inconnu casbah, chapitre 15
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Chapitre 15
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TOUT L'INCONNU DE LA CASBAH D'ALGER
- Lucienne Favre -
Illustrations de Charles Brouty

CHAPITRE 15
pages 189 à 195
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mise sur site : février 2013

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XV

SAUF pendant les périodes des fêtes religieuses où elles fréquentent exceptionnellement les mosquées et organisent aussi une sorte de trafic, de va-et-vient de réceptions familiales... sauf les cas - non moins impérieux - de naissances, de mariages, de morts de personnes de leur parenté, les jeunes musulmanes de condition honnête ne sortent en principe que pour la visite au cimetière, chaque vendredi et pour la purification au bain maure, une fois le mois. Bien entendu dans toutes ces circonstances elles sont toujours escortées des enfants et des vieilles. Cette promenade au cimetière, triste partout ailleurs, devient donc ici, forcément, dans l'esprit de ces recluses, une véritable et plutôt joyeuse distraction, un moyen de s'évader momentanément de la geôle et de la norme.

Les nécropoles musulmanes d'Alger ne sauraient au surplus évoquer la mélancolie. Rien de laid ou d'offensant et par conséquent d'attristant pour la vue, aucun monument d'une vulgarité ostentatoire, nulle couronne de perles de verre ou de celluloïd à l'imitation des fleurs naturelles, aucun visage mis sous verre d'un défunt particulièrement odieux et antipathique n'y peuvent contrarier l'élan du coeur et l'idée de sérénité immortelle.

Les tombes musulmanes ne se permettent comme originalité extrême qu'un revêtement de faïence éclatant, parfois. La plupart se contentent d'être pures absolument, nues, dépouillées de tout orgueil décoratif et parfaitement blanches. A leur chevet, veille le plus souvent un bel arbre, presque toujours un figuier dont l'ombre courtoise assure un abri propice pour les heures solaires dangereuses du plein été... Les visiteuses s'asseoient sous la protection du bel arbre pour bavarder en grignotant les provisions apportées (car la visite au cimetière, chez les musulmanes, dès l'instant qu'on accepte cette

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idée d'une véritable partie de campagne, ne saurait durer juste un bref instant...) Les enfants courent, piaillent presque discrètement, comme des oiseaux, tandis que les femmes confrontent leur manière de médire, de calomnier, de rire... de jouir du monde présent. Un courant de vie stupide et magnifique vient ainsi, chaque vendredi, ranimer les heureux morts musulmans.

Elles arrivent tenant toutes en main le rameau de myrte que les vendeurs leur ont offert, de droite et de gauche, sur les bords du large chemin qui conduit à la nécropole... Elles se réservent probablement (car on ne saurait s'encombrer les bras quand on fait une visite aux morts) d'acquérir au retour les étoffes, les savons, les foulards, les peignes, les racines qui sont bonnes pour la santé des gencives et que ces négociants ambulants ne cessent de proposer sur la route du cimetière d'El-Kettar, de l'aube à la nuit.

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Il est des visiteuses si belles qu'elles devraient pouvoir réveiller complètement ces défunts osseux, leur transmettre cette ardeur venue de la chair et des nerfs dont ils ne paraissent plus dignes n'étant plus que des ascètes orgueilleux, réfugiés dans un espoir de survie peut-être illusoire.

Par plein soleil, dans le cimetière d'El-Kettar, il est des visages de filles et de femmes orientales si beaux, si splendides, si adorables (et dont on sait combien la réussite, la perfection sont passagères, fugitives, transitoires) qu'on en voudrait faire profiter outre les morts et dans un but éducatif tant de pauvres hommes vivants qui se contentent trop facilement de laides femelles. Mais nul homme, fût-il européen, c'est-à-dire considéré à peu près comme un chien sans importance, ne saurait être admis dans le cimetière d'El-Kettar au jour d'affluence féminine du vendredi.

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Celle-ci possède une chevelure sombre et luisante de gitane (car elles ne dévoilent pas seulement leurs visages, elles laissent même choir cette espèce de guérite qu'est le haïck et l'on peut ainsi les apprécier d'une manière complète) . Celle-ci, donc, est brune et de peau à peine bistrée.

Cette autre est blond pâle, naturellement aussi, avec des yeux de source, un épiderme de qualité supérieure, une bouche rose aux coins soulevés en arc.

