inconnu casbah, chapitre 18
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Chapitre 18
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TOUT L'INCONNU DE LA CASBAH D'ALGER
- Lucienne Favre -
Illustrations de Charles Brouty

CHAPITRE 18
pages 215 à 223
2 illustrations

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mise sur site : février 2013

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XVIII

LES mâles prostitués de la Casbah, contrairement à leurs rivales, officient plutôt dans la ville basse. Ils n'ont pas de " Magasins ". Ils se livrent à domicile ou se rapprochent, autant qu'ils peuvent, du domicile des clients. Leurs officiants, leurs adorants, leurs fidèles, ne sont pas exclusivement des indigènes. Leur poste de séduction se tient aux heures nocturnes, de préférence sur certains bancs de places publiques ou de squares ornés de noms de guerriers célèbres. Ils ont certains signes de ralliement secrets et se font plus désirer et mieux payer que les femmes. Ils savent qu'ils peuvent même entôler le client sans qu'il ose porter plainte. L'inégalité profonde des sexes se rencontre encore là !

On est désormais si averti du service que les bancs rendent à ce négoce spécial que l'on n'ose plus placidement s'y asseoir... Il se peut que ce jeune tirailleur, cet européen dignement cravaté soient au-dessus de tout soupçon. On ne jurerait pas de leur innocence...

La pédérastie, en Afrique du Nord, n'aurait rien de particulièrement ignoble s'il ne s'y était adjoint récemment un élément de peu de foi fourni par la métropole. Ainsi, apparaissent aux alentours de la Casbah de la prostitution masculine, certains européens particulièrement indésirables. Peu importe que ce soient des banquiers mis hors la loi par fantaisie du change, des esthètes momentanément sans idéal, des littérateurs, des peintres, des intellectuels quelconques toujours suspects comme tels. Le grand inconvénient, c'est qu'ils amènent dans ce désir à rebours, dans cet amour réputé anormal mais susceptible de fougue, de fringale, de sincérité tout comme l'autre, leur faux besoin, leur envie d'avoir envie, en un mot, leur snobisme. En matière sexuelle, le snobisme est particulièrement odieux...

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Et d'autant que, dans ce pays au moins, il n'y a guère qu'un snob sur les deux conjoints illicites. Et qu'on trouve, gravitant autour de la prostitution masculine fournie par une Casbah affamée, trop d'européens quadragénaires, exagérément gavés de nourritures, de viandes et de vins, surchargés au surplus d'un vieil atavisme de jouisseurs, qui viennent ici corrompre des adolescents. S'ils sont détraqués, malades, qu'on les soigne et s'ils sont fous qu'on les enferme. La santé de l'enfance a tous les droits, même envers et contre ce qu'on appelle l'art. Il n'est pas prouvé, au surplus, que chaque inverti soit capable de concevoir un chef-d'oeuvre et "La ballade de la Geôle de Reading " n'eût jamais été écrite si le puritanisme anglo-saxon n'avait condamné Oscar Wilde au hard-labour. Quelque chef-d'oeuvre attend peut-être actuellement un grand littérateur dans une cellule obscure de " Barberousse ".

L'aube qui effleure le sommet privilégié de la Casbah avant tant d'autres pointes voit parfois descendre des personnages qui ont tenté de vaincre leur insomnie tenace dans quelque bain maure (car le bain maure est ouvert aux hommes de six heures du soir à dix heures du matin) . Ils sont si las de cette recherche du sommeil qui les fuit ou de cette détente nerveuse qu'ils ne peuvent se retenir de s'appuyer tendrement, à la descente, sur l'épaule du jeune indigène qui les escorte... Sur leur passage, une prostituée qui n'a pas été très heureuse dans son négoce, depuis plusieurs jours, murmure :
- Ya Allah ! punis-les, ceux-là qui jouent le rôle des femmes quand il y a tant de femmes jeunes qui ne trouvent pas de mâles pour les couvrir !

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Sous le porche de l'hôtel Paulette, dans un fond d'impasse, un personnage aux hanches grasses est étayé... Il se lève pour fournir un renseignement strictement topographique en secouant ses épaules comme si on lui demandait de danser un shimmy. Il est plus lubrique qu'une enseigne précise, qu'un dessin érotique. On devrait en interdire la vue aux jeunes cireurs.

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Certains sont bien sales pour tenter un amour qui suppose les raffinements non seulement de l'esprit mais du contact... Et certains autres tellement maquillés qu'ils sont aussi écoeurants que la plupart des femmes. On voudrait d'abord les débarbouiller.

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Un commerçant de la pleine Casbah, plus récrépi qu'une vieille coquette, représente la charge du vieux beau d'un genre spécial de 'l'époque 1900. Car sous une coiffure à la Mayol oxygénée il offre un nez d'épervier à la " de Max ". Le tout est visible au delà d'un comptoir d'une vulgarité désolante. Cet homme plein de bonne volonté et malheureusement dépourvu du sens du ridicule perpétue une sorte de maniérisme désuet, pédérastique qui ne convient pas plus au climat qu'à l'époque. Il est si démodé que ceux de la jeune génération qui professent le même sacerdoce le regardent avec
mépris.

