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Chapitre 2
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TOUT L'INCONNU DE LA CASBAH D'ALGER
- Lucienne Favre -
Illustrations de Charles Brouty

CHAPITRE 2
pages 13 à 30
2 illustrations

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mise sur site : février 2013

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II

DE prime abord, la Casbah apparaît comme un interminable escalier qui tente de rejoindre le ciel et n'atteint que la vision déjà suffisamment magnifique de la pleine mer. Entre temps, sur certains paliers où l'on doit s'arrêter pour reprendre souffle, on rencontre la boue humaine. De même, avant de trouver des rues spécifiquement arabes, il faut endurer bien des voies sans caractère.

Une braderie perpétuelle se tient chaque soir rue Randon. La rue Randon est le calvaire peu odorant et sans majesté par lequel on aborde le plus souvent la ville arabe. Elle est d'une apparence banale, bordée de vieux immeubles de style français de l'époque 1900, mais la braderie en masque en partie la laideur plate.

Cette braderie est composée comme toute braderie d'une permanence de vendeurs et d'un flot passager d'acquéreurs, de badauds plus encore. Les bradeurs sont musulmans. La plupart des acheteurs aussi. Il arrive pourtant qu'une juive des parages, une européenne égarée, un touriste spirituel, marchande. Les vendeurs peuvent être des chômeurs soucieux, des fainéants résolus ou des resquilleurs malins. Il est difficile de distinguer à première vue l'homme un peu humilié qui momentanément sans emploi tente de vendre la chemise confectionnée par sa femme, de l'amateur de nonchaloir que dans un an on retrouvera à cette place à moins que d'ici là il n'ait découvert un moyen moins fatigant encore de gagner de quoi boire chaque jour un thé à la menthe, acquérir une kesra et dormir dans un café maure. Pour le troisième larron, on peut penser qu'on le reverra dans cette rue plus ou moins fréquemment selon la générosité ou la crédulité des patrons européens chez lesquels une personne de sa famille est en service. Trois

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fois sur quatre, quand une femme de ménage arabe, un manoeuvre indigène quémandent à leurs employeurs une paire de souliers hors d'usage, un vieux costume, une robe défraîchie, on retrouve cet objet entre les mains d'un de ces vendeurs improvisés de la braderie perpétuelle de la rue Randon.

Vieilles sebaths...chaussures... Godillots de cuir racorni... Brodequins d'ordonnance... qui bâillent à peine... Capotes militaires complètement décolorées mais résistantes encore... Casque colonial défraichi... Casserole à peine trouée... Vieille poêle... Cuillers de bois pour manger la graine de couscouss... cocotte en fonte sans couvercle... couvercle d'on ne sait quel récipient probablement hors d'usage... Et, se faisant balance dans les mains de ce grand gaillard réjoui, un compotier de verre bleu à peine fêlé, de l'espèce de ceux que l'on peut gagner aux loteries foraines... un exemplaire intact d'une ancienne édition de Madame Bovary !...

***

Cet autre présentait sur son poing une chéchia presque neuve, d'un rouge orangé de beau géranium. Le visage de l'homme était extrêmement grave et sa façon de procéder plutôt gauche. Il n'avait pas l'habitude, visiblement, de ce genre de jeu, de faux travail qu'on appelle " négoce " ; il ne savait ni interpeller les passants.... ni placer avec autorité sous le nez d'un badaud irrésolu cette pièce intéressante et si peu chère.. "O frère en vérité.. Ya Allah! je te jure.. une occasion et véritable... Je ne m'en suis démuni que pour toi !.. "

Comme il était tête nue, l'on pouvait bien croire, en effet, qu'il s'était dépouillé de cet insigne de gloire musulmane, par nécessité vraiment pressante.