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Celle-là, très roussie de henné, est d'une matité ardente par rapport à l'éclat de cette chevelure de flamme... Et ses lèvres largement ourlées absorbent encore plus indécemment l'attention que ses cheveux. Une beauté du diable !

Et puis une autre encore dont on ne pourrait presque pas dire ce qui est le plus admirable de son teint, de son regard, de son nez (cet écueil éternel des belles) , de son cou fragile, de ses mains de sultane...

Ces musulmanes ont des gestes charmants... L'une d'elles pour arroser les plantes qui veillent au chevet de cette tombe, puise d'abord à l'aide d'un gobelet dans un seau. Mais au lieu, ensuite, de rudimentairement et directement vider l'eau du gobelet sur les plantes, elle la fait préalablement glisser dans le creux de sa main, la répand ensuite avec ses doigts, émiette cette eau comme elle émietterait du pain, l'éparpille pour nourrir cette verdure, la distribue en pluie égale d'une façon vraiment si adorable qu'on voudrait que cela ne finisse pas si tôt...

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Il en est qui sont à peine nubiles et minces comme le roseau avec (sans l'aide de pince épilatoire) ces sourcils en vol d'hirondelle qui ont inspiré depuis quelques années la mode mondiale, dès qu'une voyageuse en surprit la beauté.

Il y en a d'un peu plus grasses car elles savent déjà ce qu'est le plaisir et elles s'en gorgent inconsidérément tant qu'elles le peuvent, comme d'une pâtisserie de délices, trop nourrissante, qui les alourdit.

Il en est d'extrêmement vastes, qui apparaissent belles quand même grâce à l'harmonie de cet ample costume si bien combiné depuis des millénaires par les femmes de pays semblables qu'il sait transformer en agrément leurs tares même.

On est obligé de conclure à quelque adresse manoeuvrière en matière de vêtement, chez les dames musulmanes de la Casbah, quand après avoir contemplé tant de beautés costumées au cimetière on assiste à l'évidence de tant de laideurs dévêtues au bain maure.

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Le bain maure public n'est que pour les dames musulmanes ou

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juives d'extraction médiocre. On y admet volontiers les européennes, sauf au moment des grandes fêtes où il n'y a déjà pas suffisamment de place pour les autres. Les riches personnes arabes qui hantent les villas immenses, entourées de jardins paradisiaques, des coteaux de Mustapha, de Kouba, d'El-Biar, d'Hydra, de Kaddous, ont toutes leur chambre de bains de vapeur à domicile. Quant aux musulmanes vraiment pauvres, il y a déjà plusieurs années qu'elles se contentent de se lessiver dans la buanderie de leur terrasse. L'on ne trouve actuellement, dans les bains maures publics de la Casbah d'Alger, que des prostituées prospères ou de petites bourgeoises.

Tout ce monde fraye, sans dégoût apparent, dans la même tenue édénique, car il y a beau temps que sans publicité le monde musulman a inventé le nudisme et commencé d'appliquer certains principes de fusion démocratique.

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Bain maure... révélation désolante de ce monde féminin entrevu pourtant au travers d'une buée. Il faut s'approcher jusqu'à les toucher presque pour savoir si cette fesse trop vaste appartient à ce torse mince et ce sein qui croule à ce dos parfait... A cause de la température étouffante certains visages d'albuminuriques se boursouflent et d'autres, de cardiaques, s'étirent jusqu'à simuler la pire anémie... Il y a, dans ces bains maures, des femmes à la ressemblance de magnifiques Rubens et de certains Modigliani et c'est la pire confusion artistique... La pudeur, ici, est inconnue. Les plus monstrueuses incarnations de la laideur féminine osent s'y étaler. Personne ne songe à s'en étonner... à en rire ; les musulmanes sont habituées aux malfaçons du corps, comme nous à celles du visage. Elles se voilent la figure pour affronter le jugement d'autrui et nous nous vêtons.

Bain maure... La beauté presque parfaite et les monstruosités prodigues s'y opposent... Que dire qui puisse paraître vraisemblable du corps de cette juive éléphantiasique et mère de quinze enfants 1

Il y a des adolescentes sveltes et blanches comme neige, car il n'est plus que dans les pays d'Orient que les femmes connaissent assez le maléfice doré de la lumière pour y savoir dérober la fraîcheur de leur teint. On trouve, aux bains maures de la Casbah d'Alger, des carnations qui déshonoreraient les femmes d'Europe vouées actuellement à la teinte safran
et pain d'épice.

