Algérie, Alger : l'enseignement
L'enseignement en Algérie.
1830-1962
Evelyne Joyaux

-En guise d'introduction...
Le Cercle algérianiste d'Aix-en-Provence travaille depuis une année sur l'enseignement entre 1830 et 1962, ceci après avoir sollicité l'aide des Français d'Algérie qui nous ont communiqué leurs documents administratifs et familiaux ainsi que des récits. Nous nous efforçons d'être dignes d'une telle confiance.

Extrait de la revue du Cercle algérianiste, n°101, mars 2003 avec l'autorisation de la direction de la revue "l'Algérianiste"

mise sur site le 18-2-2010

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L'enseignement en Algérie.
1830-1962
Evelyne Joyaux


Au fil des mois, alors que se constituait cette récolte dont nous ignorions d'abord de quoi elle serait faite, et que nous n'espérions pas aussi riche, nous avons vu se dessiner la trame de notre étude. Elle révélait également et de nouveau, l'importance du temps, c'est-à-dire de la chronologie et de la durée, ainsi que le rôle de la géographie qui apparaissent comme des composantes essentielles, trop souvent négligées par ceux qui s'intéressent à l'Algérie. S'en affranchir a priori, c'est aussi se donner le moyen de pervertir la vérité.

Aujourd'hui, l'histoire de la France en Algérie, telle qu'elle est présentée aux élèves, s'organise autour de quelques dates: 1830,1871, 1945, 1954 qui imposent l'idée de la continuité d'une guerre entre la conquête et l'indépendance. Ces explosions de violence sont montrées comme les repères visibles d'une quête de liberté ininterrompue et souterraine contre la domination de la France; elles finissent par absorber toute l'histoire de l'Algérie.

Si le rôle du médecin de colonisation ne brouille pas trop ce schéma puisque sa déontologie le conduit à n'être d'aucun camp, sauf celui de l'être souffrant par la guerre ou les fièvres, qu'en est-il de l'instituteur?

Les organisateurs d'un colloque sur " l'Enseignement en Algérie de 1883 à 1962 " qui s'est tenu à Paris le 20 mars 2002, se proposaient, selon leurs propres termes, de " participer à une écriture historique et sans passion de ce peuple martyrisé par le colonialisme, la guerre et la dictature ". Dans l'article de présentation, ils apportaient une réponse à la question que nous posons plus haut, d'abord en fustigeant le " lobby colonialiste " dont l'école aurait été victime, ensuite en rendant hommage à ces enseignants, compagnons de route ou sympathisants de la rébellion qui (nous citons encore) " amenèrent dans ce pays le message des Lumières... conscients de l'ambiguïté de leur mission: diffuser les valeurs émancipatrices d'une république qui se reniait dans le colonialisme ".

De ce colloque au cours duquel, nous l'espérons, des intervenants d'avis contraires ont pu s'exprimer, il ne restera donc qu'un article assez étoffé, en forme de synthèse qui n'exprime réellement qu'une interprétation idéologigue; mais c'est un texte assez bref pour justifier le manque absolu de références aux sources, aux méthodes et aux faits étudiés. Ces conclusions ont été relayées par la presse qui mentionna le haut patronage accordé à ces travaux par le ministère de l'Education nationale et de la recherche.

Voilà qui nous conduits par une voie imprévue au coeur de notre sujet; au lien qui existe entre histoire et enseignement. C'est une expression particulière du rapport entre réalité et vie rêvée qui constitue aujourd'hui l'axe de nos recherches sur l'école en Algérie.
La prudence et le doute sont les qualités de base d'un véritable historien au travail. Aucun ne peut y renoncer ouvertement sans se disqualifier lui- même, car elles conditionnent la disponibilité d'esprit nécessaire à la quête de la vérité.

Sans elles pas de probité, et sans la probité de l'historien, nous entrons dans la pensée totalitaire.

Les qualités d'un enseignant au travail, qui ont un autre point d'application, sont aussi d'une autre nature. Pour ses élèves, telle chose est vraie puisque le maître l'a dite.

La création et le rôle des manuels scolaires dépendent donc de l'articulation entre la recherche historique, (domaine du doute et du débat entre consciences averties) et la transmission du savoir par le maître; il s'agit d'un ensemble qui débordé les seules connaissances et que l'enfant n'est pas en situation de discuter. Ce relief particulier au rôle de l'enseignant nous ramène à ses origines.