Trois jours après, il se trouvait à la même place, la chéchia invendue toujours sur son poing. Son visage sali d'une poussée de barbe paraissait plus creux. Ce sont des impressions que jamais les touristes ne recueillent. Le vent des cars les entraîne vers des émotions plus faciles, une vérité de camelote, de superficie. Qui s'aviserait d'ailleurs, si le hasard ne menait le jeu, de revenir contrôler, à trois jours de distance, la montée du désespoir, les nuances de l'effroi sur le visage d'un être qui perd pied sur le sol, qui se sent solidement happé par l'engrenage de la misère ?

Depuis lors, les travaux agricoles ont repris et le bâtiment recom-

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mence aussi à réclamer de la main-d'oeuvre. Le musulman à la chéchia n'est plus sur cette route.

Entre un fabricant mozabite de beignets au miel et un vendeur de pantoufles juif, ce vieux docteur musulman chaque fin de journée est assis. Il est campé sur un escabeau, à califourchon, pour voir plus commodément défiler le spectacle de la rue, comme s'il s'agissait d'une fantasia. Il s'évente mais c'est plutôt une habitude qu'un besoin. A son âge, on ne saurait jamais avoir assez chaud. Il est vêtu d'une lourde gandoura de drap de couleur aubergine sur laquelle un ruban de décoration de même teinte ou presque tant la crasse la neutralise, vous laisse longtemps indécis... Un comparse vous renseigne " On l'a décoré de la Légion d'Honneur en 1910 "...

Ce vieux toubib qui fit ses études médicales à Paris sait parler de ce lointain séjour en France avec verve. Il possède une langue élégante, souple, sans défectuosité de prononciation ce qui est rare même chez les musulmans cultivés. Le vieux toubib est orgueilleux à cause de cette prononciation impeccable. N'est-ce pas cela qui lui valut de ce Dieu qui s'appelait Victor Hugo et bouchait tout le ciel de gloire littéraire de l'époque, ce compliment qu'il cite chaque fois qu'on lui amène un nouveau visiteur : " Votre costume possède un bel accent mais votre bouche n'en a pas ".

***

La rue Marengo fait suite à la rue Randon. Elle s'orne, presque au sommet, d'un commissariat de police que l'on serait de prime abord tenté de confondre avec n'importe quel autre lieu de ce genre. Cependant celui-ci est beaucoup plus qu'une prison momentanée pour ivrognes, un rendez-vous banal de délinquants automobilistes ayant oublié d'éclairer leurs phares. Y aboutissent du matin au soir et même en pleine nuit, tous ceux qui dans la Casbah sentent le besoin de trouver instantanément des arbitres assermentés pour un cas sentimental ou tout autrement périlleux.

Quand un musulman pauvre de la Casbah d'Alger se dispute avec les parents de son épouse qui voudraient le contraindre au divorce tout en gardant la dot ; quand une femme d'humeur belliqueuse (et beaucoup de musulmanes, probablement à cause du manque d'exercice physique et de la réclusion, le sont) se dispute avec sa propriétaire ou sa voisine ; quand une négligente a empuanti la cour commune de la demeure (depuis la guerre les loyers ont si outrageusement haussé dans la Casbah

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qu'il n'est plus d'humble famille qui connaisse le contentement d'habiter seule une maison, si petite soit-elle) ; quand à la fontaine publique de la rue, deux pourvoyeuses d'eau se sont battues pour atteindre la source chacune la première et finalement se sont douchées en commun pour la plus grande joie des spectateurs ; quand un mari juge mauvais qu'un jeune homme habitant une maison voisine de la sienne et sous prétexte qu'il fait tiède se permette de dormir à proximité de la terrasse où il repose lui-même en compagnie de sa femme légitime qu'il sait de sang chaud ; enfin, chaque fois que pour une raison intime, profondément préjudiciable à l'équilibre de sa vie ou simplement pour l'un de ces froissements d'amour-propre qui chez les humbles de tous pays prennent si facilement l'ampleur d'une tragédie, un habitant de la Casbah éprouve le besoin d'une aide, d'un secours ou d'une vengeance, il arrive au commissariat de la rue Marengo généralement escorté d'une smala de voisins, de voisines, d'enfants braillards à la mamelle, de gamins morveux, de vieilles qui brandissent des membres noueux à peine couverts de chair et sur lesquels elles prétendent faire constater des traces de coups parfois imaginaires. Ce poste de police possède des auxiliaires indigènes, traducteurs et médiateurs patients. Il est extrêmement lent et difficultueux de débrouiller ces affaires arabes parce que tout le monde parle à la fois.

