inconnu casbah, chapitre 9
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Chapitre 9
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TOUT L'INCONNU DE LA CASBAH D'ALGER
- Lucienne Favre -
Illustrations de Charles Brouty

CHAPITRE 9
pages 93 à 101
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mise sur site : février 2013

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IX

LA Casbah d'Alger comptait, au dernier recensement, quarante mille habitants pour une surf ace qui devrait en contenir quinze mille. C'est l'un des territoires les plus peuplés du globe. Cependant, dans cet espace déjà si mesuré aux êtres humains, vivent encore des bêtes. Il en est qui tiennent à la vérité peu de place : ce sont les oiseaux. Outre les libres et vagabonds martinets, les hirondelles qui rasent à l'aube et au crépuscule les terrasses en poussant de grands cris d'éveil ou de ralliement pour le sommeil, il n'est pas de taverne, de bouge, de café maure, il n'est pas d'antre d'artisan, savetier, brodeur, confectionneur de burnous et de gandouras dont la porte ne s'orne d'un chanteur en cage. Généralement, la cage est trop petite. C'est que l'on prétend que plus elle est étroite et mieux chante l'oiseau.

Il en est un, privilégié, dont la prison est vaste et singulière. Cet oiseau habite ce qui fut la charpente d'un bateau. Long d'un demi-mètre au plus ce bateau est suspendu au plafond de la boutique d'un artisan qui confectionne des coffres, des tables, des berceaux de bois peint. Un jour, un navigateur échangea ce jouet dont la coque de bois était alors pleine et lustrée contre un meuble qui lui plaisait mieux. L'artisan s'occupa aussitôt de transformer le ventre du petit navire en cage transparente. Pour cela il mit un treillis métallique à la place du blindage, puis y logea son chardonneret préféré... Chaque fois que l'oiseau va de l'avant à l'arrière, de babord à tribord, il imprime à son vaisseau-cage un mouvement de houle.

Dans la Casbah d'Alger, il n'est pas que les oiseaux que l'on mette en cage, l'on y peut même voir de petits enfants. Ainsi, au rez-de-chaussée de certain immeuble d'architecture européenne, ce bébé arabe de deux ans installé sur une fenêtre, dans une position bouddhique, derrière un double

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rempart de barreaux de fer et un treillis métallique. Il prend l'air de la rue (la poussière aussi). Il est du moins à l'abri des mauvaises rencontres et des chutes. Les autres gosses lui font des sourires ou des grimaces au passage, les femmes agitent les doigts devant son visage, l'interpellent sans lui arracher un mot, un rire. Il demeure parfaitement impassible avec de grands yeux vagues. Ses petits pieds et ses mains brunes, s'ils se meuvent, c'est rarement, très lentement et comme d'une façon calculée pour la moindre fatigue. Il est si anormalement sage qu'il semble un petit saint vivant. Lui fait-on l'offrande d'un bonbon, au travers du grillage, qu'il hésite à tendre la main, le laisse tomber à ses pieds et toujours gravement, avec un soupir, se décide et le ramasse sans même vous regarder. Il y a quelque chose de parfaitement digne, de racé, comme d'éternellement voué au silence dans cet enfant d'apparence robuste qui regarde journellement défiler un peuple devant lui sans se fâcher, sans rire.

Peut-être est-il en état d'hypnose perpétuelle à force de fixer ce mur blanchi à la chaux qui fait face à sa niche et ne cesse-t-il, avec toute l'imagination d'un enfant doublé d'un oriental, d'y projeter une sorte de transposition féerique du monde qui s'agite et se mêle autour de lui.

Le mur est vaste, inondé de lumière, une fenêtre le troue, munie elle aussi de barreaux, encadrée d'une large touche d'un bleu dur. Par fantaisie picturale on trouve souvent sur des façades, à l'intérieur des cours, ces notes vives autour de quelque baie ou porte. L'oeil se divertit mieux de ce changement de ton qui rompt une surface monotone. L'enfant regarde le mur, la fenêtre... Pendant des jours, des mois ainsi...

***

Il y a la Casbah des ânes transbordeurs d'ordures aux yeux si humainement sensibles et douloureux. On en rencontre moins depuis qu'un système de nettoiement moderne déverse dans la Casbah chaque nuit, de haut en bas, des tonnes d'eau de mer qui entraînent la plupart des scories jusqu'aux voies plus larges ou viennent les ramasser les camions. C'est un progrès considérable. Les ânes servent donc actuellement de préférence au transport des matériaux de construction. Il n'est qu'eux pour savoir se glisser avec une lourde charge dans ces couloirs étroits, encombrés encore de gens et d'éventaires. Il en est qui logent à la Casbah et dorment dans des sous-sols sans air ni lumière en compagnie de leurs maîtres. Quand on emprunte la nuit certaines rues baignées par la pleine lune, on aperçoit parfois, au travers d'un soupirail, cette jonchée fraternelle d'hommes et d'animaux dans la même tanière.

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Les chevriers descendent d'un village maltais accroché au-dessus de Bab-el-Oued où les étables sont également peuplées d'êtres humains autant que de bêtes.