L'histoire de l'enseignement est étroitement liée à celle de la Révolution française.

Pour la Nation, le projet de créer " l'homme neuf " qui tourne le dos à l'ancien régime est tout entier porté par l'école.

Au nom de l'égalité, ce projet concerne le plus humble des enfants dans le village le plus reculé de France. Encore faut-il l'atteindre, et la réalité impose son frein aux révolutionnaires.

Au nom de la liberté, ceux qui jouent le rôle de libérateurs des peuples échapperont-ils au risque de vouloir s'emparer des jeunes consciences? Pour Condorcet qui en souligne le risque, l'école deviendrait alors l'instrument d'une " espèce de nouvelle religion " qui remettrait " l'homme neuf " dans d'autres chaînes.

Tous ces débats sur l'école, de la Révolution à nos jours, naissent donc du rapport entre l'homme rêvé et la réalité.

Le même enseignement voulu pour tous, puis l'obligation scolaire décidée à la fin du xixe siècle se sont heurtés au respect de la liberté de conscience. La laïcité de l'école publique constitue-t-elle une garantie suffisante pour la dite liberté dont la définition hésite et se modifie d'une époque à l'autre. C'est un débat aux temps de Condorcet, de Lavigerie, du ministère Combes, sous la présidence de François Mitterrand, autour du foulard islamique... Les raisonnements tanguent, parfois un peu truqués sous l'empire des passions. Les principes demeurent, en point de mire, et les décisions prises semblent parfois bien décalées par rapport à eux car la réalité résiste.

Après un an de travail sur ce que fut l'enseignement en Algérie entre 1830 et 1962, nous prétendons que, face aux principes, la réalité y pesa d'un poids plus lourd, équilibré différemment, mal connu et délibérément nié aujourd'hui.

Une simple évidence peut nous servir d'exemple. En métropole, il existait toujours une grange, un lieu quelconque du village pour créer la première classe d'asile qui accueillerait les tout-petits. Mais comment l'instituteur trouvait-il sa place dans un bled algérien, comme dans les Hautes Plaines, souvent sans bois, et sans matériaux, au sein d'une population semi-nomade. Après le local, difficile à obtenir vu le manque de moyens, il restait à convaincre les pères de l'utilité de ce que cet homme seul, si différend, avait à proposer. Il fallait prouver que cela valait mieux que l'aide apportée par le travail des enfants, un travail dont l'école aller les détourner, et dont la famille avait besoin.

Il y a toujours une part de création dans le métier d'enseignant et c'est sans doute la plus passionnante. La part de création dans l'exemple qui nous occupe, c'était d'inventer le chemin qui conduisait vers ces enfants car ils ne se trouvaient au bout d'aucune route connue.

Inquiet, désorienté, le maître ou la maîtresse n'aurait rien trouvé sans se mettre à parler la même langue, sans une attention soutenue, sans multiplier des essais d'abord infructueux... Après, avec les premières réussites de l'élève, qui étaient aussi celles du maître, venait l'amour. Bien des institutrices qui nous ont adressé un texte relatant leur expérience personnelle ou évoquant la vie d'une aïeule, n'ont pas hésité devant ce mot que l'on nous reprochera peut-être d'employer.

La classe de Marie Cardinal à l'école primaire en 1934 (extrait de Les Pieds-Noirs, de Marie Cardinal).
La classe de Marie Cardinal à l'école primaire en 1934 (extrait de Les Pieds-Noirs, de Marie Cardinal).



Voilà, à peine évoqué, ce que nous apportent les documents que nous recevons. Ils datent parfois de la fin du xixe siècle et concernent toutes les régions de l'Algérie française, du nord au sud, d'est en ouest, la ville et le bled. Il s'agit de photos d'établissements scolaires, mais surtout des photos de classes, par dizaines, certaines très anciennes, d'autres des années 1930, les plus récentes sont bien entendu les plus nombreuses. Simplement rassemblées, elles suffisent à montrer, comme le fait également la succession des textes de lois, que la séparation des communautés n'a jamais été organisée, ni voulue en Algérie.