Le poste de police de la rue Marengo, par certaines après-midi extrêmement chaudes où les disputes et les coups sont en suspens dans l'air, devient une sorte de prétoire improvisé où défilent les comédies les plus subtilement orientales et les cas burlesques les plus curieux.

Finalement, on envoie l'un chez le toubib pour faire constater ses traces de blessures présumées, on promet à l'autre de faire une enquête dès le lendemain, on réconcilie le jeune couple en sermonnant les beaux-parents, on pousse dehors le tout, le personnel s'éponge. Il fait, dans ce poste, dès la fin mai, d'une façon continue, une température sénégalienne que le tassement de tous ces plaignants aggrave d'une odeur de suint de mouton, d'essence de jasmin et de beurre un peu rance. Le personnel soupire, respire. Des cris, des paroles, un piétinement de troupeau. C'est une seconde fournée. Les gens de bonne volonté qui sont là recommencent du mieux qu'ils peuvent à parodier la justice, à en assurer le bienfaisant simulacre.

Même quand ils ne font rien, quand ils ne peuvent rien faire, l'illusion d'influence qu'ils donnent à ces plaignants est salutaire. Car cet espoir d'une intervention puissante donne aux esprits bouillants le temps de se calmer, aux événements la possibilité de changer de direction... " Moi, j'en ai été trouver l'coumissaire... Et l'coumissaire il m'a reçu (tout sous-ordre

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ici se confond facilement avec la divinité principale) ... Et l'coumissaire entention, hein ! maintenant si tu marches pas droit la route !"

Il en est du commissariat de la rue Marengo comme de la plupart des temples de la foi. Ils valent par ce qu'on leur prête....

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La rue du Nil est escarpée comme une montagne. La rue du Diable est si parfaitement noire, pendant les nuits sans lune, qu'il faut emprunter l'aide de quelque éclairage de fortune pour s'y retrouver.... Elle grimpe sataniquement, la bien nommée, et cela pour redescendre d'une manière aussi rapide, sur la voie même où elle prit son départ... La rue du Diable est en forme de fer à cheval porte-bonheur.

La rue du Regard offre, en effet, entre deux pans de murailles grises, un mince filet de mer bleue qui est comme une prunelle toute fraîche, un coup d'oeil d'adolescente.

La rue du Lion
ne connaît que les rugissements de fureur de certains maris et les miaulements défensifs de leurs femelles.

La rue du Delta est droite et sans eau comme tant d'autres...

La rue Kléber est semée de marchands de légumes qui ne connaissent rien de ce guerrier de l'époque révolutionnaire.... Elle est glorieuse seulement de produits de vergers victorieux des saisons, de la grêle, dès sauterelles.

La rue de l'Hydre est sans aucune bifurcation serpentine et symbolique...

Il en est qui n'ont même plus de nom... Les plaques d'émail se sont écaillées, ont chu.... Personne ne les a remplacées. Un nom !...
Pourquoi ?.. C'est déjà presque trop désigner la demeure, situer avec un mot précis l'endroit du bonheur que guettent les maléfices des jaloux.

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Certaines possèdent des arcs de soutènement qui prennent des apparences triomphales et sont naturellement couronnés de plantes grasses, d'herbes folles. On passe dessous tout juste sans être obligé de se baisser.

