La faculté mixte de médecine et de pharmacie d'Alger.
La faculté des sciences d'Alger face à ses responsabilités (1909-1962)
Georges Dillinger

extraits du numéro 107 , j septembre 2004 de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
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sur site le 14-9-2010

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La faculté des sciences d'Alger face à ses responsabilités (1909-1962)
Georges Dillinger

Je crois utile, dans notre effort de mémoire, de donner quelques-uns des événements vécus au sujet d'une institution qui a eu de l'importance dans l'ceuvre française, tant du point de vue de l'enseignement supérieur que de la recherche académique.


Très tôt pendant la colonisation, les élites françaises locales ont reconnu la nécessité de mettre en place un enseignement supérieur pour une population en augmentation constante. L'École supérieure des sciences fut effectivement instituée en 1879, avec des moyens misérables d'ailleurs. En 1887, les quatre écoles supérieures d'Alger furent installées au " camp d'Isly " correspondant au site de la rue Michelet que nous avons connu à l'époque, sur la commune de Mustapha. En 1909, les quatre écolesr eçoivent le titre de faculté, dont l'ensemble est constitué en université. C'était la dix-septième université française.

La nouvelle faculté des sciences d'Alger avait la même double vocation que ses alter ego de la métropole: l'enseignement et la recherche scientifique. Mais la comparaison s'arrête là. Tout le contexte dans lequel s'insérait cette institution nouvelle différait radicalement de celui existant en métropole et ce contexte créait à la jeune faculté des responsabilités particulières.

L' immensité du territoire

Les 550 000 km2 de l'hexagone métropolitain étaient couverts par une quinzaine d'universités. Dès sa création, l'université d'Alger - et par conséquent sa faculté des sciences - coiffait un territoire d'une superficie plus vaste que toute la France métropolitaine. Au fil du temps, avec la pacification de l'ensemble du Sahara et la définition de frontières avec les états voisins, la superficie dépendant de la seule université d'Alger devait être quatre fois plus vaste que l'hexagone. Mais il y a plus. Dès avant l'établissement de la paix et de la civilisation française sur les pays voisins, les scientifiques de la faculté d'Alger allaient les reconnaître, les étudier, parfois dans des conditions héroïques au péril de leur vie. Citons le voyage du géologue Brives au Maroc, dès avant l'installation du protectorat. Après la mise en place des protectorats et des colonies à la périphérie du vaste territoire algérien, nombreuses ont été les missions de ces universitaires pour la reconnaissance et l'exploration scientifique de ces immenses terra incognita. Il est vrai que dans ce domaine, comme dans tous les autres, Alger avait naturellement vocation à être la capitale de l'Afrique francophone, comme elle allait être la capitale de la France en guerre après le 8 novembre 1942. Les milliers de kilomètres à pied, dans les terres les plus désolées et bien au-delà du Sahara algérien, effectués par le géographe Capot-Rey - unijambiste depuis la guerre de 1914 ! - le géologue Dalloni - avec ses missions jusqu'au Tibesti e dans l'Ennedi -, la grande tournée transafricaine, jusqu'au Tchad, l'Oubangui et le Cameroun, dirigée par le biologiste André Hollande, n'en sont que quelques exemples parmi une multitude d'autres. La vocation africaine de l'université d'Alger, bien au-delà de la seule Algérie, est également illustrée par la présence, jusqu'au milieu du xxe siècle, d'un certain nombre d'étudiants en provenance des deux protectorats d'Afrique du Nord ou des pays de l'Afrique Sud-saharienne.

Un territoire à découvrir et à explorer

Il est difficile d'imaginer à quel point ce nord-ouest de l'Afrique était plongé dans les ténèbres de l'ignorance - comme il était plongé dans l'esclavage, dans la misère et dans le sous-équipement sanitaire et scolaire - avant l'arrivée de la France. Du point de vue géographique, il n'existait pas une carte même à petite échelle pour ces millions de kilomètres carrés. Aucune étude géologique n'avait vu le jour alors qu'existait déjà en France et dans d'autres pays européens une Société géologique. La faune et la flore, tant continentales que dulçaquicoles ( d'eau douce.) ou marines, n'avaient fait l'objet d'aucun inventaire. Il n'en était pas mieux évidemment pour la météorologie, science qui ne peut être prédictive qu'autant qu'elle bénéficie de données globales, pour tous les champs de la physique du globe et pour les sciences telles que l'hydrogéologie, la recherche minière, l'agronomie et la pédologie (Pédologie: science des sols; branche de la géologie appliquée qui étudie les caractères chimiques, physiques et biologiques, l'évolution et la répartition des sols.) , disciplines indispensables à tout espoir de mise en valeur. La déshérence n'en était pas moins totale dans les sciences humaines. L'histoire si riche de cette Afrique du Nord souffrait du vandalisme arabe et musulman autant que des inévitables atteintes du temps et - pour ne citer qu'un exemple - la civilisation berbère dépourvue d'écriture était vouée à une disparition totale.

En un mot, comment imaginer un pays à la fois aussi vaste et aussi neuf et, en outre, aussi différent, à tous les points de vue sans exception, de notre France européenne et tempérée qui était jusqu'alors le champ d'action habituel et privilégié des scientifiques français. Les missions sur le terrain étaient dures, souvent périlleuses, mais elles ont passionné tous ceux qui ont eu la chance de pouvoir s'y consacrer.