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Au bas de la Casbah, un café rassemble de jeunes indigènes qui, la fleur à l'oreille ou le collier de jasmin pendu à la chéchia, attendent une manifestation amoureuse providentielle pour mieux vivre.

Ce café fut assidûment fréquenté, lors de chacun de ses séjours ici, par un être qu'on est bien obligé de révérer comme artiste même s'il vous écoeure en tant que maniaque. Telle fut sa modestie ou la nonchalance islamique que pas un de ses séducteurs ne connaît sa valeur poétique... Il convient de reconnaître que la plupart des jeunes gens qui fréquentent ce débit avec une arrière-pensée socratique ne savent pas lire.

Le cinéma " La Perle " qui se trouve situé dans l'ancien quartier des corsaires que l'on estime à tort indépendant de la ville haute depuis que la rue Bab-el-Oued les sépare mais qui n'a pas cessé de se sentir relié à la Casbah tant par une communauté de sentiments, de moeurs, de pauvreté, de violence colorée que de piété islamique et surtout de conformité architecturale... Le cinéma " La Perle " qui est l'une des plus anciennes salles de spectacle d'Alger, se voit maintenant assidûment fréquenté, à cause de son parterre de petits cireurs crasseux et charmants par un autre artiste qui n'a découvert le charme d'Alger que le jour où il s'avisa que certains gosses d'ici étaient plus faméliques et moins surveillés que partout ailleurs par leurs familles.

Il s'introduit donc, dans ce cinéma, en pleine séance, à l'instant ténébreux où l'héroïne du film policier à épisodes se montre si courageuse, si belle, si ardente, si virile que tous les jeunes spectateurs halètent et que

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la " Main qui étreint " ou " Le Hasard qui Caresse " se peuvent manifester complémentairement, même par l'entremise inattendue du voisin le plus proche (fût-il européen et chargé d'ans par rapport à ce gosse) sans qu'immédiatement l'on s'avise de protester... La lumière de l'entr'acte resplendit... Plus personne... N'étaient les quelques sous qui restent dans la main ou dans la poche... le gamin indigène croirait n'avoir frémi son plaisir que solitairement.
Ce vice de bagnards continents, de lycéens internes, de prisonniers de maisons centrales pervertis par l'isolement et la privation, ce dérivé, par malformation de pauvres bougres relevant de la chirurgie plus que de la morale, cette méprise provisoire de jeunes gens pauvres et sans relations et qui n'espèrent pas trouver une femme qui soit à la fois saine et gratuite... comment peut-on l'avoir si absurdement transformé en une élégance, un choix, un raffinement ?
Et c'est bien dans un lieu comme la Casbah d'Alger que l'on éprouve parfois absolument, à certains signes indéniables, de quelle douleur et de quelle brutalité sale peut être un vice qui cependant est célébré d'une façon lyrique.

Il suffit de constater avec quelle énergie certains petits yaouledscireurs-commissionnaires dans la journée repoussent avec horreur la pensée, même par les pires soirs de pluie froide de plein hiver, d'aller s'abriter avec les vingt sous qu'on leur donne dans quelque bain maure où ils seraient à la merci des hommes. Ils préfèrent demeurer grelottants sous les porches des maisons européennes de la ville basse. Une telle répugnance parle plus nettement contre le vice devenu littéraire que tous les plaidoyers.

Il y eut, une fois, dans la Casbah d'Alger, un enfant blond au visage d'ange dont les parents plus ou moins vagabonds ne s'occupaient pas et qui en fut réduit, certain jour, pour manger, à se prostituer à d'autres gamins. L'affaire fut connue et vint à une audience. Comme on ne retrouvait pas les parents, l'enfant blond fut condamné à l'internement dans une maison de correction. Ses corrupteurs acquittés comme ayant agi sans discernement. Le pire fut que la mère de l'un de ces enfants là put rire en écoutant raconter la chose.

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Si l'on apprend, de temps à autre, que dans la Casbah d'Alger ou ses alentours immédiats, quelque homme mûr ou vieillard considérable et de très noble apparence fut trouvé poignardé dans une rue vraiment éloignée de son centre d'affaires, il vaut mieux, pour la famille, ne pas demander trop d'explications sur les raisons de sa présence inusitée en un tel endroit, à pareille heure.

Dans certains cercles spéciaux de la Casbah d'Alger, en dehors des affranchis cyniques ou publicitaires, de ceux qui croient et bien que cela fasse déjà si démodé, que l'inversion est une méthode, un art ou une somme, on trouve des maniaques suffisamment lucides entre deux crises pour savoir qu'ils sont des sortes de monstres qui doivent se cacher d'être tels du moment que la société n'a pas su encore les traiter en malades plutôt que de les dégrader en tant qu'hommes.

