inconnu casbah, chapitre 14
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Chapitre 14
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TOUT L'INCONNU DE LA CASBAH D'ALGER
- Lucienne Favre -
Illustrations de Charles Brouty

CHAPITRE 14
pages 175 à 187
2 illustrations

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mise sur site : février 2013

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XIV

MAIS la Casbah des familles ne peut plus observer une intransigeance absolue en ce qui concerne l'impénétrabilité du gynécée. Car de jour en jour, la cherté de la vie, l'étroitesse du territoire rendent cette observance impossible. Très peu de musulmans de la Casbah d'Alger connaissent actuellement le bonheur de vivre seuls, chez eux, dans une maison absolument étanche. Car la plupart des musulmans de la Casbah d'Alger sont pauvres et la plus étroite chambre s'y loue de cent à deux cents francs par mois (non meublée) . Les propriétaires de ce tertre s'entendent à exploiter d'autant plus leurs coreligionnaires qu'ils sont moins surveillés. Il n'est pas un immeuble moderne et pourvu de tout le confort, dans la basse ville française, dont le loyer atteigne proportionnellement des prix aussi exorbitants.

Voilà donc des gens à qui le secret pour mieux vivre intimement, selon leur loi morale, serait nécessaire, obligés de se parquer et souvent entre gens de régions différentes dans la même maison. Comme ils sont tous aussi soucieux au moins de respecter les préceptes coraniques, chaque locataire mâle fait de son mieux pour se tenir à l'écart des autres locataires et surtout pour ne jamais se trouver sur le chemin des femmes qui ne sont pas les siennes. En plein été, c'est assez difficile, car pour avoir plus d'air et les chambres ne s'aérant que par le patio, on laisse les portes ouvertes, en les masquant simplement d'une tombée de cotonnade. Le plus souvent, même, on relève avec une embrasse d'occasion, le rideau. Alors de temps à autre, principalement au moment de la reprise du travail, on entend les maisons mauresques honnêtes résonner de claquements de mains et d'annonces de ce genre... " O soeurs, je vous préviens que le Mien va sortir !.. " Aussitôt, les rideaux de cotonnade se rabaissent sur le mystère des chambres

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et des charmantes jeunes femmes. L'homme peut passer sans voir ce qu'il ne doit pas voir.

C'est une goujaterie, chez les musulmans, que de chercher à surprendre le secret du visage d'une femme honnête, même dans les milieux les plus humbles, et bien que ces milieux soient les plus affranchis de beaucoup. Car dans la Casbah d'Alger comme dans nombre d'autres points de l'Afrique du Nord, c'est par le peuple que la pénétration des deux races s'effectue, parce que c'est là qu'on y prend le moins garde à l'opinion publique et qu'aucune idée préconçue de fausse dignité n'y vient gêner le naturel besoin d'échange humain. Un musulman de famille réputée d'origine maraboutique, un grand ou petit bourgeois de l'Islam représentent en Afrique du Nord ce que certains vieux nobles des provinces françaises représentent comme éléments rétrogrades et médiévaux. Sur eux et sur leurs familles plane sans cesse la surveillance occulte des autres aristocrates du clan... Tandis qu'un arabe de bas étage, un travailleur manuel quelconque qui revient dans la Casbah après un séjour de plusieurs années aux environs immédiats de Paris ou de quelque grande ville industrielle du Nord, s'il ne se remet plus à vivre absolument comme il vivait auparavant, personne ne s'inquiète de l'exemple déplorable fourni par ce mesquine...

La fraternisation des races se fait donc avec infiniment plus de souplesse, moins d'orgueil, d'arrogance et d'intransigeance entre gens du peuple, entre simple besogneux qui connaissant de part et d'autre peu de livres et de textes tabous ne peuvent s'en servir comme de rempart ou de projectiles l'un contre l'autre. Quand on peine pendant huit ou neuf heures par jour sur la même glèbe et surtout dans la même triste enceinte usinière, on ne garde pas ses distances comme entre étudiants... C'est ainsi qu'on entend, parfois, vers une fin de service, des employés de tramway appartenant aux deux races, échanger des nouvelles de leurs familles avec abandon.

