriqiya et une spécialité indigène, que les Musulmans n'avaient pas importée, mais dont ils appréciaient la valeur esthétique ou utilitaire. M. L. Poinssot a mis en lumière un passage de lettre apocryphe insérée dans l'Histoire Auguste et un édit de Dioclétien, qui, tous les deux, attestent, au début du IVè siècle, l'existence de " Tapis Africains ". Il est permis d'y voir les ancêtres des pièces livrées au Trésor des" Abbâssides ".

Le " quetifa " est a peu près le seul mobilier de la tenté. Isolant du sol, il sert encore de couverture. L'hiver, les habitants de la tente s'enroulent dans le tapis du côté des points noués. L'été, on dort sur le tapis à l'envers. Lorsque la famille se déplace, on le roule et on le transporte avec la tente à dos de chameam.

Tout différent est le tapis d'Orient qui a nettement influencé la technique actuelle des Nementcha ( L'occupation turque a eu être à l'origine de cette évolution de la technique. Rien ne permet, toutefois, de l'affirmer, car les plus vieux tapis trouvés à ce jour sont des " guétifs " et les tapis influencés de l'Orient que l'on possède n'ont pas plus de cent ans. Le " guétif " s'est d'ailleurs maintenu et on le tisse encore de nos jours.).

Le tapis turc traditionnel est un tapis de prière ; de dimensions restreintes (à peu près : 1 m. 50 x 1 m. 20), il a un décor composé d'un médaillon central (le mihrâo), rectangle ou carré, terminé par un arc rectiligne dont on dirige la pointe du côté de la Mekke lo
rs de la prière ; il est encadré de décors floraux très stylisés. Les écoinçons s'ornent également de fleurs stylisées et accolées. Le mihrâb est souvent vicie. Parfois, quelques motifs floraux ou quelques objets courants (candélabre, aiguière) l'emplissent en partie. Parfois aussi le mihrâb dessine un hexagone irrégulier : rectangle terminé par un angle droit à chaque extrémité (tapis d'Anatolie). A de très rares exceptions près, on ne rencontre pas de tapis à plusieurs champs.

Le tapis Nementcha est une composition de trois tapis turcs accolés. Sur le thème du vieux tapis " guétif " on a, semble-t-il, utilisé la gamme des motifs orientaux. Sans doute, au début, le tissage n'a été qu'une copie des nouveaux tapis, mais, bien vite, le génie des tisseurs a retrouvé sa liberté.

L'inspiration turque, seule, a joué en concurrence avec la tradition et avec l'esprit de création des artistes. En somme, aucune routine dans le travail du tisseur qui se renouvelle constamment. La composition tripartite, elle-même, n'est pas respectée obligatoirement. On exécute de longs tapis à un seul champ central, on en fabrique aussi à deux champs puis à six champs accolés. Enfin, le mihrâb central manque dans certains tapis et d'autres, forts curieux, portent, au centre, une immense croix à branches égales, les éminçons s'ornant de fleurs stylisées. La fantaisie du Nementcha se donne d'ailleurs libre cours en dehors de toute tradition ou inspiration étrangère on cherche à reproduire des objets familiers qu'on admire, les carreaux de faïence turcs, des fleurs du pays ... Tout cela est utilisé avec un art consommé et donne naissance à de splendides pièces dignes des meilleurs décorateurs. Partout, le souci de l'équilibre, un don très certain de l'harmonie. Le tisseur n'est pas un manœuvre, c'est un compositeur dont l'art est encore plus senti qu'étudié. Si l'on peut arriver à bâtir une hypothèse logique en ce qui concerne l'évolution du tapis, il paraît impossible de se faire une idée sur l'origine des tissages de la tente. La tente elle-même, composée de bandes tissées en laine et poil de chèvre ou poil de chameau, est, sans nul doute, antérieure à la période historique. Les objets tissés dans la même technique : ghara, fiidj, draga, ont très probablement suivi de peu le tissage de la tente ; le décor qui demande une grande habileté peut être plus récent, bien que rien ne permette d'en estimer la date d'apparition.

