-Comment devenir pieds-noirs
pnha n°71, sept 1996
sur site le 29/11/2002

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-----Tout d'abord, il faut définir les Pieds-Noirs. Qui sont-ils ? Passons sur toutes les hypothèses concernant l'étymologie du nom, toutes plus ou moins fantaisistes et certainement fausses. Ils sont "Les PIEDSNOIRS". Un million nous avait-on dit ! A mon avis, c'était une fausse nouvelle, car ils sont partout en France et dans le monde. Les statistiques ne correspondant certainement plus à la réalité, car ils sont bien plus nombreux.
-----Leur principale caractéristique : ils forment une grande tribu, subdivisée en sous-tribus qui sont les FAMILLES. Et s'ils ont été rapidement assimilés, ce n'est qu'en surface. La grande tribu Pieds-Noirs a conservé son unité et ses particularismes.
-----A l'origine, ils ont des ascendances variées : français, espagnols, italiens, maltais. Mais c'est en TERRE ALGERIENNE que la vraie assimilation s'est faite. Tous sont devenus des Pieds-Noirs à part entière, français de surcroit.
-----Ils se reconnaissent entre eux avec un flair sans défaut. Si dans un groupe l'un d'eux dit seulement "bonjour", toutes les têtes se tournent : il a été repéré.
-----Devant cette tribu nouvelle, à portée de mains si je puis dire, un esprit curieux a envie de jouer à l'ethnologue et de l'étudier de plus près. J'étais de ceux-là. Pour faire une étude exhaustive, il faut pénétrer dans le milieu et vivre " à l'intérieur". Pour cela, le moyen le plus efficace est d'épouser une Pieds-Noirs. C'est une véritable aventure, riche, jamais finie, fertile en rebondissements.
-----Le hasard m'a fait rencontrer une Pieds-Noirs et ... Aussi simple que cela. Je le croyais tout au moins.
-----On s'entend, on s'aime, on va faire sa vie ensemble. On voit papa, maman, et tout semble s'arranger au mieux. Symphathie, examen de passage correct, nihil obstat. Sauf qu'à partir de là il faut tout de même obtenir un consensus familial étendu, en espérant qu'il n'y aura pas une minorité de blocage.
-----On s'invite, on se rencontre. D'où il vient, celui-là ? C'est pas un parisien au moins ? Pour tous les peuples des bords de la Méditerranée, être parisien est une tache dont il est difficile de se défaire. Il faut savoir que tout individu qui a eu le malheur de naître au?delà de Valence est toujours un parisien. Le midi a un préjugé favorable et j'en ai largement bénéficié. Mi-provençal, mi-languedocien, c'était déjà pas mal. Et puis l'accent...
-----En outre, j'avais deux autres atouts importants, j'avais passé une partie de ma vie, en début de carrière, dans les mers du Sud et en Afrique noire. J'étais donc un peu africain, je connaissais le soleil, l'anisette et le piment.
-----Ensuite, à l'âge de cet événement, j'étais orphelin et doté d'un résidu familial extrêmement réduit. Il ne pouvait pas y avoir de concurrence et les problèmes de reconnaissance réciproque n'existaient pas.
-----Grâce à cet " état de grâce" j'eus la chance de passer avec une bonne mention. On pouvait m'accepter, tout au moins provisoirement.
-----Déjà j'avais eu une première idée de l'importance de la sous-tribu familiale, mais en fait je n'avais rien vu. De la famille, des alliés, des amis, des copains qui tous avaient leur mot à dire et leur opinion à exprimer, il y en avait partout, en France et à l'étranger. On a dû beaucoup voyager!
-----C'est au fil des années que j'ai eu l'occasion d'en faire le tour approximatif ? Après quelques décennies les présentations ne sont pas terminées ? Petit à petit j'ai ainsi pu me familiariser avec le fourmillement des noms, des prénoms, des surnoms, et surtout et peut-être le plus important, des filiations.
 

-----Si vous épousez une Pieds-Noirs, (ou un Pieds-Noirs), vous ne fondez pas un foyer français banal. Vous fondez un nouveau foyer Pieds-Noirs.
-----Pour moi ancien africain et sans attaches comme je l'ai dit, méridional s'il en fut, je n'eus aucune difficulté à me faire aux coutumes de base : la cuisine à l'huile d'olive, les réunions familiales pour un oui ou un non, tous les anniversaires qu'il faut souhaiter, les fêtes, les naissances, les mariages et surtout les enterrements qu'il ne faut rater sous aucun prétexte.
-----Par un concours de circonstances imprévues, nous nous sommes trouvés très vite amenés à participer largement à l'éducation - j'allais dire l'élevage-de quatre neveux adolescents. Ils furent considérés comme nos enfants, et de fil en aiguille cette situation nous a amenés à... 12 petits-enfants.
-----L'animation familiale est assurée pour un temps, en attendant les arrières-petits-enfants.
-----Finalement, je ne suis pas devenu Pieds-Noirs, car il faut pour cela non seulement être né en Algérie - pas autre part - mais en outre compter derrière soi au moins deux ou trois générations et au-delà. Je reste donc un assimilé, et plus de trente ans est une assez courte période pour avoir fait ses preuves.
-----J'ai parlé plus haut de l'importance des filiations. Dans la vie Pieds-Noirs, c'est un dogme, une religion. Tout Pieds-Noirs qui cite un nom au cours d'une banale conversation se voit aussitôt interpellé en choeur par l'auditoire. C'est le fils de qui ? Qui est son mari ? Et lui, il habitait où ? jusqu'à ce que la situation du malheureux intéressé soit connue dans ses moindres détails. On sait alors que celui?ci avait eu la rougeole en 1949, et que sa fille était partie avec un américain. Tout le monde est content.
-----Il va de soi que malgré ma bonne volonté et de considérables efforts de mémoire et de coordination, si j'étais arrivé à m'y retrouver quelque peu dans cet écheveau de grand-pères, de tantes, de cousins et assimilés, j'étais incapable de les relier d'une façon convenable. C'était grave.
-----C'est alors qu'à l'occasion d'une réunion familiale (une partie seulement : la branche maternelle de ma femme - nous étions plus d'une centaine -) j'ai eu l'idée de proposer, quelques mois à l'avance et sous réserve de la participation de tous, de préparer un arbre généalogique. Enthousiasme général et afflux de données. C'était dit, il fallait le faire.
-----Après des jours d'un travail de bénédictin et l'aide de mon épouse encyclopédique, j'ai accouché d'un monstre de quatre mètres de long mentionnant environ quatre cents noms. Malgré cela, lors de l'exposition du chef-d'oeuvre, il y eut d'innombrables réclamations. Horreur, on avait oublié un lointain tonton, ou le quatrième enfant de la cousine de la tante du père de tel aïeul !
Autrement dit, on recommence pour la prochaine édition avec peut-être cinq cents ou six cents noms.
-----Je vous l'ai dit, épouser une Pieds-noirs ce n'est pas de tout repos !
-----Mais c'est si sympa quand on a le sens de l'amitié.

Yves J. MONIER

Epoux de Nelly Cannebotin-Charrin