Un musulman sorti du lycée, lui arrive-t-il souvent de s'entretenir de sa vie familiale avec un ancien condisciple chrétien ?

Un arabe du peuple peut trouver sa compagne dans quelque fille de France d'une humble condition. Quel bourgeois algérien donnerait son enfant même laide, disgraciée, bossue, en mariage à un notable musulman ? Et quel notable musulman consentirait à polluer sa race en offrant son fils en holocauste à la plus belle des filles des conquérants ?

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Ahmed a servi vaillamment la France pendant la guerre, dans le corps des tirailleurs. Un bon soldat, engagé volontaire d'avant 1914..., qui avait déjà fait campagne au Maroc... un de ces gars qui lorsque le chef français en valait la peine se montrait capable d'arriver sur le parapet de la tranchée, le premier, malgré la charge du sac, du lourd barda de l'armée d'Afrique, pour protéger justement de son sac, de son barda, de sa poitrine, celui-là qu'il jugeait un homme entre les hommes.

A la fin de la guerre, Ahmed qui s'était battu continuellement sur le front de France et qui avait la médaille militaire, plus d'innombrables étoiles et palmes sur sa croix de guerre, éprouva quelques difficultés à se réacclimater sur son sol natal... Là-bas, en France, il était un égal... Ici, il aurait fallu ne jamais sortir de la Casbah pour garder des illusions suffisantes. Même sur les monuments aux morts, les noms des fellahs indigènes se trouvaient relégués sur la face la moins exposée aux regards... Ahmed repartit pour la France comme travailleur d'usine... Aubervilliers... Pantin... Levallois... Corbeil... Ces gens qui savent si bien sourire et qui vous tendent tout de suite une main si ouverte, si franche... De vrais français de France, pour tout dire... Pourquoi faut-il que leur pays manque tellement de soleil pendant de si longs mois... Et même alors, si pour retrouver quelque idée blonde compensatrice, on admire de temps à autre la toison claire de certaines filles de France, non, ce n'est pas tout à fait ça... Et quand on essaie de leur expliquer ils rient gentiment... mais ils rient... " Chez nous... écoute... notre soleil d'un mauvais jour d'hiver, ce lion, il vaut mieux que votre petit soleil de plein été, ce chacal pauvre ! "

Alors, Ahmed, bien que ces gens de France soient si doux à son coeur, par grand amour de la pleine et véritable lumière, revient ici, dans la Casbah d'Alger... Il se peut qu'il ramène avec lui, pour assurer la transition, quelque Marie de France... Il se peut aussi qu'il épouse seulement après son retour quelque autre brave fille de sa race qui s'appellera aussi couramment Fathma.... De toute manière, il possédera certainement un appareil de T. S. F.... un mobilier d'inspiration européenne assez atroce... payable à tant par mois... Il est possible également qu'il lise l'Humanité ou le Populaire.... Il est certain, en tout cas, que Fathma comme Marie sera emmenée souvent au cinéma. Il se peut aussi qu'il tance ou corrige en rentrant Fathma ou Marie s'il juge qu'elle a paru s'intéresser (en se retournant fréquemment) à quelque autre spectateur mais cela peut arriver aussi bien à quelque natif de Sicile ou d'Alicante... de Bastia même... comme à n'importe quel habitant de n'importe quel rivage latin.

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De temps à autre, à l'occasion de quelque fête musulmane ou française (car c'est en somme un malin qui a trouvé, en participant aux deux civilisations, une manière commode de doubler le nombre des jours fériés) il boit de l'alcool et cite alors aux musulmans bien pensants qui l'embêtent avec la doctrine, ce proverbe d'Islam :

" Il a manqué au Prophète de connaître la plus douce des extases : celle de l'ivresse ".

Puis il regagne le patio où Fathma comme Marie est certainement en train de manoeuvrer la machine à coudre... Et son adversaire aurait beau jeu de lui rétorquer qu'il fût dit, parlant de la charrue, cette ancêtre des mécaniques : " Partout où la machine entre, la honte entre avec elle ".
On n'en saurait conclure que le déshonneur est ainsi entré dans la plupart de ces demeures musulmanes de la Casbah où actuellement on entend si souvent résonner ce bruit de roue et de pédale. Car il semble, au contraire, que dans une telle pénurie mondiale de travail pour les hommes, souvent, leurs femmes puissent apporter un salaire libérateur et parfaitement noble au logis musulman.

