sur site le 21/03/2002
-Noël algérien
René Guibal
pnha n°52 décembre 1994

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---------Silence blanc. Tristesse infinie d'une année qui s'achève. Abandon. Solitude. Souvenirs...
---------Un vol de corbeaux croassants plane et s'abat sur la vaste enceinte, parmi les tombes clairsemées balayées par instant d'une glaciale bise.
---------Champ de repos chrétien que les morts n'ont pas eu le temps de peupler, emplacements éternellement vides que ne viendront jamais combler les dépouilles de ceux qui ont fui, cédant à la panique et à la peur, menacés par la folie des hommes.
---------Rares croix plantées ici et là qui rappellent encore, mais à quels souvenirs, que des français ont ici travaillé, mis en valeur des terres longtemps ingrates qu'ils ont dû ensuite abandonner, traqués par le destin, laissant sur place d'humbles et chères reliques.
---------Parmi d'autres, une tombe, deux noms : Giffard Jeanne, Giffard Marie.
---------Qui pourrait deviner que sous ce tumulus abandonné, recouvert de broussailles reposent les restes d'une enfant de 20 ans ayant payé de sa vie son dévouement aux miséreux ? Qui dirait qu'à ses côtés est ensevelie sa chère maman qui n'a pu survivre longtemps au désespoir ?
---------Face à cette plaque rongée d'humidité, à ce rosier devenu sauvage au cours des ans, je songe à la gloire posthume que notre monde civilisé offre aux conquérants glorieux et à notre impossibilité de faire connaître les vies obscures dignes d'éloges et dont la mort sans tapage ne parviendra jamais à la connaissance du grand public.
-------En ces jours de liesse où la joie résonne dans bien des foyers, j'ai pensé qu'il était peut-être utile d'évoquer l'un de ces souvenirs.
---------Souvenir d'une jeune Pieds-Noirs dont la chevelure blonde inondait les épaules, au rythme de galopades dans les djebels hantés par les fellagas, de sa bonté, de son éternel sourire, réconfort des familles musulmanes isolées et miséreuses auxquelles elle apportait des soins gratuits et dévoués, de sa brève agonie et de sa mort, survenue dans d'horribles souffrances.
---------Je ne pense pas que les quelques coopérants français venus après l'indépendance enseigner dans ce petit village des hauts-plateaux algériens, soient allés s'incliner sur cette tombe qui ne leur rappellerait rien... mais qui sait ? N'en veuillons pas à la nature humaine d'être portée à l'oubli. D'autres héros sont à la mode, et puis... le temps a passé, l'histoire a changé de sens. On exalte le souvenir des morts connus ; les autres, inconnus de leur vivant, sombrent avec la mort dans le néant éternel.
---------Où a-t-on dit qu'en marge de cette guerre d'Algérie qui a causé tant de ravages, tant de souffrance des deux côtés, tant de morts innocents, des français et des françaises, Pieds-Noirs comme on les appelait, parfois de condition très modeste, ont péri à la tâche, et dont le dévouement terre à terre est resté totalement inconnu ?
---------Voici l'histoire
---------Noël 1954 - La rébellion fait tâche d'huile et s'étend sur l' Algérie toute entière. Les djebels, les bois, les routes retentissent du fracas d'embuscades meurtrières.
-------Malgré le danger, de nombreuses familles françaises, notamment dans les Eaux et Forêts, restent à leur poste, isolées et sans autre protection que la considération dont elles jouissent auprès des populations musulmanes. Au poste forestier d'Aïn-Hallouf, perdu au fond des bois, vivent l'agent technique, son épouse et leur fille de 20 ans. La nuit tombe rapidement. Au dehors, un vent glacial courbe violemment les genévriers, soulève des tourbillons de neige poudreuse et vient battre les volets clos. Dans la cheminée, les flammes dévorent d'énormes bûches, disputant les lieux à l'obscurité, faisant scintiller de mille feux les ornements de l'arbre de Noël dressé au coin de la pièce.
---------Dans un angle obscur, un observateur attentif pourrait distinguer, allongé sur un divan, un jeune corps féminin, parfois agité de sanglots aussitôt étouffés dans un coussin de laine.
---------Une lampe fumeuse éclaire dans la pièce voisine les préparatifs du repas de réveillon que prépare d'une main experte l'épouse du garde. Par instant, elle cesse son activité pour prêter l'oreille aux bruits extérieurs, guettant les aboiements des chiens qui annonçeront le retour de l'époux parti au matin en tournée de douar. Son regard, essayant de surprendre les attitudes de son enfant.
------------------Depuis midi, il semble en effet que son état se soit aggravé. La pauvre mère ignore encore que cette nuit de Noël, faite pour la joie et le bonheur, va être pour sa jeune fille la dernière nuit d'une brève existence.
---------Hier encore saine, robuste, passant à cheval des journées entières, apportant sans marchander sa peine soins et réconfort sous la tente des humbles, elle va être rapidement enlevée à l'affection des siens.
---------Depuis plusieurs jours, elle souffre d'un mal étrange, d'hallucinations, de violents maux de tête, d'une angoisse constante, inexplicable et inexpliquée. Hier, un cavalier arabe a parcouru soixante kilomètres de mauvaises pistes pour se rendre à Tiaret chercher un docteur. Il est revenu seul. Le médecin a refusé de se déplacer, invoquant l'insécurité des chemins ; il fallait lui conduire la malade.