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Il est des vôles si sombres et dont les màisons tendent à nettement d'un bord à l'autre à se rejoindre par leur sommet, à se confondre et s'étreindre, qu'on hésite à les emprunter à cause de la sensation d'hostilité, d'étouffement, de resserrement qu'elles inspirent. Mais un peu plus loin elles s'élargissent, respirent et vous permettent de respirer, entr'ouvrent leurs murailles pour vous accueillir...

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Il en est encore qui sont construites en voûtes et tellement vouées aux ténèbres que le soleil au plus vaste moment de sa splendeur estivale, au plein de sa forme et de sa course ne parvient jamais à les percer d'un rayon. Elles pourraient être intégralement réservées aux nombreux aveugles de cette ville sanieuse car nul voyant ne saurait s'y conduire, y distinguer la moindre chose. C'est seulement au toucher qu'on peut éprouver la crasse des murailles, la hauteur des marches des escaliers. On entend au passage et dans un murmure plutôt que dans un cri, s'exprimer les damnés de ces quartiers d'une ville par endroits infernale. Des formes vagues de gens, d'animaux, d'entités peut-être illusoires s'agitent dans une pénombre qu'il est impossible de pénétrer au passage et que l'on n'a pas le courage d'essayer lentement de distinguer. Car cette pénombre parfois, aussi, atrocement pue... Des charbonniers ont placé leurs entrepôts dans ces antres déjà naturellement voués au noir. Mais comme ils ont fait poser l'électricité, grâce à eux on peut de-ci, de-là, apprécier plus nettement la terrible malédiction d'enfouissement qui pèse sur ces rues... Cependant un des locataires que l'on interroge à l'instant qu'il s'apprête à franchir le seuil vous affirme que de cette maison on a la plus belle des vues sur la pleine mer et sur la rade... Veux-tu voir? " On le remercie... Cette attestation de son bonheur vous suffit ; ce n'est que la rue qui est noire 1

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Il y a, dans la Casbah d'Alger, des dédales d'une pureté vraiment orientale tant par l'aspect architectural des maisons qui les bordent que par l'odeur, les sons qui s'en échappent, la violence des coloris et la densité des crasses qui les maculent... Y sont semés des cafés maures ornés de guirlandes de jasmin, d'agneaux bêlants, de flûtistes paresseux environnés d'enfants braillards, de femmes voilées furtives, de thalebs faiseurs de charmes et fabricants de correspondance commerciale ou de lettres anonymes... Mais soudain l'on retombe dans une voie disgraciée où les immeubles sont construits en série du genre Exposition Universelle de 1900, où les boutiques ne sont occupées que par des négociants mal vêtus, chauves et gras, préoccupés de façonner en série également des objets usuels ou des bibelots affreux.

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Il en est qui servent de lieu de passage et de charroi continu et d'autres aussi larges que personne n'emprunte, qui sont par tradition vouées au silence, au repos, à la retraite.

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Tout paraissait, ici, excessivement calme au sortir de tant de passages tumultueux, bossués d'éventaires de marchands... Quelques hommes, accroupis sur des nattes, jouaient aux échecs, aux dames, aux dominos... Une vieille, dévoilée (ce qui démontrait un trouble absolu) , surgit hurlant, s'arrachant avec les ongles la chair du visage... L'un des joueurs interrompt alors la partie, se lève et saisit la femme par un bras, au passage.

" 0 ma sœur ! Qu'as-tu ?

La vieille le lui explique par onomatopées, cris presque indistincts, hurlements coupés de sanglots... Une fois renseigné, il lâche son bras, la laisse continuer sa route en gémissant, en pleurant, en se cognant aux murs de la rue étroite... sortir de sa tragédie comme elle le pourra... revient s'asseoir et reprend sa partie...