Ces photos rendent tangible ce qui échappe à la description: la tenue des enfants, leur regard, leurs vêtements. Elles constituent la chair d'une reconstruction réalisée grâce aux autres documents comme les manuels scolaires, déjà évoqués, les cahiers d'écoliers, les rapports d'inspection, les descriptions de cérémonies officielles, les panégyriques rédigés lors d'une décoration ou d'un décès, les rappels à l'ordre et les rapports pour une sanction.

Il est difficile de mesurer la somme d'informations contenue dans un seul rapport d'inspection. L'exigence professionnelle apparaît dans la rédaction même du document, elle critique chaque attitude du maître ou de la maîtresse, contrôle le respect des instructions ministérielles, la préparation des leçons, la décoration de la classe, les devoirs des élèves. Les conditions de vie de l'enseignant apparaissent également en filigrane.

Si un seul rapport est précieux, que dire alors de cette extraordinaire possibilité qui nous a été donnée de les rapprocher, de les comparer. Chaque information gagne alors en substance tout en trouvant sa place dans un ensemble.

Par ailleurs, nous avons reçu assez de récits d'une grande qualité pour prétendre connaître ces vies d'instituteurs. Certains sont anciens et d'origines familiales, écrits par une grand-mère ou un grand-père nommés tout jeune sur un piton en Kabylie, d'autres rédigés à notre intention, avec pièces administratives à l'appui, photos d'amateur, situation sur un plan quand l'école se trouvait au milieu de nulle part. Ils frappent en général par leur retenue, le souci des dates, la précision quant au nombre d'élèves, au déroulement de la classe, aux échanges avec les familles.

Il ne s'agissait pas de présenter dans cet article une analyse approfondie de notre sujet. Nous estimons qu'il n'est déjà pas si mal d'en avoir trouvé aujourd'hui la ligne directrice, mais nous pouvons d'ores et déjà remarquer que, si aucun aspect de l'école en Algérie n'est insignifiant, l'école du bled prend un relief particulier.

On y voit mieux que dans les grandes villes, où l'existence était plus facile, que l'enseignant engageait tout de lui-même, en tout cas beaucoup plus que la part habituellement nécessaire pour faire son métier. Ainsi que nous le disions plus haut, un maître ou une maîtresse d'école dans le bled, souvent isolé de sa communauté d'origine. Ayant une habitation sans confort, à l'écart des routes, se faisait aussi un peu infirmier, un peu agriculteur, un peu cuisinier, car assurer la cantine à midi pouvait convaincre les parents d'envoyer les fillettes à l'école.

Mais alors, les héritiers de Condorcet pourraient-ils prétendre que cet engagement total révèle une forme de mysticisme laïque? Cette obstination à scolariser des enfants d'une autre culture ne représenterait-elle pas une perversion colonialiste des principes de la République française? C'est cela même dont il est question dans l'article relatif au colloque de mars 2002.

En croyant faire vivre des principes républicains, les enseignants se seraient alors prêtés à une forme de rapt des consciences.
La réponse à ce soupçon est dans les cahiers des enfants, dans les sujets de rédactions, dans les leçons de morale qui ne contredisent jamais le respect des origines et des religions. Elle est dans le rappel strict qui est fait au maître des exigences de la laïcité, et dans la confiance totale que la plupart des djemaas de villages, ou de tribus, finissent par accorder à l'instituteur. Elle est dans la scolarisation lente, irrégulière, mais effective des fillettes musulmanes issues des douars isolées, ce qui témoigne que quelque chose de bon et d'utile est en train de se passer. Elle est aussi dans la fréquentation des écoles des grandes villes qui suit une courbe spectaculaire.

Pour nous résumer, toutes les réponses cherchées sont à trouver dans le rapprochement de ces données qui nous sont fournies par les documents. Celles-ci prouvent la coexistence des résistances de la vie (manque de moyens, routine, méfiance) et le désir de ces grands principes universels qui promettaient une humanité nouvelle et que la France, à cette époque, s'enorgueillissait d'apporter partout où elle se trouvait dans le monde.

Nous espérons avoir fait apparaître clairement que cette introduction contient aussi nos remerciements à tous ceux qui nous apportent leur aide.

Nous nous sommes fixés trois ans comme délai de réalisation. Les formes de présentation de ces travaux seront sans doute diverses, mais nous vous en parlerons prochainement.