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Chapitre 20
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TOUT L'INCONNU DE LA CASBAH D'ALGER
- Lucienne Favre -
Illustrations de Charles Brouty

CHAPITRE 20
pages 245à 249
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mise sur site : février 2013

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XX

LE peuple de la Casbah, tout épris d'occultisme qu'il soit, ne dédaigne pas ce qu'on appelle aujourd'hui " Le Progrès " c'est-à-dire, pour la majorité des gens, les découvertes et applications mécaniques. Un indigène de la Casbah qui ne renonce ni à son Dieu, ni à ses marabouts, ni à ses totems adopte pourtant, avec une autre sorte de religion : l'auto, le phono, la machine à coudre ou à écrire, l'électricité, la T.S.F.

Mais l'énorme différence entre l'indigène de la Casbah qui utilise n'importe quelle découverte du siècle et les européens de la basse ville qui s'en servent également, c'est que l'un demeure humble et soumis d'une manière presque mystique devant cela dont il ne se sent pas responsable et que l'autre s'en glorifie comme s'il avait eu le génie de l'inventer. L'un continue, dans le fonctionnement d'une bielle, de respecter un Dieu caché et l'autre, en maniant un moteur, se prend pour Dieu lui-même.

Il y a, chez les habitants de la Casbah, un côté crédule et enfantin, voué à la féerie, qui est leur charme le plus indéniable et qui participe forcément d'une noblesse de l'âme. Car la confiance et l'humilité sont de grands dons consentis au prochain.

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En conséquence de tout cela, dès qu'un habitant de la Casbah possède un peu d'argent ou qu'il espère avec des raisons plus ou moins valables en posséder bientôt (car les musulmans n'ont pas attendu l'américanisme pour croire au crédit et pis encore pour recourir au prêt usuraire)

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il s'empresse d'acquérir l'une de ces mécaniques surprenantes, grâce auxquelles, pense-t-il, les roumis ont pu établir si bien leur pouvoir.

D'autos et de garages pour autos, il ne saurait être question dans les rues presque montagneuses de cette haute ville. Et l'achat comme l'entretien d'une telle voiture seraient trop onéreux pour de pauvres gens. Ils se contentent donc, aux jours de grande fête ou d'allégresse intime, pour satisfaire leur adoration de force motrice, de fréter, dans la ville basse, quelque taxi et d'emprunter l'autobus en temps ordinaire.

Mais il n'est guère de demeure musulmane qui ne possède au moins l'un de ces vieux phonos à vaste corolle rose, verte ou bleue du plus pur style décoratif de l'exposition de 1900. Il est bien possible que l'amour de la couleur ait ici joué une farce aux acquéreurs. Ils ont acheté cette vieille boîte sur l'apparence florale de son pavillon coloré. Son grincement inhumain ajoute on ne sait quoi à cette atmosphère, à cette musique sauvage des raïtas dont les accents vous attrapent au ventre, vous contractent les mâchoires. Cela devient démoniaque et très grand, parfois irritant, jamais insupportable.

L'odieux, ce sont ces appareils de T.S.F. qui diffusent dans ces nobles maisons orientales le comble de la vulgarité d'occident par l'audition forcée du grand air de la Tosca ou de la chansonnette comique et pire encore du sketch joué par des acteurs locaux qui ont tous un mauvais accent français et prononcent les a et les o d'une façon abominable.

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Le musulman de la Casbah d'Alger, croit non seulement en ces découvertes modernes que sont l'avion, l'automobile, le phonographe, la T.S.F.... mais aussi... mais encore... aux piqûres intra-veineuses. Si cette dernière chose le séduit autant (d'une manière qui ne semble paradoxale qu'au premier abord) c'est probablement parce qu'elle lui apparaît comme participant encore d'une sorte de prodige proche de la mécanique grâce à sa rapidité d'action comme à tout l'attirail nickelé, platiné dont elle s'entoure. Cela ressemble à certaines pièces essentielles des appareils qu'il possède. Et surtout, il n'en peut davantage comprendre le moyen, le processus, rationnellement.

Très fréquemment, ainsi, un toubib ou une tebiba voit arriver dans son cabinet un couple musulman. La femme demeure quelquefois le

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visage voilé et s'occupe seulement de mettre à nu son bras tandis que son compagnon explique :

- Oilà... cette femme, elle est malade depuis houit jours... Et d'abord je l'emmène au marabout... Mais la prière, elle ne peut rien et la nuit elle continue à trembler la fièvre tellement qu'elle me prive de dormir... Clac... clac ses dents l'une contre l'autre sans que même une bonne gifle elle puisse l'empêcher... Alors, je viens chez toi et fais lui vivement la piqûre... pour qu'elle guérisse et dorme et me laisse dormir en repos...

Et si le médecin, consciencieusement, propose un traitement de simples pilules de quinine, l'homme et la femme s'en vont profondément déçus... Le taleb, déjà, leur avait fourni une première espèce de poudre inefficace.