- " Dis, Ahmed, qu'est ce que c'est ?.. " Il se retient à peine de hausser une épaule... " Oh, elle vient de perdre seulement une fille !.. "

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La rue des Bouchers qui est atroce à voir et à sentir, le devient davantage quand on s'avise que cette verte tripaille semée de mouches, ces viandes corrompues, ces charniers de bêtes marinées au soleil sont destinés à la consommation... On presse le pas, on va, on court, on aborde un couloir plus vaste qui semble capable de vous mener jusqu'au sommet du tertre... Au bout de quelques mètres, il faut s'arrêter, ce n'est qu'un cul-de-sac.

Tant de voies, dans la Casbah d'Alger, qui sont parties pour être amples, larges, passantes et soudain, se murent ainsi en impasses... Mais un figuier pousse ses branches par-dessus la muraille et derrière le mur l'on entend parler des femmes et rire des enfants...

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Le mystère de l'Orient vient beaucoup de cette nonchalance dans le plan des villes... d'une absence totale d'alignement, de toute idée d'ordre, de symétrie.... d'une fantaisie de qui plante sa tente au petit bonheur. Impasses... culs-de-sacs... Qu'il est donc admirable de savoir que jamais une auto, un camion, un tram ne pourront pétarader devant votre porte !

Il est certaines nuits, dans la Casbah d'Alger, du côté des quartiers de familles honnêtes, des silences précieux que l'on chercherait vainement non seulement dans la ville basse mais dans tant de campagnes des alentours... Un chat miaule... Un remorqueur siffle... Un son de flûte de roseau très lointain ne parvient que par bribes... Puis plus rien pendant des heures... Le monde musulman dort en paix...

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Planté comme un jet de branches au lieu d'un jet d'eau, dans une vaste cour dallée de précieuses faïences, il est, dans la Casbah d'Alger, un bel arbre bien difficile à atteindre... Cependant, sur quelque sommet que l'on se trouve vieille enceinte turque terrasse haute, on l'aperçoit Mais pour y parvenir que de marches et contre marches... que de demandes... " Dis moi, Ahmed... Explique-moi donc, Fathma, comment on peut parvenir dans cette cour où il y a ce bel arbre " " Manarf... je ne sais pas " Ou bien : " Tu tournes par ici, tu vois, ma belle... et puis après par là... et encore après tu marches et tu tournes... et tu marches ". L'arbre, malgré tant d'explications minutieuses, se dérobe toujours. Il en est bientôt de lui comme de tout ce que l'on n'atteint pas, il devient une exigence, un désir, il grandit encore... Il est magnifique. Peut-être est-il fiché dans une maison maraboutique où une chrétienne ne saurait pénétrer (dans cette Casbah ce serait extraordinaire !) ... Ou, peut-être, un mari exceptionnellement jaloux et suffisamment riche, enferme-t-il, dans son enceinte, une femme qu'il croit si belle qu'il craint que tout le monde ne la lui veuille ravir.

Et puis, un jour, après tant de difficultés, on parvient à trouver la route et l'on vous reçoit dans la cour, on vous amène au pied de l'arbre. Ce n'est qu'un arbre comme tant d'autres sauf qu'il plonge dans une sorte de corbeille de plantes grasses, une corbeille entourée de petites dalles roses, vertes, bleues. Oui, la maison aussi est belle. Mais, de l'entrée à la sortie, l'on se voit assailli d'une nuée de ménagères pratiques qui ont besoin de remplacer un foulard, d'enfants qui ont soif de coco ou faim de bonbons et qui, sans un moment de répit, tendent des mains avides. Même les femmes qui semblaient rêver, accoudées à la rampe de la terrasse, ont secoué leur paresse pour venir quémander aussi.

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Il n'est pas une maison de filles publiques de la Casbah où le désir d'argent se soit jamais aussi violemment manifesté que dans ce patio de dames honnêtes, devant ce bel arbre.