***

Il y a une dizaine d'années, quand l'on pénétrait vers la fin de l'après-midi dans les demeures musulmanes honnêtes, on y trouvait rarement les femmes occupées d'autre chose que de surveiller le repas, de jouer avec les enfants, de parler entre elles. Aujourd'hui, il n'est pas de logis modeste où l'on ne puisse contempler des travailleuses tissant des tapis, brodant des étoffes ou des cuirs, confectionnant des vêtements ou sous- vêtements pour les deux sexes. Mais ces confectionneuses à domicile de chemises d'hommes, de gandouras, de serrouels, de robes, ont au moins un avantage sur leurs soeurs d'Europe besogneuses. Elles travaillent en plein air, sur leurs terrasses ouvertes à tous les vents du large ; sur leurs terrasses qu'a baignées, assainies, le soleil aux heures ardentes, qu'embaume le basilic, au soir ; sur leurs terrasses que les bavardages des heureuses qui ont la chance de pouvoir demeurer bras ballants savent enrichir d'un vaste apport de commérages... sur leurs terrasses d'où l'on surveille tout ce qui arrive par le chemin de la mer...

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A l'heure du crépuscule, une vieille kabyle, la main en auvent sur ses yeux, interroge l'horizon marin...

- O Fathma ! que regardes-tu ?

- Seulement, ma belle, si le courrier assez tôt il arrive pour que le facteur il nous donne de la France, ce soir I

- Et que peux-tu attendre de France, O Fathma ?

- Des nouvelles de mon plus grand fils qu'il travaille là-bas depuis longtemps déjà dans une usine et qu'il envoie l'argent chaque fois qu'on le paie pour qu'on lui achète de la terre et des moutons en Kabylie. Ya...a ! oilà maintenant deux semaines et plus même qu'il n'a pas écrit la carta !

- Oh... Fathma... Tu as donc peur qu'il ait mangé cet argent de la dernière paie ?

- Non, l'argent qu'on mange, ce n'est rien ! Mais il y a la santé et la coutume... Ah ! malgré qu'il gagne tant, peut-être il aurait mieux valu qu'il reste ici et contre le coeur de sa mère... Tu sais bien ce que c'est, ma belle, quand on n'est pas chez soi... Des fois... on se dispute avec un qui n'est pas fort et qui est traître.. et qui sort son couteau.... Des fois.... aussi... on fait la connaissance d'une femme qui n'est pas trop mauvaise peut-être... Ah ! excuse-moi, ma belle... c'est une roumia... Et alors, comme vous autres roumias vous savez être fortes avec les hommes, elle lui fait acheter la petite épicerie ou le café, là-bas... Et moi, je meurs bientôt sans avoir jamais revu celui-là, le meilleur que j'aime...

Le courrier apparaît au large, sur la mer houleuse et Fathma tend vers lui son visage de Mater Dolorosa, éternelle, internationale.

***


Six heures, sur les terrasses, encore, au plein de l'été... Les femmes pépient, les enfants jouent, piaillent, rient, pleurent... La mer est calme... Les nouvelles, étales... Rien ne se passera peut-être de scandaleux ou de stimulant aujourd'hui... Soudain, apparaît sur l'un de ces belvédères, un homme.... ou une apparence d'homme car il est petit et chétif.... Peu importe... n'est-ce pas et on ne s'explique pas comment il est venu... peut-être un maboul... Un homme sur les terrasses ! Alors, les femmes s'en-

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fuient ou plutôt font mine de s'enfuir... Elles savent trop combien la plupart de leurs compagnes se feraient un plaisir de les dénoncer... si elles restaient complaisamment... une seule seconde en arrière... Elles fuient... Elles S'écartent... Elles esquissent un simulacre d'effarouchement et c'est admirable de simultanéité comme d'hypocrisie... Car telles les filles de Loth, elles se retournent en fuyant ce qu'elles désirent ou ce qu'elles craignent, mais c'est tout pareil... Ce mouvement de repli des corps et ce consentement des visages qui veulent quand même voir et savoir est admirable de promptitude et d'ensemble. Voudrait-on le leur faire réaliser exprès que jamais elles n'y parviendraient pareillement...