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Dans la section des invertis discrets, il ne faut pas négliger ces commerçants indigènes qui laissant leurs femmes en sécurité à Ghardaïa ou Berriane, ne retournant les voir qu'une fois par an, ne sauraient pendant cet intervalle observer une chasteté impossible, particulièrement sous cette latitude et ce climat.
Quelques-uns s'adressent à des clientes européennes démunies d'argent pour combler leur vide sentimental. D'autres ont importé un neveu, un cousin à peine nubile qu'ils initient aux mystères du négoce et d'une affection familiale intensive.

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Il en est qui sont, dans cette vieille Casbah comme ailleurs... particuliers... au point qu'ils ne sauraient tendre la main, parler à une femme sans qu'une répulsion vraiment significative et presque émouvante ne contracte leurs traits.

Il en est au contraire qu'on sent capables d'être rééduqués par une bonne femelle en l'espace d'une heure. Mais leurs aînés jaloux, leurs maîtres irrités les persuadent sans cesse du contraire.

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Jeunes gens délicats... et sans grande ardeur pour grand chose...

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surtout pour le travail !.. Poètes qui d'abord se sont simplement délectés à en parler tellement qu'ils ont cru pouvoir prolonger ce simple flirt, ce simulacre... Et ensuite, ils n'osent même pas dire à quel point cela les déçoit... ou les dégoûte... car ils craignent la vengeance de qui les aime si mal et les possède si douloureusement.

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On rencontre parfois dans la Casbah un couple exceptionnel. Deux êtres si parfaitement assortis, si complémentaires et beaux, tellement faits pour s'entendre à l'écart des lois habituelles...

Il en est d'eux comme de la musique et de la poésie, ces inaccouplables. Quand un poème est beau il se suffit à lui seul. Quand une musique est belle, de quel complément de mots aurait-elle besoin ? Il arrive cependant que la poésie gagne en rythme au soutien musical et que la musique s'étaie heureusement sur l'accord des rimes. Cela ne se trouve que peu de fois. Et dans la Casbah comme ailleurs.

Les mères de familles musulmanes endurent parfois complaisamment, chez elles, certaines manifestations évidentes d'un amour que jamais elles ne parviendraient à contenter... Sont-elles si passives ou somnolentes qu'elles ne se rendent pas exactement compte ? Ou bien jugent-elles que cela fait partie d'une tradition moins préjudiciable à leur autorité qu'une rivalité féminine ?

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Fête familiale, dans une maison kabyle, à l'occasion de la circoncision du second des fils. Les amis se pressent, s'écrasent dans la cour étroite, se serrent pour laisser plus de place aux musiciens et surtout au danseur. Celui-ci est extrêmement jeune mais laid et chétif. Il est vêtu de manière hybride : d'un gilet d'homme et d'une jupe de femme en gaze blanche très sale, ornée de paillettes d'acier. Une ceinture rayée du genre bayadère tente de situer sa croupe absente et glisse sans cesse de ses reins plats sur ses cuisses maigres... Il la remonte... tout en dansant... en frémissant du ventre, des flancs, des fesses... Les jambes n'ont qu'un rôle tout à fait accessoire et secondaire... Et les yeux des spectateurs sont fixés sur cette ceinture, ce ventre, ces flancs... A l'étage supérieur, sur le balcon dominant le patio, les femmes qui, comme toujours en pareil cas, sont séparées des

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hommes, poussent, de temps à autre, des yous... yous... stridents pour stimuler le danseur équivoque... Soudain, deux jeunes garçons le saisissent chacun par un bras, l'obligent à se renverser le plus possible en arrière puis se mettent à le gaver de sous, de francs, de pièces.... les lui introduisent de force dans la bouche, à la cadence d'une par seconde et tout comme on ouvrirait la bouche d'une femme à l'aide de baisers... Il va étouffer... étrangler... suffoquer au moins... Non, il s'échappe, se relève et tout en continuant sa danse, vide ses joues gonflées de numéraire, en vomit le contenu dans le plateau de cuivre commun qui sert de sébille aux musiciens. Les femmes, à l'étage supérieur, n'ont pas cessé de jeter sur cette scène étrange leur cri de fête rituel... le you... you de toutes les absolutions et de toutes les excitations au meurtre comme à la débauche.

A plusieurs reprises, d'abord, puis presque sans arrêt ensuite, le même simulacre se renouvellera au cours de l'heure qui suivra... et ne cessera de se poursuivre pendant la nuit entière... Et, chaque fois, c'est comme si sous les yeux complaisants des femmes qui planent ces hommes se possédaient entre eux. Et l'on dirait qu'elles hurlent leur joie d'une façon d'autant plus frénétique qu'on gave plus le possédé, qu'on tente de le posséder davantage avec ces pièces... Peut-être est-ce de leur part comme une sorte de sournoise vengeance... Voir enfin un mâle réduit à servir au plaisir fatigant des autres mâles tandis qu'elles s'en amusent !

Peut-être aussi ce simulacre est-il chargé de symboles et de réminiscences mythiques.