Très différent de ces tentures, le Hembel paraît beaucoup plus récent. Ce tissage de dimensions semblables à celles des " draga " est beaucoup moins serré, beaucoup moins lourd, on utilise la laine seule à l'exclusion de tout autre textile d'origine animale et le décor couvrant de larges surfaces emprunte aussi bien à la vie végétale qu'à la vie animale. La stylisation est aussi moins poussée et ne se réduit presque jamais à la ligne géométrique. Les surfaces à angles multiples, habilement combinées les tons souvent mariés avec une hardiesse heureuse contenteraient maints décorateurs modernes et évoquent, par moment, l'art cubiste oriental. Il n'est pas sans intérêt de rapprocher ces pièces de celles que l'on exécute à Gafsa et dans la région de Tozeur. La technique et le décor s'identifient exactement. Il semble que nos tisseuses Nementcha aient subi l'influence dès ouvrières de la province voisine, ce qui paraît plus logique que l'inverse, car la technique est plus orientale, phis citadine aussi que celle des tissages cités plus haut. Or, les Gafsiens sont, dans l'ensemble, d'origine arabe et non berbère, comme les Nementcha. Nous donnerons donc à ce genré de tissage très caractéristique le nom de tissage gafsien, ce qui, évidemment, ne donne pas la clef du problème de l'origine de ces tentures qui n'apparaissent pas sans analogie avec les tissages turcs de Caramanie.

El Bekri, cité par M. Georges Marçais (O. c. p. 180) signale qu'un centre important de la région de Gafsa nommé Torâq, exportait au IXè siècle, vers l'Egypte, des tentures décorées appelés Ksa toraqui. . S'il fallait y voir, comme le croit, avec toutes les réserves d'usage, M. Marçais, les ancêtres des couvertures actuelles, l'origine de ces tissages serait antérieure à l'invasion des Béni Solaym et serait berbère. La technique et le décor nous semblent cependant indiquer une origine orientale et n'offrent rien de commun avec ce qu'on a coutume d'appeler, en Afrique du Nord, l'Art berbère.

L'OUTILLAGE ET LES TECHNIQUES.

Deux métiers, trois voire quatre : les tissages ras du type toile de tente se font à ras du sol. Le tapis se tisse à points noués sur un métier vertical, le tissage du genre Gafsa s'exécute sur le même métier, mais à fil passé, la draga est travaillée à l'envers, c'est-à-dire que la tisseuse se place derrière le métier.

C'est à peine si l'on ose nommer métier les quatre piquets fichés en terre, écartés de 0 m. 50 à 0 m. 60 sur la largeur et éloignés d'environ six mètres. La chaîne, composée defils de laine et de poils de chèvre de différentes couleurs, est tendue sur un cordonnet qui relie les piquets des extrémités. La femme, accroupie, parfois à cheval sur les fils tendus, s'aide d'une grossière navette faite d'un morceau de bois fourchu ; suivant qu'elle prend ou laisse lés fils de chaîne, le dessin se forme régulier, sans erreur. On tasse la trame à l'aide d'un morceau de bois ou d'une petite barre de fer plat. Les tissages obtenus sont donc longs et étroits. On les coud ensuite pour obtenir la toile de tente

Le métier à tapis est déjà plus perfectionné. C'est la " Tela " romaine (Il est intéressant de comparer le métier arabe actuel à celui représenté dans le Virgile du Vatican. La ressemblance est frappante. On peut également l'identifier à la " Tela Jugalis " (Carte R.R. 10 et 14).), deux montants grossièrement équarris, deux traverses à enfourchement qui se fixent sur les montants à l'aide de cordes, de fiches de fer plantées dans des trous espacés régulièrement sur les montants, permettant de régler la tension. Des cordes de laine et de poils de chèvre tressées ou des cordes d'alfa le maintiennent. Elles sont fixées à des clous fichés dans le mur ou aux mâts de la tente.

