El-Biar, 7è arrondissement d'Alger
Crépuscule à Saint Raphaël
Extrait de " Afrique illustrée"25-5-1935 - transmis par Francis Rambert

Le texte est reproduit sous la photo.


mise sur site : nov.2020

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Crépuscule à Saint-Raphaël

Il faut pour découvrir le parc dans toute sa beauté y parvenir par le Belvédère. Entre la colonnade des cyprès au sombre feuillage viride, on avance par une allée de tuf pâle, bordée de parterres fleuris. Le regard, passé la balustrade ajourée, se perd, flotte dans du bleu, et va se poser sur les collines de l'Harrach. Au-delà monte le Bou-Zegzag, et au loin sur un seul plan, vertical comme un mur, le Djurdjura. On avance attiré par ce gouffre, jusqu'à se pencher, appuyé à la rambarde de ciment armé, et l'on regarde... longuement. Ah ! le merveilleux spectacle ! Alger est là à vos pieds, non pas Alger-la-Barbaresque, mais Alger la-Franque, avec ses énormes cubes de maçonnerie blanche, des jardins, son brouhaha de capitale, et son port, et la mer qu'elle regarde. Sur les coteaux de Mustapha, des villas à terrasse ou à pignons de tuiles rouges, toutes chaulées de blanc s'égayent dans des jardins entre des masses de verdure, jalousement fermées autour de belles demeures mauresques... Puis ce sont les falaises de Kouba cernant de leur hauteur comme d'une couronne la courbe de la baie... et les coteaux de l'Harrach... et les plages de sable clair au devant des plaines sahéliennes et le Cap Matifou allongé sur les flots...

Dans cette anse courbe comme un croissant de lune, comme une énorme faucille couchée au bord d'une plaine bleue, la mer, la mer Méditerranée s'étale, ce soir, moirée de routes pâles. Quand le regard dépasse ces seconds plans, il découvre bleue comme un morceau de ciel, dressée sur l'horizon une barrière de hautes collines, puis vers l'Est, lointain, perdu dans des brumes pâles, roses ou fauves, le Djurdjura. Avec volupté, on regarde... on contemple... on admire. Quelle harmonie de lignes, de couleurs !... Quel tableau ! Si les hommes avaient su conserver sur ces coteaux aujourd'hui éventrés par les constructeurs les îlots de verdure qui autrefois faisaient à Alger un diadème d'émeraude, ce paysage serait resté un des plus harmonieux du monde. L'artiste regrettera cette disparition, mais l'humanité se réjouira de la position de toutes ces maisons regardant l'Orient et sa magie.

Vue d'ici, la ville est une énorme mosaïque blanche et rose, cernée de vert sur les hauteurs et au bas soulignée de bleu. La présence de la mer, quand elle se présente sous un petit espace adoucit les paysages. Ici, elle se frotte câlinement aux longs bras rigides des digues terminées par les pointes des musoirs, ou, aux plages s'abandonne. Qu'Alger est belle et qu'on la croyait moins aimée !

Penché sur le vide, l'être captivé, on s'oublie dans la contemplation. Une griserie, une euphorie vous imprègne doucement, un peu de vertige aussi de tant d'espace après la claustration dans les rues citadines. Après avoir flâné, le regard vient se poser autour de soi... sur les frondaisons du parc, au bas des falaises.

Autour de soi c'est la terrasse du Belvédère. Hormis l'allée des vieux cyprès point d'arbres, des parterres fleuris, et surtout de la lumière... de la lumière ! Il semble que ce soit là, l'ultime terrasse des Jardins de Babylone, une offrande de la terre au ciel, dressée sur un socle de tuf rouge. Et ce jardin du ciel a des allées d'or pâle. Le sol est recouvert d'un tuf jaune, de la couleur des chaumes... et cette teinte fait songer aux jardins du palais d'Amilcar. Peut-être quand le parc sera clos et baigné de lune Salammbô viendra-t-elle adorer Tanit, sur cette haute terrasse fleurie? On entendra dans la nuit, le cliquetis de sa chaîne d'or, et le frôlement de sa longue tunique de soie. On imagine la fille du Suffète en extase, adorant Astarté... On imagine... Mais la lumière tue les fantômes, les chairs versicolores des corolles parmi les feuillages ont des éclats, des reflets et des ombres au cœur des calices. Chaque fleur est une cassolette, chaque fleur se consume de l'ardente caresse du soleil. De cette terrasse parfumée et sablée d'or on se penche au-dessus des verdures du parc, et comme à Carthage, voici le bois sacré.

Par un escalier taillé dans la falaise, aux marches et à la rampe de ciment, on descend... on descend. La lumière diminue, se tamise, verdit... semblable à celle des grottes marines. Aux dernières marches c'est l'ombre verte des forêts profondes. On avance un peu surpris, après tout cet or épandu là-haut sous le soleil, de trouver ici cette humidité glauque. Vers quel dédale pénétrons-nous ? En quel royaume sylvanique ? Mêlant leurs branches, entrecroisant leurs ramures, voici des ormeaux, des oliviers, des figuiers, des pins, des caroubiers, des cyprès, et sous leur ombre, des ricins, des aubépines, des prunelliers et des lentisques. Toute cette flore, croît, s'élance, se soutient et sert de support aux faux-houblons, aux clématites, aux lierres, ou abrite dans une perpétuelle nuit émeraude, des seilles, des férules, des fougères, et des mauves. Les sentes sont des tunnels, des tonnelles de verdure. On va entre deux murs de feuilles, sous une voûte feuillue, et ce manque d'espace autour de soi, le croisement des nombreux sentiers font que le promeneur s'égare, tourne sur lui-même, et se sent prisonnier de cette forêt enchantée. On sait fort bien que le parc n'a que quelques ares, mais le complexe et ingénieux réseau des chemins en agrandit les limites et multiplie l'espace. On s'entête à suivre ce chemin et l'on se trouve tout à coup, face à un impénétrable taillis de ronces et de lianes suspendues ; on revient sur ses pas jusqu'à croisement, on prend l'autre sentier, celui-ci s'arrête court sur une roche abrupte... La porte libératrice ne se montre pas. Un peu d'énervement vous prend, ces arbres, cette ombre finissent par vous charger d'angoisse, et l'on prend le parti de remonter jusqu'au Belvédère. Déjà l'obscurité perd de son lumineux clair-obscur... les ombres s'épaississent... et là-haut cependant les cimes des cyprès dansent dans la lumière... et l'on remonte vers la lumière...

Le sable blond des allées auprès des parterres qui s'assombrissent conserve pour lui les dernières lueurs du jour. Les fleurs dans les massifs ont des corolles plus pâles, des fragrances plus accentuées. Les vieilles faïences mauresques des bancs ont des reflets de pierreries... Accoudé à la balustrade on regarde la nuit monter dans le ciel... et la baie d'Alger à ses pieds et au loin l'Atlas et le Djurdjura.

Sur la plate Mitidja une brume céruléenne s'élève et s'étale comme une mer estivale, au pied de l'Atlas bleu tel une île lointaine. A l'Orient, par delà le Bou-Zegzag les monts berbères lentement deviennent roses, d'un rose majolique, semblables à des montagnes peintes sur les kakemonos... Et le ciel d'Orient, ce soir, est un ciel d'orientaliste. On contemple, ému, Alger s'embrume de bleu, et la mer dans la baie prête à dormir s'immobilise. Un bateau traîne une longue queue de soie ondulée et qui, vague à vague, s'estompe et s'anéantit...

P. ARANUD.