Tout auprès, les gosses se sont réservé ce sombre carrefour où ils semblent, lorsqu'on passe, ne jouer qu'à des jeux innocents. L'un d'eux qui est gras, estropié, affreux, se détache de son jeu volontairement et pendant plusieurs minutes nous poursuit pour, bon gré mal gré, nous montrer quelque chose que nous ne voulons pas voir mais dont il s'obstine à vouloir nous faire payer la vue... Il est gluant, il colle à vous son immonde corps presque invertébré et sa bouche bave un peu en vous incitant à consommer... Eunuque... Maquereau... Tenancier... ou Bistrot, cet enfant gras devenu grand arrivera sûrement à ce qu'on appelle : " Quelque chose " et qui consiste généralement à posséder un compte en Banque.

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Il est des rues qu'un seul café maure suffit à peupler, encombrer.... Qu'elles soient en pente rapide ou même jalonnées de marches, peu importe, on installe les clients sur la pente ou sur l'escalier en plaçant une mince natte. Quelquefois, il y a des bancs mais c'est un luxe et cela encombre trop la circulation. A l'intérieur du café, les serveurs préparent le café ou le thé à la menthe dans une demi-obscurité qui ne permet qu'au bout d'un certain temps de distinguer la couleur de la pièce.

La plupart des cafetiers maures ont pris l'habitude d'apposer sur les murs de leurs salles des papiers d'une désolante banalité. De temps à autre, pourtant, et sans parler du célèbre café du carrefour Fromentin qui apparaît (dans le sens opposé) d'une tradition trop académique, l'on trouve dans une voie silencieuse, écartée, une salle dont les parois sont ornées de fresques naïves : Une chasse au lion... un avion en plein vol... une locomotive... la tête de Charlot... un bouquet charmant en forme de pièce montée qui est par excellence le bouquet à l'arabe, réunissent sur ce mur blanc tout ce qui peut au monde réjouir le coeur des hommes.
Pour quatre sous, prix unique des consommations, on reste là pendant des heures en contemplation devant ces images propices au rêve. On prête l'oreille aux racontars de la ville et du quartier car le monde musulman n'est pas fermé à la malice...

En voici un exemple...

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" Parfois la bouche des Seigneurs du Sud se tourne vers nous et son haleine est assez vigoureuse pour accomplir en quelques heures ce qui demanderait la patience d'un mois ".

En d'autres termes, le sirocco, vent des sables, s'il sévit en été, est capable de hâter la maturité des épis ou des grappes quand il ne brûle pas littéralement les récoltes. C'est un passionné qui force tout. Il paraît que, dans la Casbah, il est même capable de faire mûrir plus tôt qu'il ne faudrait le ventre des filles.

Et c'est ainsi qu'un vieillard honoré qui avait marié précipitamment sa fille à l'un de ses cousins ni bien jeune, ni bien beau, ni bien riche et se voyant pourvu d'un petit-fils moins de sept mois après le jour des noces l'annonça, dit-on, de la façon suivante :
- " Oui, nous avons un descendant mâle depuis ce matin et Dieu soit loué, nous l'avons appelé Mohamed en l'honneur du Prophète et en remerciement de ce qu'il nous soit parvenu beau et fort quoiqu'un peu avant l'heure... Vous vous souvenez, n'est-ce pas, de ce grand coup de sirocco du mois dernier... Et naturellement, car Dieu seul sait tout et peut tout, le ventre de cette fille, grâce à ce sirocco, Inch-Allah ! a mûri plus vite ".

C'est un vent propice aussi aux mirages. Bien que sur le littoral ils soient rares, il y en eut un magnifique, certaine année, peu après la guerre, et qui fut nettement visible du sommet de la Casbah. C'était par un midi de la fin de juillet, ce mirage dura une grande heure et ne fut pas observé de la même manière par tous. Il y eut une variété fantaisiste d'opérateurs qui le réduisirent à leur angle de vue particulier, qui l'interprétèrent en artistes.