La première : la plus vertueuse... ou la plus sournoise n'a pas encore atteint le premier échelon de l'escalier qui conduit au gynécée, qu'un éclat de rire collectif éclate qui suspend son élan... L'homme, objet de tout ce déplacement, mouvement, tumulte, n'est qu'un faux homme... Sa chéchia tombe... et voici de longs cheveux blonds, sa gandoura se relève et voilà des hanches qui sont accomplies et des seins qui pointent... Enfin, cette fausse moustache faite d'une extrême longueur de chevelure sacrifiée se décolle... Voici que de cette apparence d'homme.... hélas.... surgit la réalité coutumière sous l'aspect de Zakia qui est un démon mais seulement un démon femelle !

C'est ainsi que, parfois, les musulmanes des plus hautes terrasses de la Casbah d'Alger jouent à des jeux d'enfants à peine perverses ou de pensionnaires trop recluses qui rêvent forcément de l'amour fait homme sous ses diverses incarnations et ses noms multiples.

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L'adultère de la femme indigène se voit souvent cantonné dans les limites familiales, les hommes de la parenté ayant seuls le droit de pénétrer dans la demeure et de franchir le seuil du gynécée. Cela réduit extrêmement les mélanges de sang et les surprises physiologiques. Quand l'enfant du péché naît, il ressemble de toute manière à quelque ancêtre ou allié.

Les femmes de la Casbah sont généralement impitoyables entre elles, quand elles sont du même clan et surtout de la même génération. En compensation, elles sont à peu près certaines d'être aidées, favorisées par les vieilles.

Les vieilles de la Casbah sont encore plus ardemment proxénètes que les vieilles de partout ailleurs. D'abord parce que sur ce territoire où

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le danger est plus grand, où les coutumes rendent tout plus difficile, leur science est mieux appréciée, donc leur bénéfice plus certain. Ensuite, parce qu'elles ont connu pendant leur propre jeunesse tant de difficultés, de contraintes, de péril à joindre qui leur plaisait qu'elles sont maintenant enchantées de penser qu'elles peuvent aider une jouvencelle à duper leur vieil ennemi commun : l'homme...

Les adolescentes de la Casbah familiale sont généralement mariées sans aucune connaissance, sans aucune présentation préalable, sans nul souci de concordance physique ou morale, soit à des barbons hors d'usage, soit à des jeunes gens dont elles n'apprécient pas forcément le rythme sensuel, excessivement rudimentaire et bref. Après avoir fait crédit, pendant un certain temps, soit à l'impuissance, soit à la fougue extrême et s'il ne leur vient pas d'enfants, elles éprouvent fatalement le besoin de ne pas laisser fuir inutilement leur courte jeunesse (il est, dans ce pays, dans cette enclave, des vieillardes irrémédiables de trente à trente-cinq ans) . Elles veulent tenter... une fois au moins... et même au péril de leur vie... de frémir sous l'assaut d'un mâle construit à leur gré, répondant à leur exigence essentielle... Exactement de la façon dont certains alpinistes ne voudraient pas mourir sans franchir un pic réputé, dont certains aviateurs ne pourraient imaginer de finir sans dépasser une performance. Pour la plupart des femmes de la Casbah, comme pour la plupart des femmes dans le monde, certain sommet de la jouissance atteint malgré mille déceptions vaut seul d'avoir vécu.

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Mahmoud revient de France après un séjour prolongé aux usines Citroën. Il fait actuellement prime parmi la gent réputée honnête des dames des terrasses. Car il paraît qu'en outre du parfait savoir d'un mécano de première classe, il apprit, là-bas, à faire l'amour à la française... Mahmoud, sous peine de mourir à la tâche, sera probablement obligé de repartir.