Les chiens sont en quantité. D'abord ces affreux bouledogues bâtards gris-marron, noirs, presque toujours gardiens de trafiquants de viande, que ce soit chair humaine de maison publique ou étal de boucher. Ils semblent conserver sur leur peau grasse, dans le retroussis féroce de leur mufle, dans la manière pesante dont ils posent les pattes sur le sol quand ils consentent à se déplacer, quelque chose de l'assommeur, du bourreau, du maquereau et de l'agent des moeurs.

Certaines filles arabes ont des chiens kabyles blonds et pâles comme un sable. On les retrouve comme gardiens féroces des campings établis au sommet de la Casbah, directement sous l'ancien fort turc. Il vaut mieux ne pas s'égarer le soir dans leurs parages.

Les chiens des filles publiques européennes sont d'une autre complexion : ce sont des bêtes de manchons, de salons de sous-préfecture. Ils contribuent à créer une atmosphère de niaiserie sensorielle où la peluche, les potiches de barbotine, les fauteuils crapauds, les portraits d'ancêtres décorés et d'enfants vêtus de costumes marins, donnent aux hommes une illusion familiale. Ces chiens s'appellent Bijou... Bichon... Follette... Ils sont d'une grande ressource pour ces dames des " Magasins " qui sur le seuil de leur éventaire dont elles composent l'essentielle marchandise s'ennuient pendant les mornes et infructueuses après-midi.

Certains de ces animaux auxquels on n'adresse la parole qu'en employant des mots niais et tendres comme s'ils étaient des enfants, sont célèbres aux alentours pour leur façon de donner la patte à certains habitués de la chambre de leur maîtresse. On assure qu'ils ne servent ici à aucun érotisme particulier. Certaines filles de la Casbah ont même tant d'estime pour leurs chiens qu'elles les envoient jouer au dehors, comme elles le feraient aussi pour un enfant, tandis qu'un client les honore.

Elles ne recourent à eux qu'au moment du désespoir sentimental ou du danger. Un chien est un confident discret capable de vous consoler des déboires intimes. Un chien bien dressé vaut mieux qu'un browning et ne relève pas de la catégorie des armes prohibées.

Dans la Casbah d'Alger, comme partout, le chien sert à la fois les persécuteurs et l'innocence persécutée.

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Les chats plus que les chiens, ont proliféré sur ce territoire dont ils sont les vrais maîtres car ils en connaissent entièrement les ressources et seuls, ont droit d'entrée et de regard partout.

Les musulmans doivent éviter d'aborder les terrasses, strictement réservées aux femmes. De leur côté, les musulmanes doivent s'abstenir de parcourir les rues qui appartiennent aux hommes. Quant aux enfants, ils ne peuvent profiter que brièvement du privilège qui leur permet de parcourir à la fois les terrasses et les rues. Si ce sont des garçons, l'entrée du gynécée leur est bientôt interdite. Si ce sont des filles, une puberté précoce qui les contraint au voile les oblige aussi à ne plus quitter la maison qu'exceptionnellement et sous escorte.

Tandis que les chats de tout âge, de toute race et des moeurs comme des pelages les plus variés, possèdent leur vie durant non seulement l'intégrité des rues parsemées d'ordures savoureuses mais aussi ce second domaine aérien réservé aux commères bavardes, aux jeunes filles sournoises, aux plantes vertes, aux treilles, au basilic poivré.
Ils pourraient raconter d'étonnantes aventures. Par bonheur, ni les hommes ni les femmes ne connaissent le langage chat.

Révéré en Islam, le chat en est parfois le martyr tout de même.

Une ancienne coutume voulait que l'on murât dans les fondations d'une demeure une bête vivante, de préférence un chat. Ce sont eux que l'on suppliciait aussi en la compagnie des femmes adultères. Il n'est pas certain que de temps à autre, encore, on ne coule pas dans le plâtre frais l'une des chaudes bêtes souples.

*
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De nombreux moutons (outre ceux que l'on y introduit à l'époque des fêtes sacrificatoires) vivent en permanence dans la Casbah d'Alger. Le mouton est par rapport au musulman ce que la vache est par rapport à l'hindou mais ici l'on voue à l'holocauste, fréquemment, cet objet de culte. Plus de quinze jours encore après l'Aïd-el-Kébir on ne peut faire un pas, visiter une maison, sans rencontrer au passage l'une de ces

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têtes lamentables de victimes que l'on grille ensuite en plein vent et qui propagent sur toute la ville une atroce odeur de laine et de corne brûlée.

Il arrive que certaines familles - d'abord dans un but alitaire qui se transforme ensuite en attachement sentimental - adoptent agneau. On l'élève au biberon faute d'autre mamelle. Les boutiquiers fréquemment de pareils pensionnaires.
Certain cafetier européen de la Casbah éleva ainsi pendant deux ans un mouton magnifique devenu ivrogne comme un mécréant pour sa célébrité et son malheur.