Pour le mieux contempler, les gens s'étaient massés sur le balcon de la rue Kataroudjil qui est la plate-forme de la Casbah réservée d'ordinaire aux allées et venues de la clientèle des maisons publiques.

Des ménagères fatiguées, des putains grasses, des cafetiers, des tenanciers, des vendeurs de poisson, des passants de tous genres s'y trouvèrent momentanément réunis sous le signe du miracle... Mais tandis que l'un voyait une plaine féconde, l'autre voyait une ville sainte et l'autre un troupeau. Le plus enrichi fut un aveugle qui se fit expliquer successivement

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la vision de chacun et en composa pour son idéal personnel une fresque assez magnifique. Le plus mécontent, un enfant qui ne pouvait rien distinguer à cause de sa petite taille et de tous ces gens hauts et vastes groupés devant lui. Il pleurait, accroché aux vêtements de sa mère.
- " Ya Ma...a...ma! quest-ce que c'est? Ya Ma...a...ma! je veux voir! " La mère qui était extrêmement lasse tenta l'échappatoire si commode pour les mères de toutes les races et de tous les pays.
- Tiens-toi tranquille ! d'abord tu es trop lourd... et que saurais-tu voir autrement que par moi et par mes yeux et je vais tout aussi bien tout te dire... Ecoute ! C'est un mirage... c'est une ville... un oiseau... un jardin... une gazelle...
- Ya Ma...a...ma porte moi... je veux voir moi-même ! ! ! Toi tu ne sais pas.
- Ya...a...a... petit mauvais... petit insolent... O fils de chitane ! que saurais-tu voir... Que voudrais-tu voir que je ne sais voir ?
- Ya...a...Ma...a...ma ! Je veux voir Charlot dans les nuages !

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Cris spontanés... regards... gestes... C'est toujours par les détails que se dégage, peu à peu, du bloc humain, la vérité entière...
L'eau potable ici est rare et chère. Nombreux sont encore les porteurs ; ils vendent jusqu'à dix sous la lourde cruche d'environ dix litres. Peu d'habitants de la Casbah ont les moyens de s'offrir un tel luxe, chaque jour. D'autre part, les hommes n'aiment guère que leurs jeunes femmes aillent à la fontaine. S'ils sont complaisants, ils s'y rendent eux-mêmes au retour du travail. Les enfants et les vieilles sont chargés aussi d'assurer le précieux ravitaillement... Au crépuscule on croise donc dans les rues, des gosses de tout âge munis d'un récipient approprié à leur taille. Il en est qui traînent des brocs, de vieux seaux, des bocaux ; les plus jeunes, gravement, répandent à terre la moitié du liquide contenu dans le gobelet qu'ils soutiennent.

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Dans les familles pauvres de la Casbah d'Alger, contrairement à ce qui se passe chez certains autres peuples, ce sont les jeunes femmes qui gardent la demeure et les vieilles qui vont travailler au dehors.

Ces vieilles qui ne sauraient plus séduire ni être séduites, qui ont passé l'âge d'amener quelque bâtard dans la famille, se placent comme domestiques dans la ville européenne.

Quand elles en remontent, à chaque fin de matinée ou d'après-midi, leurs poches secrètes (car rien ne se prête à la dissimulation comme l'ampleur du costume des musulmanes) , sont généralement gonflées de sucre, et leur bouche est emplie d'un suc de médisances, de calomnies ou de simples nouvelles capables de sustenter et de réjouir au crépuscule les autres abeilles moins industrieuses de la Casbah entière. Tout bruit de potin, tout événement (ou incident pris pour tel par ces femmes avides) , se propage avec la vitesse de l'éclair sur ce domaine aérien.

Et cependant que les habitants de la ville basse continuent d'ignorer la Casbah absolument, même quand ils sont nés ici ou qu'ils y vivent depuis vingt ans, il est, dans la ville indigène, une quantité de personnes qui s'occupent d'eux et possèdent parfaitement les secrets les plus intimes de leurs familles.