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La Casbah est aussi une terrible terre des maladies et chaque jour, une quantité considérable de personnes de bonne volonté tentent de dépister, d'enrayer, de neutraliser le mal.

Leur troupe est composée des éléments les plus divers et en apparence les moins facilement conciliables. Des religieuses, des médecins francs- maçons, des infirmières visiteuses laïques, des indépendants et indépendantes de confessions diverses ou de sentiments anarchiques et de nationalités différentes y consentent, sous le signe de la charité véritable qui n'a pas de chapelle ou de patrie, à servir, assister la misère du meilleur de leur coeur, de toute leur force, de leur vie quelquefois. Et c'est insuffisant encore...

Ce sont les filles du Christ qui ont commencé les premières à organiser cette oeuvre exténuante. Les services municipaux ont dû avoir recours à elles quand ils se sont ébranlés à leur tour. Les soeurs Blanches et celles de Saint-Vincent de Paul possédaient depuis longtemps un recensement minutieux de la misère dans la Casbah et une statistique des maladies. Leurs bâtiments de secours, très vastes, dominent actuellement encore, de droite et de gauche, la mosquée de Sidi-Abd-er-Rhaman. Ils comprennent des services divers... Les mères, les nourrissons, les gens affligés de maux d'yeux, (si nombreux ici) peuvent y trouver chaque jour un remède. On y forme patiemment et par des cours appropriés le corps des infirmières visiteuses qui sont rétribuées par la municipalité. La Casbah est ainsi l'un des rares endroits où tout le monde a su accepter de mêler ses dons et ses pouvoirs. Divers autres dispensaires laïques sont parsemés dans la haute ville. On est surpris seulement de ne trouver aucune présence musulmane

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dans ce faisceau de bonnes volontés, de constater que nulle organisation véritable d'assistance sociale, ample, moderne ne soit supportée, inspirée par la charité des riches musulmans.

Un riche musulman se comporte la plupart du temps encore, vis- à-vis de la masse de ses coreligionnaires pauvres, comme un féodal du Moyen Age, d'une façon qui ne le gêne guère et ne risque pas surtout de lui causer la moindre fatigue. S'il est d'origine réputée maraboutique, il en finit rapidement envers leurs ophtalmies purulentes par une seule imposition de mains. Il leur fait distribuer, aux jours de fêtes consacrées ou de réjouissances solennelles familiales, des moutons qui souvent ont été fournis à sa générosité par une razzia préalable sur d'autres demi-pauvres naïfs.

Il n'y a pas, dans la Casbah, un seul dispensaire alimenté et dirigé par des musulmans, un seul refuge pour tant de pauvres enfants de leur race qui sont chaque nuit livrés à la pluie, au froid, à la terrible promiscuité du bain maure.

On trouve en tout et pour tout, comme oeuvre d'assistance islamique pour cette ville indigène de quarante mille âmes, en outre des mosquées distributrices de nourriture, une fois la semaine, une sorte de bureau de bienfaisance où l'on accorde de temps à autre des bons de pain, grâce à des donations de défunts et défuntes. Il y a aussi, dans ce local, une sorte d'armoire à pharmacie digne au plus d'un village de trois cents habitants. Le tout est d'ailleurs administré et surveillé par des fonctionnaires européens. Le concierge qui est arabe n'aime pas que l'on frappe à son huis passé l'heure.

On se demande ce qu'il y aurait comme épidémies permanentes, dans la haute ville, si l'on avait laissé aux seuls musulmans la faculté d'assistance et de secours, envers leurs coreligionnaires. Car l'insuffisance d'eau, la vétusté des égouts, l'indolence des habitants, l'extrême chaleur du plein été et surtout le manque d'espace accumulent en cette ville les pires difficultés d'assainissement.

Qui n'a pas observé le grouillement de la rue Randon, de la rue Marengo, et de la plupart des voies de la Casbah, en général, vers la fin d'une journée chaude, ne peut savoir ce que c'est qu'une ville engorgée, surpeuplée... On s'y croirait perpétuellement en temps d'émeute, de fête nationale, de cataclysme ou d'événement providentiel. On s'inquiète, quand on songe qu'à un moment quelconque il va falloir que cette masse grouillante

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se comprime, s'entasse, se contienne dans si peu de maisons et qui sont déjà emplies d'enfants et de femmes car les hommes seuls sont au dehors.

Quand on voit le pullulement insensé des rues de la Casbah, à la fin du jour, lorsque les travailleurs musulmans se rapprochent de leurs demeures, on sent anxieusement l'urgence d'un décongestionnement de cette ville indigène par l'édification, sur quelque autre terrain libre et vaste, d'une nouvelle cité musulmane bâtie selon les mêmes lois architecturales, mais avec des systèmes d'égouts et de distribution d'eau plus modernes.

Il faut délivrer, au plus tôt, les vingt mille habitants de surcroît qui étouffent dans la Casbah et s'y contaminent. Il faut évacuer partiellement cette vieille ville trop étroite. Quant à parler, inconsidérément, de la détruire I..