-------Et ce transport si redouté, qu'on a remis à plus tard en raison de mauvais temps, il va falloir l'effectuer en cette nuit de Noël, par des chemins détrempés et creusés d'ornières profondes, avec une mauvaise voiture.
-------A quoi attribuer cette bizarre maladie ? On se perd en conjectures. Nul ne se souvient, dans la maison, de la journée du 6 décembre.
-------Tout a commencé par l'arrivée au poste d'un berger venu d'un douar voisin pour demander de l'aide. Une vieille femme venait d'être attaquée par un chien errant. Blessée dans sa chute, elle souffrait de contusions et d'écorchures. Dans l'Algérie de cette époque, chaque poste forestier était doté d'une cantine médicale qui servait à dispenser soins et assistance aux populations semi nomades vivant sur les triages. Les médecins étaient trop éloignés et trop onéreux pour des gens vivant souvent au seuil du dénuement. Il s'agissait d'une intervention courante. Le temps de seller un cheval et, sans prendre garde à une légère blessure qu'elle venait de se faire à la main, notre jeune et bénévole infirmière était partie accomplir sa mission.
-------Par quelle cruelle ironie du sort la bave mortelle, que l'épaisseur des tissus avait empêché de pénétrer les chairs de la mauresque assaillie, imprégna-t-elle la minuscule plaie encore à vif ? Nul, jamais, ne le dira.
------- Personne ne dira non plus le calvaire de cette enfant en cette abominable nuit, mal préservée des cahots par l'étreinte de sa mère, secouée par les accès de cette maladie redoutable, arrachée, à la porte de l'hôpital, aux bras maternels et conduite par la force dans cette antichambre de la mort où sont entraînés depuis des siècles tous les enragés du monde, hurlant à travers les couloirs, avec cette lucidité terrible qui ne l'avait pas quittée une seconde : "maman, ne m'abandonne pas, ils vont me tuer"...
-------Sa maman ne l'a pas abandonnée. Cinq ans après cette épouvantable tragédie, minée par le chagrin, elle a été couchée à ses côtés dans le petit cimetière aujourd'hui abandonné de Trezel.
-------Depuis, bien des Noëls se sont succédés. Le temps, ce grand destructeur, a enseveli dans l'oubli ces morts sans tapages et seuls les proches ont conservé le souvenir. Je me souviens pourtant qu'un mois après cette cruelle disparition, j'avais vu pleurer sur la piste de jeunes bergers arabes qui avaient été ses compagnons de jeux et puis ses confidents. Il m'était alors clairement apparu comment Pieds-Noirs et arabes pouvaient être liés par d'autres sentiments que l'intérêt ou la politique. J'ose penser qu'aujourd'hui encore, en ce Noël 94, ces jeunes gens, aujourd'hui adultes au seuil de la vieillesse, doivent avoir le coeur serré en se rappelant le rire clair, la joie sereine, qui se dégageait de cette adolescente, pourtant privée dans le bled algérien, de tout ce qui faisait à l'époque les plaisirs de son âge.
-------Je veux l'espérer parce que je suis certain que, malgré la guerre et les monstrueuses injustices qu'elle a entraînée, malgré l'immense fossé qu'elle a creusé entre les deux communautés, il continue d'exister de part et d'autre, des êtres qui se souviennent qu'ils se sont aimés, qu'ils ont vécu et souffert côte à côte, qu'ils ont créé entre eux des liens que seule la mort saura rompre.
-------Je le dis et le répète parce qu'ayant vécu dans l'Algérie d'autrefois, puis dans celle du sang et des larmes et enfin dans cette algérie indépendante et qui cherche toujours sa voie, les mêmes hommes m'ont toujours tenu les mêmes propos.

René Guibal