Le devoir de mise en valeur

Dès l'époque de l'École des sciences, les savants - comme on disait à l'époque - ont connu et exprimé le souci dominant de participer à la mise en valeur de ce pays immense et quasiment laissé à l'état sauvage, pour en améliorer la prospérité et contribuer à amener ces populations à la civilisation. Considérablement plus que dans toute autre université et malgré l'immensité du champ d'étude relevant de la science pure, les universitaires algérois ont dû s'impliquer dans la recherche appliquée. Il leur fallait aider les colons, les ingénieurs, les aménageurs, les forestiers, les prospecteurs et les mineurs, les industriels, les services publics, les médecins, tous confrontés à un univers totalement différent de celui de la métropole. Bien des faits portent témoignage de ce volet d'importance fondamentale: la constitution de chaires de physique appliquée, de chimie appliquée, de zoologie appliquée, de botanique agricole et expérimentale la création d'instituts tels que l'Institut pratique de prospection minière coloniale, l'Institut de recherche saharienne, l'Institut d'étude nucléaire, la création d'un diplôme de chimiste et la délivrance du grade d'ingénieur-docteur.

Je n'évoquerai ici qu'un exemple, celui du rôle du laboratoire de géologie appliquée et de son patron, le professeur Robert Laffitte, directeur de la chaire de 1950 à 1962. Celui-ci, grâce à un séjour d'un an - 1944-1945 - au Proche-Orient, avait pris conscience des potentialités en gisements d'hydrocarbures (pétrole, gaz) des grandes plates-formes géologiques, même totalement dépourvues d'indices de surface, potentialités prouvées par les énormes gisements d'Arabie saoudite. Il avait transposé cette expé?
rience au Sahara, concevant dès lors une foi profonde dans la destinée pétrolière de ce désert. Et on sait qu'il fut l'un des défenseurs les plus tenaces de la prospection et de l'exploration pétrolières du Sahara contre le scepticisme et l'immobilisme des décideurs parisiens. Hassi- Messaoud et Hassi-R'Mel devaient, peu d'années plus tard, lui donner cent fois raison. Mais d'autres décideurs parisiens - politiques - devaient abandonner cela comme tout le reste aux égorgeurs du prétendu F.L.N.

En résumé, la faculté des sciences d'Alger s'est trouvée face à une mission quasiment démesurée. Avec les moyens limités qui étaient les siens, elle n'a pas failli à cette mission. Elle ne fut qu'une pièce dans l'oeuvre colonisatrice de la France en Algérie. Mais comme l'ensemble de l'oeuvre, elle fait honneur à la France et aux artisans de ce labeur quotidien et des résultats obtenus.

La participation des indigènes

Il y a là un point délicat qui tient en un mot et qu'on ne saurait passer sous silence: il y avait très peu d'étudiants indigènes en faculté des sciences, encore dans les années 1950. Le fait était paradoxal. Car à l'époque, il était évident pour tous que l'Algérie en particulier, comme le monde en général, entrait dans une ère où la technique et la science allaient être reines. Cela était d'autant plus vrai dans un pays comme l'Algérie connaissant un tel retard de développement - on espérait de telles richesses naturelles indispensables pour élever un niveau de vie moyen encore très bas. En fait la question est la suivante: était-ce de notre faute?

J'évoquerai ici surtout les sciences naturelles que j'ai pratiquées dans cette faculté, d'abord comme étudiant, puis comme chercheur et comme enseignant de 1948 à 1962. Oui, était-ce notre faute si les jeunes Arabo-Berbères ne s'orientaient pas vers ces carrières de naturalistes, de géologues, de prospecteurs, d'hydrogéologues, de pédologues, toutes professions, notons-le, dont une part importante se déroule sur le terrain, c'est-à- dire dans le bled. Était-ce notre faute s'ils préféraient à ces professions, dont l'expansion était assurée dans un pays neuf confronté à la nécessité du développement pour faire face à sa pauvreté relative et à sa démographie, des carrières telles que celles de médecins, de dentistes, de pharmaciens, d'avocats, de magistrats, d'hommes politiques, de littérateurs, etc. ?

La réponse est simple et l'explication repose sur une réalité sociologique indéniable. Les Arabo-Berbères, bacheliers dans les années cinquante, provenaient en majorité d'une promotion sociale toute récente. Leurs ancêtres vivaient dans le bled, dans la montagne; étant jeunes ils avaient souvent été bergers. Crapahuter à la poursuite de papillons ou à la recherche de crucifères, suivre un contour géologique sur les flancs d'un djebel escarpé et rocailleux, c'était retourner à cette condition de berger, à cette broussaille, à cette poussière et à ces rocs, auxquels la promotion sociale de leur génération leur avait enfin permis d'échapper. Il était naturel, il était légitime que ces hommes préfèrent des carrières bourgeoises, plus prestigieuses, compatibles avec un look à l'européenne : belle chemise, cravate, costume. Ces carrières sont à la fois mieux insérées dans la société et font bénéficier leurs praticiens à la fois de l'honorabilité sociale et du prestige de l'intellectuel. Le taleb ou le khodja n'ont pas coutume d'exercer sous un chêne-vert.

Je n'ai jamais connu d'enseignant de la faculté des sciences d'Alger dissuader un jeune Arabo-Berbère de s'engager dans des disciplines naturalistes. Eux et eux seuls étaient à l'origine d'autres choix. Ils en portent la responsabilité et leur pays supporte le poids des manques qui en ont résulté.

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Du même auteur : Français d'Algérie face au vent de l'histoire, prix " Jean Pomier " 2003, 232 pages, auto édition, Paris, 2002, 18 €.