Cette fin d'après-midi, les terrasses communicantes de la plus haute Casbah frémissent d'une seule rumeur... Le fils de Monsieur Un Tel de la Préfecture ou du Gouvernement Général s'est enfin aperçu qu'il était cocu et il casse la carte (il divorce) . Et qui l'a fait cocu ainsi... " Ah ! Ah ! Et c'est à ne pas croire. Tout juste, poh ! un espagnol ! Et qui n'est qu'un marchand ! "

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Un vieux guide indigène, extrêmement loquace et qui paraît n'avoir aucun préjugé islamique quant aux boissons spiritueuses, s'efforce de présenter la Casbah à des gens déjà initiés qui s'amusent à lui faire raconter des histoires d'une authenticité douteuse sur des choses qu'ils connaissent mieux que lui. Tout à coup, le guide glisse sur une plaque de fer, se rattrape...
-- Et qu'est-ce que cette plaque... O Saïd ?
- Qu'est-ce que c'est ?... C'est très bien, malgré que je viens de manquer de me casser les jambes dessus !... Qu'est-ce que c'est ? Tiens, une bouche

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pour l'eau de mer que chaque nuit, maintenant, on lave la Casbah avec ; comme ça, si elle n'est pas encore très propre, elle n'est plus si sale... Ah ! oui, c'est bon et c'est encore une invention française... Vive la France !... Vive la France !.. Vive la France !..

Sa voix est extrêmement sonore... Elle éveille tous les échos d'alentour, elle commence à faire aboyer les chiens, elle attire des visages curieux aux fenêtres...
- Oh ! tu sais, ne te fatigue pas pour nous, Saïd, nous sommes allemands...
- Ah ! c'est aussi un grand pays... Vive l'Allemagne !..

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Une dame récemment importée d'Europe effectue un achat dans un magasin musulman ou juif de la rue de la Lyre. Elle se trouve assise à côté d'une jeune femme arabe impénétrablement voilée qui éprouve d'une main fine et soignée la qualité des étoffes placées devant elle sur le comptoir de bois verni. Il advient que la dame française s'intéresse soudain au tissu qui paraît retenir aussi l'attention de la musulmane. Elle se penche alors vers elle et dans une intention aimable, avec ce besoin si français d'échange verbal, questionne :
- Tu trouves cela joli, n'est-ce pas, Fathma ?
- Oui, très joli... Marie !


***

Des milliers de gens ont passé et passeront encore devant cette vieille enceinte turque en pierres grises cimentées de poussière, de terreau, de mousse, sans remarquer l'incrustation de briques placée vers le sommet... Lequel, mécréant esclave ou pieux musulman, eut l'idée d'encastrer dans cette muraille le profil de Sainte Sophie... tour à tour église et mosquée ?.. Le ton de la brique décolorée par le temps est à peine discernable... Il faut un oeil particulièrement averti pour distinguer le tracé, découvrir cette relique. Un homme a-t-il vraiment espéré quelque profit éternel de cela ?.. Quel qu'il fût, il dut travailler lentement, difficultueusement sous le plein soleil, à une hauteur périlleuse.. Plusieurs siècles s'écoulent.. Les passants ne lèvent même plus les yeux sur son chef-d'oeuvre... N'en ont connaissance que certains vieux savants et des musulmans contemplatifs.

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Un filet d'eau légèrement sodique descend de la colline qui supporte la vieille enceinte turque, jusqu'à la voie du tram, le long du remblai où se tient un café maure particulièrement achalandé. Les musulmans appellent cette source " La petite source salée ". Ils ont muré son embouchure d'une charmante porte peinte de bleu vif et décorée en outre d'une main de Fathma et d'un croissant. Cela prend l'allure d'une sorte de reliquaire. Car tout ici, chez les plus pauvres gens, devient précieux grâce à ce sens racial de l'enluminure.