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Le bain maure des femmes se tient l'après-midi. Les hommes qui

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n'y peuvent pénétrer que le matin s'en font peut-être une idée paradisiaque. Les européens surtout. Pour les musulmans, s'ils se souviennent de leur enfance !
Il convient de savoir d'abord que les femmes de la Casbah d'Alger, comme celles de tous les pays de moeurs orientales, viennent ici autant par coquetterie que par hygiène. Tandis que leurs pores se débarrassent des crasses superflues, leurs chevelures, leurs mains, leurs pieds, sont soumis à la boue d'abord gluante et verte du cataplasme de henné qui deviendra roux comme une feuille d'automne, ensuite, lorsqu'il sera complètement sec.

De même, leurs aisselles, leurs parties sexuelles se dissimulent-elles momentanément sous une sorte de boue grisâtre qui est un épilatoire renommé... Tandis que ces divers produits opèrent, pour occuper le temps, elles s'interpellent au travers de la salle, de la chaleur asphyxiante, de la vapeur... Leurs enfants braillent... (Toute bonne mère imposant à ses rejetons ce spectacle affligeant et ce supplice de plusieurs heures) . Un bain maure, par temps d'affluence, revêt assez le caractère d'une composition démoniaque. Que l'on essaie d'imaginer ce que peut devenir une femelle de beauté médiocre quand elle a les extrémités et le chef recouverts de boue verte et la base du ventre caparaçonnée d'onguent gris.

Cependant, de temps à autre, de cette mêlée de rumeurs des officiantes, de ces braillements de gosses qui souffrent ou qui s'ennuient, des renseignements circonstanciels hurlés par des commères qui se reconnaissent d'un bout de la salle à l'autre, malgré le brouillard et utilisent leurs mains grasses en manière de porte-voix, de cette vision d'arche féminine évoquant une idée de cataclysme car le halo de la buée amplifie certaines anatomies au point que l'on serait tenté de les confondre avec les monstres de la préhistoire, surgit soudain... (et ce n'est peut-être qu'une sorte de nuage, de vapeur, d'illusion syncopale) , un visage divin, une forme angélique, une adolescente qu'on croirait presque imaginaire tant son apparence réduite, floue et souple, sa faculté de plier le torse ou le bras sans déclancher le flux d'une cascade graisseuse apparaissent surprenants... tant sa réussite provisoire, sa structure presque linéaire apparaissent nécessaires comme une foi, une preuve, une certitude que la beauté existe, dans ce lieu où la pesanteur, la corpulence, l'évidence graisseuse comme ailleurs la sottise et la suffisance prétendent à tout pouvoir ; tant sa fragilité s'oppose victorieusement à la force de cette masse de commères adipeuses. Elle n'est pas encore coiffée du cataplasme vert et ses aisselles non plus que son sexe ne se chargent d'aucun onguent.... Elle semble attendre, à peine effarouchée et si patiente, que l'on s'occupe de sa mince apparence quand on en aura fini avec

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ces personnes corpulentes qui comme les obèses de tous les pays demandent boulimiquement que l'on s'occupe d'abord d'elles. Cette jeune beauté se sent ici comme une intruse à se savoir fatalement charmante au milieu de tant de monstres humains qui ont cependant conquis et retenu pour la plupart (à moins qu'il n'ait préféré en mourir) cet être fabuleux : l'homme.

Il n'en est qu'une aussi parfaite souvent pour un grand nombre d'autres... Ce sont toujours de celles-là que les marieuses expertes entretiennent les adolescents.

Les marieuses vraiment possédées de la vocation sont des manières d'illusionnistes. Rien ne les décourage. Elles sont capables de croire et de laisser supposer surtout qu'une fille qui n'a qu'un oeil depuis sa naissance n'est que momentanément borgne, qu'une naine est simplement mignonne et qu'une fille obèse est dodue à souhait.

Il est extrêmement étonnant qu'on ne signale jamais de crimes de désillusion passionnelle, au lendemain de certaines unions. Car le meurtre, ici, sur ce tertre chargé de tant de bouillons de culture, trouve forcément une matière favorable à son développement.

Certains traditionalistes emploient les vieilles méthodes : matraque, boussaâdi. Les gars à la page utilisent d'autres armes.