l'enseignement, les écoles - Algérie, Alger
Les écoles françaises en Kabylie en 1891
par Alfred Rambaud †

extraits du numéro 115, septembre 2006, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 1-9-2011

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En octobre 1891 la très importante publication La Science illustrée publiait cet article d'Alfred Rambaud, qui rendait compte de l'enseignement professionnel en Kabylie.

Les écoles françaises en Kabylie en 1891
par Alfred Rambaud †

JAMAIS le public français n'a trouvé d'aussi belles occasions de se renseigner sur notre colonie algérienne : l'année 1891 aura été pour lui une année d'études africaines. Cela a commencé par le rapport du sénateur Pauliat; puis est venue l'interpellation de M. Dide au Sénat et quatre jours de discussions dans la haute assemblée; puis on a formé une commission d'enquête et nombre de fonctionnaires algériens, même des chefs indigènes, ont été appelés à déposer devant elle.

Au Parlement et dans la presse, toutes les questions algériennes : colonisation, relations avec les indigènes, répartition des impôts, administration de la justice, ont été discutées et abondamment. Les questions d'enseignement n'ont pas été omises. On s'est étonné, non sans raison, que nous eussions si peu d'écoles ouvertes aux indigènes: sur une population de 3 400 000 musulmans, nous ne sommes arrivés qu'à instruire 11 000 enfants, c'est-à-dire trois enfants par mille habitants, tandis qu'en France cette proportion est d'environ 140... Toutefois on ne peut méconnaître qu'un certain progrès ait été réalisé depuis neuf ans; en 1882, le chiffre de nos écoliers musulmans n'était que de 3172. C'est surtout à partir de 1881, c'est-à-dire du premier ministère Ferry, que le mouvement s'est accentué. M. Ferry a pris alors une initiative hardie en acquérant lui- même des terrains et en faisant procéder aux constructions d'écoles. Puis un certain nombre de communes se sont piquées d'honneur. Le groupe le plus intéressant de nos écoles indigènes est celui qui s'est formé dans la grande Kabylie. Les Kabyles ne sont pas nomades ou semi-nomades comme la plupart des tribus arabes. C'est une population sédentaire très attachée à ses montagnes, éprise pour la terre de la même passion jalouse que le paysan français. Elle habite des maisons de pierre couvertes de tuiles. Elle s'est adonnée à l'agriculture, laborieuse, économe, âpre au gain et à l'épargne. C'est une population qui, en densité, est comparable à nos départements du Nord. Enfin, quoiqu'elle soit musulmane, elle n'a point le fanatisme de l'Arabe, inventeur du Coran et de l'islamisme.

Dès 1889, un des notables de la montagne, Si Lounis, à une réception du gouverneur général, lui demandait " de l'eau et des écoles ". Un autre, un grand chef religieux, un des marabouts les plus révérés, Ben Ali Chérif, qui joua un rôle important lors de l'insurrection de 1871, déclarait que l'ouverture d'écoles était " le seul moyen pour la France de civiliser les populations et de se les assimiler par la conquête morale ".

Enfin, M. Masquaray, chargé par le ministère de sonder les dispositions des montagnards, avait réuni dans des espèces de meetings les petits chefs des villages. Il avait été acclamé lorsqu'il leur avait annoncé des écoles ouvertes aux pauvres comme aux riches et où il ne serait pas dit un mot de religion: " ni chrétienne, ni musulmane ". Le terrain était donc bien préparé et il n'est pas étonnant que près de cinquante écoles indigènes, environ le tiers de toutes celles que possède la colonie, se trouvent rassemblées dans cette région très restreinte de la grande et de la petite Kabylie.

Les Beni-Yermi possèdent en outre une école " ministérielle " et une petite école congrégationiste; cette dernière, fondée en 1874 par les jésuites, est dirigée aujourd'hui par les Pères Blancs du cardinal Lavigerie.

On voit que les Beni-Yenni, à ce point de vue, ont été favorisés. Ils le méritaient. C'est un petit peuple d'environ 6 000 âmes réparties entre six villages. Ils habitent une crête abrupte au sud de Fort National, élevée de près de mille mètres au-dessus du niveau de la mer et qui, cette année, a été couverte de neige pendant près de trois mois.

Ils sont bons agriculteurs comme la plupart des Kabyles et très industrieux. On a pu admirer à l'Exposition Universelle de 1889 les spécimens de poteries, armes, bijoux fabriqués dans leurs gourbis. L'école manuelle d'Aït-Larba est dirigée par M. Verdon. C'est un grand hangar très bien éclairé, muni de tous les outils d'un atelier de forgeron européen. On y travaille le fer. Nos apprentis, avec leur chéchia inamovible sur le crâne, les pieds nus ou chaussés de sobat ( La graphie plus orthodoxe serait : cebbat - in Dictionnaire français arabe, Belkassem Ben Sedira)., le tablier de cuir autour des reins, se tirent à merveille de leur tâche. Leur maître est enchanté d'eux. Il prétend que de jeunes Européens n'assimileraient pas le métier aussi rapidement que ces porteurs de burnous. Un tel enseignement complète très heureusement celui de l'école primaire. Les Kabyles comprennent fort bien de quelle utilité est pour eux la connaissance du français; mais ils sont pauvres, très pauvres, et ils ont besoin d'arriver promptement à savoir un métier. Voilà pourquoi ces lauréats de la grammaire, du calcul et de l'histoire de France, manient si allègrement le lourd marteau, la grande lime, les tenailles et le soufflet de forge. Il faut bientôt qu'ils gagnent leur vie et fassent vivre leurs parents. De plus on se marie jeune dans la montagne; il faut acheter sa femme; on se trouve chargé de famille presque sans avoir eu le temps d'y penser. Donc, forge, forge, forge, garçon kabyle ! Pour encourager nos jeunes apprentis, on s'arrange à leur donner tout de suite une rétribution: quelque 15 ou 20 F par mois, ce qui est une petite somme dans le pays. En échange, ils fabriquent ou réparent les outils de la commune.