Le tissage d'un gros tapis demande généralement deux hommes et deux femmes. A l'endroit, les tisseurs disposent des fils de différentes couleurs, Ils nouent les points non pas un à un, mais en suivant, sans couper la trame qui forme les boucles ; lorsque le nombre voulu de points d'une même couleur est atteint, le tisseur coupe d'un coup sec, à l'aide d'un couteau. Il prend un fil d'une autre couleur et continue son travail. Aucun dessin, aucune maquette ne le guident. Il sait par coeur ce qu'il doit faire et a combiné son tapis avec son compagnon. Derrière le métier, les femmes mettent en place les points noués à l'aide d'un bâtonnet, glissent un ou plusieurs fils de trame qui serreront les rangs de points noués et tassent à l'aide d'un lourd peigne coudé. De leur côté, les hommes arrêtent parfois leur tâche pour égaliser à l'aide de ciseaux et couper ainsi les boucles, puis ils frappent de grands coups sur les points à l'aide d'un outil composé d'une barre de fer coudée souvent emmanchée de bois. La division du travail est ainsi très bien comprise, cependant, tous les préparatifs ou presque, incombent aux femmes : lavage de la laine, cardage, filage, teinture même (du moins autrefois) l'homme n'intervient qu'au moment du montage et prête son concours jusqu'à l'enlèvement terminé.

La teinture n'utilisait autrefois que des produits du pays à l'exclusion des rouges Cochenille et du bleu indigo. On recueillait l'arjagnou qui donnait un joli jaune, la garance pour les rouges. Le vert s'obtenait par mélange de bleu indigo et de jaune arjagnou. Ces procédés de teinture se sont peu à peu perdus et, à l'heure actuelle, on trouve plus simple d'avoir recours au teinturier de métier qui travaille avec des produits chimiques de toutes provenances. La qualité de la teinture laisse beaucoup à désirer la plupart du temps et les tons les plus acides n'effraient pas les tisseurs ou les tisseuses : c'est le violet, le vert, le rose bonbon, le jaune acidulé qui, souvent, ont la préférence.


Sur le métier vertical qui sert encore à tisser les vêtements de la famille, la femme tisse la couverture du genre Gafsa. Rien de particulier n'est à noter, sinon que la tisseuse travaille à l'endroit et obtient son dessin sans modèle, en comptant, par: un palpage rapide, les fils de chaîne qu'elle doit prendre ou laisser. Elle met en place la trame à l'aide du peigne coudé dont nous avons parlé plus haut.
Plus curieux est le tissage d'une " draga ". La femme est placée derrièreson métier et ne voit donc de son travail que l'envers. Elle compte ses fils comme précédemment et laisse pendre des " flottés " de laine qu'elle coupe à l'aide de ses ciseaux, elle met en place la trame à l'aided'un bâtonnet et tasse avec le peigne déjà décrit.

Comme on peut le deviner par ces détails techniques, le tissage du genre Gafsa n'a ni endroit ni envers contrairement à la " draga " qui, à l'envers, présente un emmêlement de fils multicolores coupés à différentes longueurs.

L'ETAT ACTUEL ET LES POSSIBILITES DE L'AVENIR.

Des techniques aussi archaïques ont le gros inconvénient d'être très lentes. Le filage a main disparaît de plus en plus devant la facilité à se procurer des laines travaillées industriellement, donc mieux lavées, plus belles et plus régulières. Le tissage des vêtements nécessaires à la famille se perd lui aussi, concurrencé par la friperie vendue sur les marchés et par les étoffes exposées chez tous les commerçants de l'intérieur. Il est à présumer que le tissage sur métier à haute lisse disparaîtrait avant un siècle si l'on n'essayait de le protéger. Dés lors, la question inévitable qu'on se pose est celle- ci : a-t-on vraiment intérêt à maintenir artificiellement des techniques quele progrès condamne irrémédiablement ?

Certainement pas en ce qui concerne les tissages vestimentaires que la machine peut exécuter plus rapidement et moins cher. Il est probable que la tradition survivra encore quelques décades dans de nombreuses familles, surtout chez les nomades qui paraissent réfractaires au progrès de la science et continuent la vie de leurs aïeux sans souci des inventions modernes qui pourraient, nous semble-t- il, améliorer leur sort. Nous n'avons néanmoins pas à intervenir pour maintenir un genre de vie suranné, freiner une marche possible vers la modernisation.

Il n'en est pas de même en ce qui concerne les tissages décorés. De plus en plus, ceux-ci doivent être considérés comme des articles de luxe. De plus en plus certainement, ils intéresseront l'étranger. La mode évoluera sur place, on remplacera peut-être un jour la tente par une maison, la " draga " n'aura plus aucune raison d'être, le tapis sera un luxe trop coûteux pour beaucoup de familles, mais il sera devenu l'objet d'un commerce rémunérateur. Il apportera, avec les autres tissages décorés, un appoint précieux dans les* budgets familiaux, en général trop modestes.