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Il est des ruses diverses pour qu'un couple clandestin parvienne à se joindre dans la Casbah d'Alger. Un homme résolu peut revêtir un costume de femme musulmane... ses moustaches y sont parfaitement à l'abri... ne surgit que le feu mâle de son regard entre les fentes du masque de toile. Il est aussi, dans certaines maisons surpeuplées d'indigènes, des célibataires auxquels on ne peut vraiment interdire de recevoir dans leur chambre quelque camarade, parfois... Que le locataire véritable s'éclipse à certain moment pour laisser le champ libre à son meilleur ami, qui pourrait

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y trouver à redire ?... Et si Khedidja dont le mari est occupé pour toute l'après-midi, en bas, à la marine, en profite pour venir reposer à son côté, qui peut le savoir ?

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Les terrasses, qui, au plein jour, sont strictement réservées aux femmes, peuvent aussi, en pleine nuit, servir de couche à la vérité un peu dure... à quelque couple réprouvé. Dans ces cas là, généralement, la dame a pris la peine d'administrer à son vieil époux une dose de kif suffisante et quand elle monte pour respirer nuitamment sur la terrasse elle se munit d'un vaste et léger haick de soie qui pourrait couvrir deux personnes au moins... Elle bâille alors ostensiblement et déclare que dans sa chambre on étouffe et qu'il lui paraît préférable de passer la nuit ici... Elle est si nerveuse !... " Ah oui, en vérité, Ya Allah ! tu peux le constater ! " Car cette bonne musulmane, au cours de la nuit, secoue furieusement ce haïk léger dont elle s'est recouverte... Une petite fille encore naïve et déjà atteinte d'insomnie précoce, de temps à autre, en se soulevant jusqu'à pouvoir regarder au-dessus d'un mur de terrasse, contemple avec une sorte d'épouvante ce monstre informe qui s'agite sous l'étoffe. Pourtant celle qu'elle vit se glisser dessous était si mince ! Mais l'ombre amplifie tout.

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Aucune entrave: physique, religieuse ou morale n'a jamais empêché les femmes inoccupées et insuffisamment mères de rêver à ce qu'on appelle l'amour. Ce jeu ou ce besoin est presque toujours le but essentiel de leur vie, au moins de l'adolescence à la ménopause. Il semble même que plus l'on multiplie les obstacles et plus l'on développe en elles une propension à la ruse, au mensonge qui ressort de leur seul et véritable génie. Il en est des femmes recluses comme des condamnés politiques : elles ne songent qu'à nuire à leur tyran.

C'est pourquoi il y a certainement autant de maris dupés dans la Casbah d'Alger que dans la basse ville française et dans le monde musulman, en général, autant que dans le monde chrétien. Une preuve indéniable de ceci, c'est qu'il existe, dans la langue arabe, une infinité d'expressions pour déterminer, situer, qualifier les différentes sortes de cocus.

C'est ainsi qu'on désigne et classe d'abord, en tête de liste : Celui qui ne sait pas et ne saura jamais... Puis Celui qui se doute à peine mais n'arrive et n'arrivera jamais tout à fait à savoir... Et puis le plus gourmand :

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Celui qui en profite... Sans préjudice de Celui qui le supporte par abnégation, pax esprit de larrale et de sacrifice pour 1a race car son plus jeune frère, son cousin, son neveu n'ont encore contracté aucune maladie vénérienne... Il y a encore Celui qui l'est par impuissance ou par dégoût, car il n'aime pas les femmes... Et Celui qui l'est par respect et tradition car son grand-père, son père l'ont été avant lui !... Ou Celui qui l'est par gloriole car s'il n'est que simple marchand, sa femme au moins vient d'être couverte par un caïd, le plus grand des caïds et portant la cravate de la Légion d'Honneur !

Foison de cocus... cocus innombrables... par vocation... par persuation... par impéritie... par indifférence... par faiblesse... par sadisme... par timidité... par mépris... Mais les surclassant tous et multiple en un Seul, le Cocu double ou triple et même quadruple si ses nombreuses épouses s'avisent de le tromper en même temps.

Tout dernièrement, un mari musulman ainsi dupé, revenant de voyage à l'improviste et trouvant fort mal occupées ses femmes légitimes, les tua toutes deux de la même arme détonante tandis que les complices trouvaient le moyen de s'enfuir.

Ainsi, parfois, dans la Casbah d'Alger comme ailleurs, le cocu ignorant se métamorphose-t-il subitement en cocu cruel.