Nous avons très peu d'écoles de filles; il n'y en n'a pas quinze dans toute l'Algérie, et nous n'instruisons guère qu'un millier de fillettes sur une population d'environ 1 700 000 femmes musulmanes. C'est que le problème est très difficile à résoudre. Les sectateurs de l'Islam ont des préventions contre l'instruction des filles. Ils la trouvent inutile, puisqu'elle s'adresse à des êtres inférieurs; nuisible, puisqu'elle tend à les émanciper; enfin contraire à la religion, aux coutumes des ancêtres, aux bonnes moeurs. Ils n'aiment pas que nous nous occupions de leurs affaires de ménage. Et comme ils marient, c'est-à-dire qu'ils vendent leurs filles à peine nubiles, ce n'est point la peine de les envoyer en classe.

A l'exception d'une seule de nos écoles kabyles, celle d'HiltHichem, toutes les autres, laïques comme celle de Bougie ou congréganistes comme celles de Djemâa-Sahridj et des Beni Ouadhia, ne sont peuplées que de fillettes très jeunes appartenant à des familles très pauvres et à qui il faut donner une indemnité.

A Aïn-el-Hammam, l'administrateur avait réussi à rassembler sur les bancs vingt-cinq petites Kabyles; mais il a fallu accorder à chacun des vingt-cinq pères de famille une place de cantonnier. Des raisons d'économie ou de service ayant fait supprimer ces vingt-cinq emplois, immédiatement les vingt-cinq écolières disparurent. L'école que représente notre premier dessin est l'orphelinat de Thaddert-ou-Fella. Celles des écolières qui ne sont pas orphelines sont filles de très pauvres diables ou de petits fonctionnaires indigènes, gardes champêtres ou cantonniers; s'ils nous laissent leurs filles, c'est un peu parce qu'ils n'ont pas les moyens de les nourrir. Ces écolières sont soumises à un régime très austère. Au dortoir, pour lit elles ont une planche et pour matelas un simple tapis. Leurs frais de nourriture reviennent à 50 centimes par tête et par jour. Eh bien, c'est encore trop doux pour elles. C'est par trop plus confortable que dans le gourbi paternel. Rentrées chez elles, la nostalgie les prend de ce lit de camp et de cet ordinaire de troupier. Ce qu'elles regrettent c'est la propreté, le bien-être relatif; c'est aussi les bons traitements, les bonnes paroles, les soins affectueux de leur directrice: Mme Malaval, une jeune veuve encore en deuil de son mari, qui a reporté sur ces écolières misérables, à demi sauvages, mais pleines d'esprit naturel et de bonne volonté, toute son affection. Elle les instruit assez bien pour que plusieurs aient pu obtenir leur certificat d'études; l'une d'elles a même le brevet élémentaire.

Mais elle sait que ces titres ne leur ouvrent que de rares débouchés : tout au plus si deux d'entre elles obtiendront un emploi élémentaire de monitrice indigène.

Elle cherche donc à faire d'elles de bonnes femmes de ménage qui puissent, un jour, apprivoiser leur mari à moitié barbare par plus d'ordre et de propreté dans le gourbi, par des talents de couturière, par de savoureux petits plats à l'européenne.

Aussi à tour de rôle, les fait-elle s'activer à la cuisine, au verger, au potager, à la basse-cour. Nous la voyons ici, sous les frondaisons des arbres africains entourée de ses écolières, petites et grandes, pieds nus pour la plupart, pauvrement vêtues mais la chevelure coquettement teinte en noir, à la sébra (c'est défendu à l'école; mais les jours de sortie !); sous leurs yeux émerveillés, elle coupe des patrons, assemble des pièces d'étoffes, enseigne les points de couture les plus variés, fait manoeuvrer la machine à coudre. Et avec leur air un peu indolent, au fond très attentif, avec leurs grands yeux de gazelle, elles regardent. Elles tâchent de se fixer dans l'esprit tous ces raffinements du génie féminin de l'Europe.

Et un jour, rentrées dans leurs villages, ayant oublié beaucoup de leur arithmétique et de leur histoire, tout en gardant précieusement leur français, c'est surtout avec l'aiguille et la cuiller à pot dans les mains qu'elles seront les missionnaires de la civilisation européenne.

Elles appartiennent à une génération qui sera un peu sacrifiée, car elle sera dans le pays la première génération de femmes instruites; elles prépareront aux suivantes une destinée déjà meilleure.