Cela, cependant, ne peut réussir qu'au prix d'une organisation étudiée attentivement. Le tisseur ou la tisseuse sont éloignés de tout centre. Travaillant sans conseils, ils ont beaucoup de mal à trouver les matières premières nécessaires, et encore plus à écouler les produits finis. On vend, la plupart du temps, sans avoir une connaissance exacte du véritable prix de revient. On a recours à des intermédiaires commerçants venant des grandes villes et qui marchandent longuemént, cherchant à acheter au plus bas prix ce qu'ils revendent aux plus hauts cours.

Il faut donc prévoir une organisation commerciale qui puisse prendre contact avec la clientèle, connaître ses observations, ses désirs, rechercher les débouchés partout où on peut les espérer. DI point de vue technique, il faut étudier les gammes de coloris harmonieuses et solides qui cependant ne s'éloignent pas de la tradition. Il faut mettre au point les modèles que nous offrent les tribus et qui sont les plus demandés.

Un bureau de dessin déjà créé à Alger est chargé de ces études. Il travaille en liaison avec l'école de teinturerie d'Alger. Chaque modèle de tapis, fidèlement relevé sur les exemplaires des musées ou sur ceux de la collection du Service de l'Artisanat, est accompagné de la gamme des tons étudiés soigneusement.

Sur place, dans le Sud constantinois, un centre régional de l'Artisanat doit être créé. Le chef de ce centre aura pour tâche de réunir tous les spécimen: les plus caractéristiques de l'Artisanat de la région : tissages, bijoux ou autres objets, d'en faire une étude sommaire qui sera complétée par lé cabinet de dessin chargé d'établir ensuite des modèles adaptés aux besoins et aux goûts d'une clientèle européenne Il ira conseiller et encourager chez eux les travail leurs dont il guidera les travaux. Cependant, les quelques excellents tisseurs connus seront considérés commedes créateurs de modèles. Une liberté aussi grande que possible leur sera laissée. Elle sera fonction de leur génie propre. Les types de tapis ainsi créés assureront l'évolution normale du tissage. Les autres tisseurs ou tisseuses seront utilisés pour reproduire les modèles qui auront été retenus ou qui auront été commandés à de nombreux exemplaires. On aurait intérêt même à créer, à titre de témoins, quelques ateliers-écoles chargés de former la main-d'oeuvre et de pourvoir ensuite à l'installation des travailleurs.

Sur place, les artisans seront groupés en organismes coopératifs : sections artisanales des S.I.P. ou sociétés autonomes. Ces petits groupements ne disposant pas de moyens indispensables à la défense de leurs intérêts, il est prévu, dès maintenant, à Alger, la création d'une Coopérative d'achat et de vente, société en régie, par actions, à laquelle adhèrent tous les organismes artisanaux qui le désirent. Cette société aura ses magasins de vente en Algérie, dans la Métropole et peut-être un jour à l'étranger ; elle devra s'équiper d'un réseau de représentants compétents et d'un système de propagande moderne : cinéma, causerie radio, camion publicitaire, affiches, etc...

Ces projets pourront paraître utopiques à certains qui en ont vu écloré et s'évanouir tant d'autres. Leur succès dépend autant de l'aide matérielle qu'on peut y apporter que de la foi de ceux qui sont chargés des destinées de l'Artisanat en Algérie.

Dans un pays dont les conditions économiques générales ne favorisent guère l'essor industriel et dont les richesses du sol sont assez limitées, l'artisanat ne peut être dédaigné avant qu'un effort prolongé et sérieux n'ait été tenté. Il doit jouer un rôle de premier plan dans des régions particulièrement déshéritées. Cela demande du temps, de la patience, de la méthode et de l'argent. A ce prix seul on peut envisager l'avenir de l'industrie familiale avec sérénité. Toute entreprise aux moyens limités et à l'ambition restreinte est vouée à l'échec décourageant qui nourrit le scepticisme par lequel, en définitive, toute marche en avant se trouve paralysée.

L. GOLVIN.