Ce mouton buvait exclusivement du vin rouge et plutôt fort comme a plupart des vins naturels du pays. Et il en absorbait chaque jour de quoi saouler un homme. Voici comment :

Le cafetier vendait aussi du vin à emporter. Il en avait constamment deux fûts dans sa boutique. Une cuvette était placée sous le robinet de chacun et lorsqu'on tirait du vin au tonneau il en tombait quelques gouttes et parfois même un demi-verre dans la cuvette .Le mouton prit bientôt l'habitude d'y boire (il faut dire que ces gens ne se rendaient probablement pas compte de ce qu'est la soif d'un mouton et que l'eau potable dans la Casbah est plus que rare) . Le mouton, insuffisamment abreuvé d'eau, se mit donc à boire du vin et bientôt y prit goût. Il allait à sa cuvette comme tant d'hommes au comptoir. Loin de l'en empêcher, on favorisait son vice car étant ivre il apparaissait beaucoup plus réjouissant qu'un bêlant mouton normal. Il faisait des sauts de recordman, des bonds, des entrechats, toute une danse démoniaque dont les enfants du cafetier, au retour de l'école, c'est-à-dire au moment où le mouton avait fait son plein, s'amusaient beaucoup... " Saute... Saute... mouton !... " Bientôt la bête eut ses admirateurs attitrés, réussit des performances quant à la quantité de boisson absorbée... Il y eut des paris engagés pour juger des capacités comparées de cette bête et de certain homme qui faillit en crever... On couronna le mouton triomphant tandis que l'homme étouffait dans un renfoncement de la boutique... On lui mit des rubans sous l'oreille. Cela tournait au culte, au fétichisme. Il eut bientôt même un état civil. On l'avait simplement nommé " Bibi " dans son jeune âge. On y joignit le nom de famille de son maître. A cause de Bibi, le cafetier connut des recettes magnifiques et put contempler avec satisfaction sa caisse pleine tandis que ses enfants comptaient les bons points qu'on leur donnait à l'école et sur lesquels, maintenant, il est écrit " Buvez du vin ", " Le vin remplace le pain ", " Tant de verres de vin valent une côtelette ". Et l'on comprend combien, dans ces conditions, un débitant peut se sentir républicain.

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Tout aurait pu prospérer ainsi, pendant quelque temps, si le mouton n'avait exagérément grossi, enflé même. Il devenait plus triste à mesure qu'il devenait plus pesant et bientôt, pour lui redonner une suffisante gaieté capable d'amuser la galerie, il fallut fortement augmenter les doses d'alcool.

Le cafetier alors grogna mais les enfants protestèrent. En somme, dans la maison, on croyait aimer beaucoup Bibi dont on détruisait le foie méthodiquement comme celui d'un homme.

Puis un matin, à l'aube, en ouvrant la boutique, plus de mouton... La porte n'avait pas été forcée, le tiroir-caisse était intact. La patronne affirmait que lorsqu'elle avait quitté la boutique, peu avant son mari, le mouton était couché à sa place habituelle ; le fils aîné prétendait le contraire. Il s'en souvenait parfaitement ; la place du mouton était vide ; il l'avait cru endormi dans un autre coin. Quant au père, il dut avouer qu'il n'avait pas, au moment de la fermeture, prêté son attention habituelle à Bibi car il discutait de politique.

On commença d'interroger les voisins, les passants, on envoya une équipe de yaouleds, en éclaireurs, à la recherche de cette bête si remarquable. On pensa d'abord à une simple escapade... A un vol ensuite... De toute manière un mouton de cette taille ne s'escamote pas comme un chat.

La patronne soupirait, les enfants pleuraient, le patron s'en fut déposer plainte, en détournement de bête, à la police.
Quarante-huit heures passèrent, puis une semaine, puis un mois. Et jamais on ne retrouva trace du mouton disparu, volatilisé de manière aussi surprenante. On en demeura réduit à jamais aux suppositions les plus variées.
Certain vieux musulman mystique, extrêmement orthodoxe, prétendit que ce mouton plus sage que beaucoup d'hommes sentant que la boisson enflait son foie et le faisait lentement périr... " Allah ! mes fils vous donne ce miracle en exemple... et puissiez vous comprendre ! Ya Allah !.. " s'en était allé simplement hors de la Casbah à la recherche d'une eau pure et d'une herbe saine...

Des rationalistes affirmèrent qu'il avait été la proie de chenapans amateurs de méchoui ou de pauvres bougres en chômage qui n'avaient pas depuis longtemps goûté à la saveur de la viande. " L'Hamdoullah ! Et tant mieux pour eux ! "

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Ainsi finit mystérieusement Bibi-le-Mouton-Chéri qui, après avoir servi de spectacle scandaleux pendant des mois à beaucoup trop d'hommes, fit peut-être le régal de quelques autres.

Sa mémoire continue d'être vénérée par ses maîtres et son souvenir n'est pas près de s'éteindre dans une contrée où la légende est une nécessité vitale au point que le plus retors des mercantis y sacrifie autant que la putain la plus ingénue.